Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2008Marcel Mauss, Essai sur le don. F...

Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques

Nicolas Olivier
Essai sur le don
Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2007, 248 p., EAN : 9782130554998.
Haut de page

Texte intégral

1Note : ce compte rendu est suivi de la reproduction, avec sa permission, d'extraits de la préface de Florence Weber.

2L'essai sur le don de Marcel Mauss est un texte classique pour la sociologie et l'anthropologie. Paru pour la première fois en 1925, il a inspiré une multitude de travaux sur la problématique du don.Cette réédition du livre de Mauss est accompagnée d'une introduction de Florence Weber, professeur de sociologie à l'ENS Ulm, qui cherche à mettre en perspective les principaux apports du texte, plus de 80 ans après sa première publication.

3Le principal mérite de cette œuvre est d'avoir ouvert « les portes de nouveaux mondes » en sociologie et en anthropologie. En promouvant une sociologie ethnographique qui étudie les faits sociaux totaux, l'ouvrage de Mauss permet de décrire finement les logiques du don dans les sociétés traditionnelles. Le don serait ainsi caractérisé par la réciprocité, le « contre-don ». Mais dans le même temps, ces travaux permettent aussi de montrer la survivance de telles logiques dans les sociétés modernes. Selon Florence Weber, L'essai sur le don doit même être considéré comme un « chaînon essentiel dans l'invention d'une sécurité sociale à la française ». En effet, Mauss affirme que la société n'est pas quitte envers les travailleurs qui lui ont donné leur vie : elle doit donc leur donner les moyens de vivre décemment en période de vieillesse et de chômage. Pour lui, le travail salarié doit être au centre de la solidarité sociale, « comme un don qui appelle une contrepartie au-delà du seul salaire ». Cette logique a donné naissance au système de Sécurité sociale français. Les analyses de Mauss ont donc une portée très contemporaine : elles sont en partie portées par l'exigence de trouver des réponses aux problèmes des sociétés occidentales. C'est ainsi que pour Florence Weber, il faut relire Mauss à l'heure où le modèle social français est remis en cause : le « détour ethnographique » permet de mettre en évidence l'universalité et la complexité du mécanisme de don - contre don. L'étude de sociétés traditionnelles de Polynésie, de Mélanésie implique un « décentrement de l'observateur » qui donne des outils pour penser la réalité contemporaine.

4L'étude du potlatch et de la kula est un des points les plus connus et discutés de l'ouvrage de Mauss. Le potlatch est une lutte de prestige de type agonistique : il consiste en une immense fête qui rassemble une ou plusieurs tribus pour des échanges de cadeaux qui vont jusqu'à la destruction de richesses. Le but poursuivi au cours de cette « lutte de générosité » est d'établir la hiérarchie entre les groupes et leurs représentants. Le plus fort est celui qui aura offert le plus de richesses. C'est l'honneur des protagonistes qui est en jeu. Florence Weber explique que certains chercheurs n'ont retenu de L'essai sur le don que le potlatch, dont ils ont fait l'essence du don. Or, selon elle, cette lecture est pessimiste car elle implique que tout échange est une lutte. Elle propose donc de s'intéresser à un autre mécanisme de don étudié par Mauss, la kula, qui est une forme pacifique et réglée d'échanges cérémoniels, dans laquelle la rivalité, le combat et la destruction n'existent pas. C'est Malinowski qui a, le premier, étudié cette forme de don (dans les îles Trobriand), qui est caractérisée par « un double cercle de transactions rituelles au cours desquelles s'instaurent des relations statutaires dotées d'une grande stabilité ». L'enjeu principal est d'être lié de façon durable à des partenaires prestigieux en échangeant des biens précieux (coquillages et bracelets). Parallèlement à ce système existe le gimwali, une forme de marché sans monnaie dans laquelle le marchandage et la recherche du gain ne sont pas exclues : les échanges rituels et les échanges marchands sont effectués au cours des mêmes voyages mais les deux circuits restent étanches. Selon Mauss, les sociétés modernes gagneraient à s'inspirer de la kula comme modèle de don, tout en évitant de basculer dans la rivalité du potlatch.

