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Olivier Godechot, Working rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière

Anne Bory
Working rich
Olivier Godechot, Working rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière, La Découverte, coll. « textes à l'appui », 2007, 306 p., EAN : 9782707148346.
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Texte intégral

1Dans son dernier ouvrage, Olivier Godechot continue l'étude des milieux financiers amorcée avec Les Traders (La découverte, 2004). Alors qu'il s'agissait dans ce premier ouvrage de décrire le travail et son organisation dans la finance, Working Rich s'inscrit dans le cadre d'une sociologie d'un mécanisme, plus que d'un univers dans sa totalité. L'épistémologie de l'ouvrage se rapproche de celle des économistes, auxquels il est régulièrement fait référence (Williamson notament). L'auteur part du constat que la finance génère des niveaux de salaires sans commune mesure avec les autres secteurs économiques, de l'ordre de plusieurs millions d'euros, notamment grâce au mécanisme des bonus annuels. Après avoir dressé un panorama des inégalités de salaires croissantes aux Etats-Unis et en France, l'auteur se concentre sur l'industrie financière et sur le statut central que revêt la question salariale en son sein.

2Afin de comprendre les déterminants de cette question salariale, Olivier Godechot analyse l'organisation des entreprises financières, des salles de marché et du travail financier, et le « rapport salarial » au niveau micro. Le salaire est ainsi envisagé comme un partage de la valeur ajoutée entre actionnaires et salariés, mais également entre salariés, par des salariés. Ce parti pris théorique vise notamment à construire une alternative rigoureuse aux arguments justifiant les hauts salaires de la finance en se basant sur la quantité de travail, sur la productivité marginale des salariés et, plus encore, sur des dons, ou des capacités innées.

3La clé de compréhension des inégalités salariales entre le monde de la finance et les autres milieux professionnels, et entre les salariés même du monde de la finance, réside alors dans la répartition des avoirs entre les salariés, par les salariés. L'objet est d'étendre les conceptions marxiste ou bourdieusienne de la possession de capital, et du pouvoir qu'elle entraîne, en définissant des relations capitalistes au sein même du salariat, et des formes d'exploitation entre salariés. Il s'agit donc d'examiner les conditions de possibilités de telles rémunérations, et de décrire ce que l'auteur appelle un processus de prescription acquisitive.

4Dans une première partie, l'auteur se concentre sur les pratiques du bonus. Celles-ci font l'objet de grandes inégalités entre les salariés d'une même banque. L'une des principales lignes de fracture qui existe entre salariés se dresse entre salariés du front office (traders, vendeurs, ingénieurs financiers et ingénieurs de recherche et développement) et salariés du back office, ou « fonctions support ». Ces fonctions supports sont assurées par des salariés s'occupant de la confirmation, du règlement, de la livraison, du suivi et de la comptabilisation des transactions financières. Il s'agit en partie d'informaticiens et d'ingénieurs. Les services de comptabilité et de ressources humaines font également partie du back office. Traders et vendeurs dominent la hiérarchie salariale, et en leur sein chefs de salle et chefs de département tirent leur épingle du jeu. Le caractère optimal du système de bonus, basé sur l'idée d'une incitation au profit, est largement remis en cause par le fait que les bonus les plus élevés sont attribués aux salariés bénéficiant des salaires fixes les plus élevés. En outre, l'auteur montre que le partage du bonus occupe l'essentiel de l'année, et qu'il fait l'objet de négociations entre services et entre salariés. Si ces négociations reposent sur des échanges d'arguments éprouvés, elles dépendent en grande partie du pouvoir et de la légitimité des parties en présence. Lors de l'attribution individuelle des bonus, la combinaison d'une récompense pour le travail accompli et d'un objectif de rétention s'ajoute à des rapports de force qui aboutissent à un éventail de bonus très étendu.