5Mauss a aussi cherché à mettre en évidence les logiques qui régissent le don. Il montre notamment qu'il existe un laps de temps incompressible qui sépare le premier don du contre don. D'autre part, le don a tendance à grandir le donateur et à abaisser le donataire. Pierre Bourdieu a effectué une lecture pessimiste du don à partir de ces deux logiques : en effet, pour lui, ce laps de temps permet au donateur de faire violence au donataire (contraint de rester débiteur du donateur). Par ailleurs, dans ce système, la violence est masquée sous une apparence de générosité sans calcul. Le donataire reste donc dans la dépendance du donateur.

6Florence Weber explique cependant qu'il faut bien distinguer kula et potlatch, qui relèvent de deux formes de prestations différentes : la transaction et le transfert. Une transaction comporte une contrepartie exigible alors qu'un transfert n'en comporte pas. Elle propose par ailleurs de distinguer trois niveaux d'analyse des transactions non marchandes : la nature de la relation, la forme de la relation (transaction ou transfert) et la nature de la contrepartie (monétaire ou non). Selon elle, cette distinction permet de lire le texte de Mauss en restituant toute sa complexité. Ainsi, le gimwali est composé de transactions portant sur des biens ordinaires, tandis que le potlatch est composé de transferts dans le cadre de relations agonistiques (avec une lutte pour le pouvoir, une hiérarchie). Entre les deux, la kula est composée de transactions portant sur des biens cérémoniels (où l'on recherche la l'alliance, la confiance). Florence Weber établit un parallèle avec les sociétés occidentales, où l'on retrouve de telles logiques : les pratiques de mécénat renvoient par exemple à la rivalité entre puissants (comme dans le potlatch); les logiques de fidélisation de la clientèle commerciale permettent de construire la confiance (comme dans la kula).

7Une autre question soulevée par Mauss est la suivante : « quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? ». Selon lui, c'est dans la chose donnée que se trouverait la force qui contraint le donataire à la rendre. Les choses échangées seraient dotées d'un esprit, le « hau » ; cela s'expliquerait par le fait que la chose qui circule garde en elle la trace des personnes qui l'ont possédée. Le hau est donc la trace de la personnalité de chacun des propriétaires de l'objet : le contre-don permet de rendre hommage au donateur et d'éteindre la dette.

8D'un point de vue plus juridique, Mauss s'est également intéressé au rôle des « gages » dans les échanges. Le terme « nexum » désigne la chose gagée (un objet donné par l'un des contractants à l'autre et qui pousse celui-ci à exécuter le contrat). Ce gage engage l'honneur de celui qui le donne mais aussi l'honneur de celui qui le reçoit : il constitue donc un lien entre deux personnes, qui redouble le pur échange.

9Mauss a également travaillé sur les échanges de politesse, en tentant de montrer le caractère obligatoire de l'expression des sentiments. Il explique que l'obligation n'enlève rien à la sincérité ni à l'intensité des sentiments : elle peut même les produire. Florence Weber explique par ailleurs que les transactions doivent être encadrées par un système juridique ou normatif qui leur enlève toute ambiguïté. Le travail ethnographique doit donc mettre au jour les cadres cognitifs dans lesquels les interactions prennent leur signification pour les partenaires. Les rituels de politesse sont des techniques socialement efficaces car ils permettent d'inscrire l'événement dans une série d'événements semblables, facilitant ainsi les échanges. La transaction doit donc être envisagée dans son contexte social, encadrée par des institutions. Par exemple, la monnaie comme unité de compte permet d'évaluation des biens : elle construit ainsi une équivalence sans ambiguïté qui est admise par tous les partenaires de l'échange : l'échange est facilité.

10Florence Weber conclut cette introduction en comparant le contexte politique de rédaction de L'essai sur le don avec le contexte politique du début du XXIe siècle. Selon elle, dans les deux cas « il s'agit d'inventer ou de réinventer un système de prestations qui, tout en corrigeant l'économie de marché, ne renoue pas avec la charité ». Il y a dans l'ouvrage de Mauss une critique implicite des analyses classiques de l'économie de marché. Il montre en effet qu'il existe des règles sociales au cœur même des actions individuelles volontaires et que cela n'a rien de spécifiquement primitif ou archaïque. Le modèle de l'homo oeconomicus de la science économique négligerait, lui, tout contexte social : en mettant en évidence les logiques du don, Mauss a contribué à ébranler ce modèle.

11Le principal enjeu politique de L'essai sur le don est la critique de l'aumône qui est le type même du don sans retour, humiliant pour les pauvres puisqu'ils ne peuvent rendre. C'est pourquoi Mauss propose de « sortir la politique sociale du modèle charitable pour la rendre acceptable ». Cela signifie qu'il faut changer sa signification : il faut la présenter non pas comme une politique qui fait des dons aux pauvres mais comme une politique de contre dons rendus aux travailleurs en échange du don initial qu'ils ont fait de leur travail, et dont le salaire ne représente pas un contre don suffisant. On parlerait aujourd'hui « d'incomplétude du contrat de travail ». Les intuitions de Mauss n'ont trouvé leur pleine expression qu'après la Libération avec l'avènement de la sécurité sociale. Mais depuis les années 1990, selon Florence Weber, la remise en cause de l'État-providence fait pointer le risque d'une régression vers la charité (RMI, pauvreté laborieuse, thématique des « assistés »). L'enjeu dès lors consiste à repenser la solidarité. Selon elle, « on peut chercher à mettre en évidence une générosité non humiliante ». A ce titre, l'impôt et le principe de la redistribution peuvent être une solution puisque le donataire ne connaît pas l'identité de son donateur, ce qui fait qu'il se sent moins engagé. Elle souligne ainsi la «  valeur libératoire de la cotisation obligatoire ». Finalement, cette préface permet de réinterroger de façon tout à fait perspicace l'actualité de la réflexion de Mauss et de creuser encore et toujours le sillon de ce fertile essai.

Voyage dans l'œuvre de Marcel Mauss

12Dans le texte inédit ci-dessous, suivi de quelques extraits de cette nouvelle introduction qu'elle a sélectionnés, Florence Weber revient pour Liens Socio sur les raisons qui fondent, à ses yeux, l'importance fondamentale de L'Essai sur le don.

13Le lecteur français de Marcel Mauss peut être à juste titre désorienté. Il est face à une œuvre émiettée, foisonnante, coupée en morceaux, restée l'otage de rapports de force anachroniques. Il ne peut consulter qu'en bibliothèque, ou en ligne, le seul ouvrage édité du vivant de Mauss, Mélanges d'histoire des religions, paru en 1909 en collaboration avec Henri Hubert, et jamais réédité depuis 1929. Il peut croire que Mauss a rédigé un Manuel d'ethnographie, réédité en 2002 dans la Petite Bibliothèque Payot, alors même qu'il s'agit des notes de cours prises par Denise Paulme, dans un contexte scientifique obsolète, Mauss ayant conçu ce cours dans le cadre d'une stricte division du travail entre un savant compilateur et « une petite armée de travailleurs auxiliaires » (expression indigène que je dois au travail de Benoît de l'Estoile). Il ne sait rien du combat entre les deux éditeurs du célèbre recueil Sociologie et anthropologie, maintes fois réédité en poche : avec son « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », Claude Lévi-Strauss y a imposé une lecture anthropologique et structuraliste, contre le sociologue Georges Gurvitch réduit à rédiger un bref « Avertissement » pour signaler la place éminente de Mauss dans l'école durkheimienne. Il ne sait rien non plus des raisons pour lesquelles les trois tomes des Œuvres de Mauss, parus chez Minuit en 1968 et 1969, et dont seul le tome 2 est encore disponible en librairie, sont incomplets : Victor Karady n'avait pas pu intégrer les articles publiés dans Sociologie et anthropologie, non plus que les textes politiques, qui sont aujourd'hui disponibles chez Fayard (Ecrits politiques). Enfin, il peut se procurer en poche Essais de Sociologie, recueil édité en 1971 sans introduction, regroupant quelques articles fondamentaux publiés par Mauss entre 1901 et 1934. Espérons que la publication séparée de l'Essai sur le don inaugure une meilleure politique de publication.