5La deuxième partie de l'ouvrage s'attache à envisager l'organisation du travail comme une allocation de droits sur les actifs de l'entreprise. A la suite de Roy, Saglio ou Bernoux, l'auteur conçoit l'appropriation comme un mode d'administration de la concurrence entre salariés. Ce droit de propriété est alors le droit d'engager certaines actions sur des ressources rares, sur des titres dans le cas qui nous intéresse ici. L'entreprise accorde ainsi à ses salariés l'accès à des actifs productifs, et cet accès s'apparente à un droit de propriété limité. Les acteurs financiers ont ainsi un domaine d'action, basé sur des titres spécifiques ou des clients particuliers, qu'ils peuvent élargir, mais dont ils changent rarement, et dont ils sont libres de disposer. Plus on s'éloigne du front office, plus ces droits s'estompent, car l'activité des salariés est moins cloisonnée en termes de types de titres et de clients, ce qui entraîne une moindre exclusivité sur ces domaines d'action. La distribution des droits de propriété entraîne une distribution des fruits de la propriété. En effet, Olivier Godechot montre comment un sentiment de propriété du profit se développe chez les acteurs financiers. Le profit est alors envisagé comme un « bien sans maître ». La comptabilité analytique en vigueur dans les grandes entreprises favorise l'individuation et l'appropriation personnelle du profit. Celle-ci se base sur des formes élémentaires d'appropriation du profit, et sur l'organisation du travail, qui favorise de ce point de vue les traders et les vendeurs. La croyance selon laquelle les salariés doivent toucher la part qui leur revient de droit s'impose à tous, et fait de l'appropriation symbolique du profit un préalable à son appropriation réelle. Pour illustrer cette appropriation symbolique, l'auteur s'atèle ensuite à une forme de microsociologie des transactions internes, entre vendeurs et traders, et entre recherche et traders. Il montre comment la détention d'actifs, ou avoir, est une source de pouvoir dans l'organisation, et introduit la possibilité de « hold-up » entre salariés, sur la base de la détention d'actifs redéployables ou non.

6Enfin, une troisième partie traite de la notion de hold-up et de son incidence sur le marché du travail financier. En exposant un cas de hold-up ayant permis à deux chefs de salle de négocier des primes ayant atteint des sommets historiques en menaçant de quitter leur employeur et d'emmener à leur suite équipes et clients, l'auteur illustre le pouvoir lié à l'avoir exposé précédemment, cette fois-ci entre salariés et employeurs. Cet exemple permet également d'aborder l'existence d'avis divergents au sein du monde de la finance au sujet de ces primes astronomiques, une partie des salariés se sentant floués par l'octroi de ces bonus. Les conditions de possibilité de ce type de hold-up reposent sur la spécificité des actifs, qui entraîne des coûts de formation importants liés au départ d'un salarié et à la prise en charge de ses actifs par un autre, et sur la mobilité des actifs, qui permet à un salarié de procéder à un véritable transfert d'activité de son ancien employeur vers son nouveau. Le marché du travail est alors envisagé comme un transfert d'actifs, et les départs collectifs comme des formes d'OPA, ou des déplacements d'activités. Cette dimension est accentuée par la prégnance des cabinets de chasseurs de têtes sur le marché du travail du financier, qui segmentent ce marché, augmentant ainsi ses traits malthusiens, parmi lesquels le sous-emploi et le favoritisme à l'entrée en fonction du capital social et des diplômes. Il apparaît que les chefs de salle sont alors les salariés qui ont acquis le plus de pouvoir à la fois sur l'entreprise et sur les autres salariés, par la division du travail qu'ils supervisent et organisent, qui accroît leur pouvoir sur leurs subordonnés et leur permet d'entraîner à leur suite des équipes entières lorsqu'ils changent d'employeur.

7En conclusion, l'auteur souligne l'exemplarité de la finance en ce qu'elle permet de mettre à jour des mécanismes présents dans les relations salariales, et de façon plus large que dans le strict domaine de la finance, à savoir l'appropriation et le déplacement par certains salariés d'actifs collectivement constitués. L'industrie financière permet de poser des problèmes d'ordre politique quant au devenir du salariat, à l'attitude des travailleurs riches face à l'impôt et aux inégalités entre salariés qui remettent en cause la notion d'unité du salariat.

8S'il est parfois un peu difficile de suivre des profils d'enquêtés tout au long de l'ouvrage - notamment en raison de contraintes d'anonymisation fortes -, de nombreuses études de cas et illustrations par des histoires individuelles précises permettent au lecteur peu averti des mécanismes financiers de suivre l'argumentation sans se noyer dans une jungle de termes techniques, nécessaires à l'analyse de l'activité financière. Cet ouvrage, en plus de donner à voir l'organisation d'un milieu professionnel souvent opaque, permet de repenser l'échange salarial tout en prenant acte et en analysant les relations de domination fondant les relations de travail.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Bory, « Olivier Godechot, Working rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 juin 2007, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/421 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.421

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