14La situation est paradoxale. Pour le spécialiste comme pour l'étudiant, les textes en français sont disponibles en ligne, grâce au travail réalisé par l'Université du Québec à Chicoutimi. Mais comment s'y retrouver ? Entre 1899 et 1925, Mauss est passé de la sociologie des religions à l'ethnographie économique. Pourquoi ? Comment ? Il faut d'abord reconstituer la chronologie et, avec elle, le mouvement même de la pensée. Le célèbre texte sur le sacrifice, avec Henri Hubert, est paru en 1899 (Œuvres tome 1, chapitre 3). Peu après, en 1903, les mêmes Hubert et Mauss publiaient leur non moins célèbre travail sur la magie. Qui peut comprendre aujourd'hui les liens entre ces deux articles ? L'éditeur de Sociologie et anthropologie, en 1950, a cette phrase magnifique : « Quelques pages préliminaires ont été rapportées en appendice, joint à la fin de cette étude ». Ces trois pages en petits caractères justifient pourtant les raisons pour lesquelles l'école durkheimienne passe de l'étude du sacrifice, institution par excellence, à l'étude de la magie : comprendre la nature des rites en général, montrer « comment, dans la magie, l'individu isolé travaille sur des phénomènes sociaux » (S.A. 1950, p. 140). Mais c'est un autre article de Mauss sur la magie, et un article d'Hubert sur le temps, qui sont discutés en 1906 dans l'Introduction aux Mélanges (Œuvres tome 1, chapitre 1). En 1909, Mauss poursuit l'étude des rites dans sa thèse inachevée : La Prière, manuscrit donné à l'éditeur Félix Alcan en 1909 et immédiatement retiré par l'auteur. Pour qui lit en détail ce manuscrit (Œuvres tome 1, chapitre 4), c'est alors que Mauss prend le tournant qui le conduira jusqu'à l'Essai sur le Don : Mauss en arrive à une conception du rite qui laisse de côté les considérations religieuses, qui fait du « don aux dieux » un cas particulier du don en général, et du don entre les humains un condensé de rite social.

15Le lecteur anglophone est mieux armé pour comprendre ce fil essentiel de l'œuvre de Mauss. Parce qu'il fallait traduire, et parce que les plus grands anthropologues anglais se sont engagés dans l'entreprise, il dispose de plusieurs ouvrages longuement commentés : plusieurs éditions de The Gift (préfacé par Evans-Pritchard puis par Mary Douglas), Sacrifice (préfacé par Evans-Pritchard), A general theory of Magic, mais aussi plus récemment On Prayer (2004, Berghahn). Plus largement, le travail de Mauss n'a pas été séparé, outre Manche et outre Atlantique, de la réception faite à l'école durkheimienne. Les noms de ses premiers compagnons, Henri Hubert, Robert Hertz, y sont à juste titre presque aussi célèbres que celui de Mauss ; les liens entre la sociologie des religions et l'ethnographie y sont mieux compris ; sa pleine appartenance à l'école durkheimienne aussi. L'œuvre de Mauss est un trésor inépuisable pour le dialogue entre disciplines, témoin dans le domaine de l'archéologie et de l'histoire des techniques le travail de Nathan Schlanger dans Techniques, Technology And Civilization (Berghahn 2006). On espère l'équivalent dans le domaine de la psychologie avec une réédition des principaux textes où Mauss dialogue avec les psychologues en montrant l'efficacité physiologique et psychologique des rituels.

16Tout se passe comme si les incidents qui ont émaillé la publication et la réception posthumes de l'œuvre de Mauss en France avaient, dès 1950, contribué à opposer Mauss à Durkheim, l'anthropologie à la sociologie, l'anthropologie des sociétés primitives à celle des sociétés contemporaines qui pour Mauss s'appelle encore le folklore. Qui prête attention au titre que Mauss a lui-même donné au recueil d'articles de Robert Hertz, mort en 1915, publié chez Alcan en 1928 : Mélanges de sociologie religieuse et Folklore ? L'image de Mauss en France est aujourd'hui brouillée par un double anachronisme. On a mis récemment en avant le militant socialiste, l'ami de Jaurès, l'observateur critique du bolchevisme, et les liens entre sociologie durkheimienne et socialisme, alors même qu'il nous est difficile de comprendre aujourd'hui le contexte politique, une partie des socialistes de l'entre-deux-guerres, y compris des proches de Mauss, ayant rejoint dès 1934 les mouvements d'extrême-droite puis le gouvernement Pétain. On lui prête la paternité d'un paradigme du don opposé au marché, on l'associe à l'acronyme du Mouvement Anti Utilitariste dans les Sciences sociales (M.A.U.S.S.) - certes respectable, mais dont le lien avec l'œuvre de Mauss est bien lâche.

17Tous les outils pour lire Mauss sont à notre disposition : les textes en ligne, les trois tomes des Œuvres et leur remarquable présentation par Victor Karady, la biographie de Marcel Mauss par Marcel Fournier. Ils semblent réservés à des initiés : le lecteur non spécialiste risque la myopie et l'étouffement, l'œuvre est fournie sans mode d'emploi. Mauss avait consacré sa vie à faire connaître l'œuvre de ses amis disparus trop tôt. Ne serions-nous plus capables de ce respect et de cette générosité ?

Extraits de l'introduction

18Précisons le point de vue que nous avons pris sur le texte de Mauss et sur les multiples lectures auxquelles il a donné lieu.

19D'une part, trois corrections majeures ont été apportées aux informations ethnographiques dont disposait Mauss. J'ai déjà tenu compte de deux d'entre elles : l'étude historique de Schulte-Tenckhoff [1986] a permis de restituer le contexte spécifique des formes de potlatch analysées par Boas, sans remettre en cause l'interprétation de Mauss, tout au contraire, mais en précisant ses conditions d'apparition et en inversant le lien historique supposé par Mauss [qui croyait voir dans le potlatch, échange agonistique dans une société instable, l'origine de la kula, échange non agonistique dans une société stable, NDLR] ; les analyses ethnographiques qui culminent dans le travail de Weiner [1992] ont modifié en profondeur l'analyse de la kula par Malinowski, conduisant à la distinguer davantage du potlatch. Je reprendrai plus bas la critique formulée par Sahlins [1972], reprise par Weiner et par Testart, à partir d'une nouvelle traduction du texte de Tamati Ranapiri sur le hau des taonga (la force des choses).

20Parallèlement, les progrès récents de l'ethnographie des transactions non marchandes [Testart 2007 ; Zelizer 2005 ; Weber 2000] conduisent à distinguer fermement les deux formes de prestations dont relèvent la kula et le potlatch : la transaction et le transfert. Une transaction comporte une contrepartie exigible ; [elle] reste incomplète tant que la contrepartie n'a pas été pas rendue [...]. Un transfert au contraire ne comporte pas de contrepartie exigible, même lorsqu'il s'inscrit lui-même dans une séquence de transferts [...].

21Je réserve donc le terme de transaction aux prestations dont la contrepartie est exigible, qu'il s'agisse de transactions marchande et monétaire, marchande non monétaire, ou cérémonielle. Je nomme transaction incomplète ou demi-transaction l'ouverture de droits non soldés. Ces transactions incomplètes peuvent être diverses : crédit financier, dette commerciale, transactions cérémonielles, relations non soldées entre une mutuelle et ses adhérents, entre une assurance et ses clients, entre la Sécurité sociale et ses ayant droits.

22Je réserve aux secondes, les prestations sans contrepartie exigible, le terme de transfert, et je nomme transfert double la succession de deux de ces prestations. Je nomme enfin chaîne de prestations la succession de prestations complètes (transferts ou transactions) tout au long d'une relation ouverte entre les deux mêmes partenaires. (p.25-26)

23[...]

Le don maussien n'est pas un acte de crédit

24La métaphore de la dette, présente chez Bourdieu, et du crédit, présente chez Mauss et, avant lui, chez Boas, pose problème dès lors que l'on cherche à analyser de façon ethnographique les contrats de crédit au sens non métaphorique du terme. Ce problème disparaît si l'on admet la distinction formelle entre transaction et transfert. Celle-ci ne relève ni de la nature des biens échangés, ni de la durée qui s'écoule entre deux transferts, mais de la définition de la situation par les personnes en présence. De ce point de vue, Bourdieu semble avoir anticipé la critique lorsqu'il écrit : « La sociologie, si elle s'en tient à une description objectiviste, réduit l'échange de dons au donnant-donnant et ne peut plus fonder la différence entre un échange de dons et un acte de crédit » [Bourdieu 1994 : 178]. En effet, tandis qu'un contrat de crédit fonde l'unité de tous les transferts compris entre l'ouverture du crédit et son extinction, un échange de dons consiste explicitement en deux transferts distincts l'un de l'autre dont le second ne clôture pas la relation ouverte par le premier. L'analyste peut bien considérer qu'il ne s'agit là de rien d'autre que d'une transaction différée, dette ou crédit : l'interprétation sera vigoureusement combattue par les indigènes pour qui il s'agit là d'une erreur, voire d'une faute de goût, d'une impolitesse, tandis que le sociologue s'évertuera à faire croire à sa capacité de dévoilement de la vérité d'une relation contre l'avis de ses deux protagonistes. Le sociologue ne reprend tous ses droits à l'objectivation que lorsqu'il y a désaccord, malentendu ou conflit, entre les partenaires de l'échange.

25Pour comprendre si la prestation observée correspond à une alliance équilibrée, une dépendance ou une rivalité entre ses deux protagonistes, il est crucial de pouvoir découper, sans ambiguïté possible, la séquence d'interactions qui lui donne sa signification. En d'autres termes, il faut que les protagonistes s'accordent pour déterminer quel a été le « premier don » et quel est, en conséquence, le « contre-don » : alors, si la contrepartie a été rendue, il s'agira d'alliance, sinon de dépendance. Sans cet accord, le risque est grand d'entrer dans la spirale d'une rivalité sans fin. Dans certains cas, l'ambiguïté sur la définition même de la situation - ce qui est en train de se passer - ne pourra être levée que par un tiers, qu'il s'agisse d'un spectateur désintéressé, le cas échéant l'ethnographe lui-même, d'un représentant du groupe des pairs ou d'un professionnel investi d'une autorité juridique [Weber, 2000]. L'intervention d'un tiers fixe l'interprétation ; c'est ce que montre Viviana Zelizer en ce qui concerne le recours au droit [Zelizer 2005]; et c'est justement le recours au droit qui fige les relations entre les deux partenaires. (p. 28-29)

26[ ...]

Le hau  : de l'esprit à la contrepartie

27Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? La question cherche la raison de l'échange dans la relation étroite nouée entre un donateur, une chose donnée et un donataire (celui qui reçoit). C'est « dans » la chose donnée que se trouverait la « force » qui contraint le donataire à la rendre. Si l'on suit les premiers commentaires de l'Essai sur le don, ceux de Claude Lévi-Strauss [1950] et de Claude Lefort [1951], il y a là une faiblesse de l'analyse, puisque Mauss se contente d'épouser une théorie indigène. [...]

28On l'a vu, c'est en étudiant la société maori de Nouvelle-Zélande que Mauss a découvert ce concept indigène qui lui semble de portée générale : les choses échangées, des taonga, y sont dotées d'un esprit, le hau. Loin d'être inertes, c'est d'elles que vient l'obligation qui pèse sur le donataire.

29Mauss s'appuie sur un texte de Tamati Ranapiri, l'informateur maori de l'ethnologue Elsdon Best, qui invoque le hau, la force des choses, pour expliquer que je doive te donner la chose (taonga) que l'on m'a donnée en échange de celle que tu m'avais préalablement donnée : « Cette taonga qui m'est donnée [par un tiers], c'est le hau des taonga qui m'avaient été donnés [par toi] auparavant » [Testart :197]. Une première traduction, à laquelle Mauss se réfère, rend hau par « esprit » et engage l'analyse dans une direction spiritualiste ou animiste, accentuée par certains commentateurs de l'Essai. Mauss, lui, voit dans le hau l'équivalent pour les choses de la force magique qu'il voyait pour les hommes dans le mana et qu'il traduit à plusieurs reprises par « honneur », « face ».

30Une lecture plus attentive du texte de Tamati Ranapiri, et la critique par Sahlins de la traduction utilisée par Mauss, conduisent à considérer que le hau d'une taonga n'est rien de plus que l'intérêt (yield), au sens de prêt à intérêt, produit par le premier transfert. C'est du moins le sens que propose Sahlins. Testart propose, lui, de façon plus simple et plus satisfaisante, de traduire hau par « contrepartie ». De façon analogue, dans l'analyse de transactions foncières au haut Moyen-Âge, l'étude des documents avait conduit à traduire pretium, non par prix, mais par contrepartie, celle-ci étant selon les transactions parfois en nature, parfois en argent, parfois évaluée, parfois non [Feller, Gramain, Weber, 2005].

31Faut-il pour autant ranger aux oubliettes la question concernant la force des choses ? Je plaiderai que non.

32Dans un système de type gimwali comme dans les institutions juridiques qui fondent le marché, les objets sont séparés des individus qui les échangent et le « droit réel » (qui porte sur les choses) est séparé du « droit personnel » (qui porte sur les personnes). Dans les systèmes de prestations totales, les choses ne sont pas séparées des personnes, choses et personnes sont « mélangées », dit Mauss. Pour marquer dans le langage cette différence fondamentale, je suivrai la terminologie de Mauss, mise en évidence par Bazin [1997] : les prestations totales concernent la circulation des choses (des choses précieuses, des talismans, des taonga pour reprendre un terme maori, ED : 157) entre des personnes (qui sont des personnes morales, ED : 150). Je propose pour ma part de réserver les termes d'objet et d'individu à la transaction marchande, pour bien la distinguer des prestations non marchandes qui, elles, impliquent des choses et des personnes.

33Le terme de hau est utilisé par Tamati Ranapiri pour expliquer à Elsdon Best l'obligation de rendre en dehors de tout « marché », sans « prix fixé ». Le hau n'est donc pas une contrepartie fixée à l'avance lors d'un contrat. Ce qui est fixé, c'est qu'il faut une contrepartie de la chose donnée. Si on lit jusqu'au bout le texte étudié par Mauss, le hau comporte une dimension de justice et de sanction. « Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, dit Ranapiri, il pourrait m'en venir du mal, sérieusement, même la mort ». C'est cette double dimension de justice et de sanction que Mauss a traduit par la formule « la force des choses ». (p. 31-33)

34[...]

Le gage et le nexum  : des choses personnelles

35Comparer gage et symbole permet de mieux comprendre la portée des remarques finales de Mauss sur les droits archaïques. Comme le symbole (un objet qui en représente un autre), « le gage, coupé en deux, était gardé par moitié par chacun des deux contractants » (ED : 253). Mais un symbole - la monnaie, par exemple, mais aussi la Marianne de la République - comporte d'emblée une valence universelle, compréhensible par tout individu appartenant à une collectivité donnée. L'efficacité propre du gage, au contraire, est strictement limitée aux personnes entre lesquelles il circule. On trouve dans les interactions contemporaines (transaction marchande ou cadeau) à la fois des symboles de portée universelle et des gages de portée interpersonnelle. Du côté des symboles, la monnaie sous quelque forme que ce soit, billets de banque, chèques, cartes de crédit, mais aussi le paquet-cadeau ou le carton sur lequel est imprimé « ceci est un cadeau ». Du côté des gages, ma signature, qui n'engage que moi vis-à-vis de toi pour cette action donnée et qui n'a pas de portée en dehors de ce contrat, même si celui-ci est garanti par l'Etat, qui reconnaît la portée personnelle de ma signature. Mais aussi des gages privés, comme la dédicace sur un livre ou le carton sur lequel j'ai moi-même écrit, à la main, « De Florence à Caroline, amicalement ». On sait à quel point le marketing, commercial ou politique, joue avec ces signes soi-disant personnels pour faire croire - sans succès ? - que mon banquier, mon garagiste ou mon député entretiennent avec moi une relation chaleureusement personnelle. (p. 36)

36[...]

37Il n'est pas exagéré de dire que, au-delà de la critique implicite de la théorie économique de l'échange, la critique de l'aumône, tout à fait explicite, constitue le principal enjeu politique de l'Essai sur le don. L'aumône est le type même du don sans retour, humiliant dès lors que les pauvres acceptent de recevoir sans pouvoir rendre. « La charité est encore blessante pour celui qui l'accepte, et tout l'effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche ‘aumônier' » (ED : 258).

38Sortir les politiques sociales de leur genèse charitable, pour les rendre acceptables et non humiliantes, c'est d'abord en transformer la signification. L'effort conceptuel de Mauss tend à présenter les politiques sociales alors en cours de construction non pas comme des dons faits aux pauvres, mais comme des contre-dons rendus aux travailleurs en échange du don initial qu'ils ont fait de leur travail et dont le salaire ne représente pas un contre-don suffisant. Ni les patrons ni la société, dit Mauss, ne sont « quittes » envers eux après le versement du salaire. On parlerait aujourd'hui d'incomplétude du contrat de travail. Mais ce que pressent Mauss, et qui ne sera tout à fait accompli qu'après 1945, c'est le mouvement qui déplace la dette sociale des entreprises vers la société toute entière, du paternalisme patronal (le riche ‘aumônier') vers l'anonymat du collectif. Ce mouvement, préparé par des décennies de rapprochement entre le mouvement ouvrier, les intellectuels et la bourgeoisie philanthropique, trouvera sa pleine expression dans l'élan de la Libération qui porte la Sécurité sociale. Mais aujourd'hui, vingt ans après les premières remises en cause idéologiques de l'Etat-providence dans les années 1990, les politiques d'assistance sociale n'ont pas su éviter le risque d'une régression vers la charité : sous des formes plus ou moins sophistiquées, ces politiques enchaînent les perpétuels donataires (les « assistés », les Rmistes, les pauvres) dans une dette perpétuelle. Ce qui manque aujourd'hui, ce ne sont pas tant les moyens financiers qu'un mouvement qui sache regrouper à nouveau des militants, des intellectuels et des philanthropes pour « repenser la solidarité ». (p. 50-51)

39[...]

Vers une nouvelle définition du travail ?

40Rien n'interdit pourtant de s'inspirer à la fois de l'Essai sur le don et de l'expérience séculaire des jardins ouvriers pour imaginer de nouvelles requalifications, après la crise d'un modèle où la protection sociale apparaissait comme la contrepartie, exigible et anonyme, de droits liés au travail salarié et étendus aux ayant droits du salarié. Outre qu'il a échoué à s'internationaliser, ce modèle de protection sociale n'a pu s'imposer que parce qu'il laissait dans l'ombre sa condition de possibilité : le lien entre travail salarié masculin et droits sociaux étendus aux ayant droits du salarié que sont sa femme et ses enfants. L'accès au travail des femmes et les transformations familiales ont ébranlé le système, adapté au salarié à temps plein tout au long d'une longue vie active. Restent au bord de la route les chômeurs en fin de droits, les jeunes n'ayant jamais travaillé, les familles monoparentales. Faut-il pour autant s'engager dans la voie de l'assistance aux pauvres, sur le modèle britannique ou américain ? La Couverture Maladie Universelle (CMU) s'y est essayée. Sans songer qu'une telle assistance défavorisait d'un côté la frange des travailleurs pauvres tenus, eux, de payer puisqu'ils fonctionnaient sur le modèle précédent, tout en enfermant ses bénéficiaires dans les figures humiliantes du bon ou du mauvais pauvre.

41Pourquoi ne pas tenter de prendre la mesure des redéfinitions en cours de l'activité, tout en réaffirmant, comme autrefois dans les jardins ouvriers, la valeur libératoire de la cotisation obligatoire ? On pourrait s'inspirer du statut étudiant pour inventer, moyennant cotisation, un statut de bénévole dans les associations, un statut de chargé de famille, un statut de travailleur à temps partiel qui supprime les seuils réservant de facto l'accès aux droits sociaux aux travailleurs à temps plein et à carrière complète. A condition bien sûr de vérifier que les entreprises n'en profitent pas pour multiplier sous diverses formes le travail dissimulé.

42Rompre avec le modèle de l'emploi salarié masculin à temps plein, qui laissait dans l'ombre le travail gratuit de reproduction effectué par les femmes, c'est distinguer fermement deux systèmes, le travail professionnel vs. le travail non rémunéré qui ne produit aucun profit, et inventer un statut social pour le second, tout en autorisant le cumul des deux statuts en dessous d'un certain nombre d'heures. On rompt ainsi avec le réductionnisme qui rabat le travail non rémunéré sur le travail professionnel, tout en reconnaissant la frontière entre les deux - fût-elle mobile historiquement - et en favorisant leur articulation. Une telle réforme ne peut s'imposer au niveau d'une nation seulement, ni être cantonnée à un club de nations favorisées. Il faut désormais trouver des solutions à l'échelle mondiale, ce qui suppose que les pays favorisés commencent par régulariser les travailleurs sans papiers dès lors qu'ils peuvent prouver qu'ils travaillent. Mais aussi que les entreprises reconnaissent le travail gratuit de socialisation dont leurs employés sont le produit. [...]

Lire l' Essai ... pour en finir avec le don

43A l'issue de cette lecture, on a constaté que les prestations totales représentaient un continent ou, mieux peut-être, un archipel d'une grande complexité. Il n'y a pas une forme de don, mais plusieurs ; l'ambivalence du don s'entend de deux façons. C'est d'abord, à l'échelle de l'observation ethnographique, l'ambivalence des prestations auxquelles manque le cadre matériel et cognitif qui fixerait leur interprétation. C'est ensuite, d'un point de vue théorique, l'ambivalence de la catégorie de don elle-même, qui oscille entre la rivalité politique dans le potlatch et l'alliance politique dans la kula, sans oublier la dette personnelle qui enchaîne et la mutualisation qui libère.

44Pourtant, surtout en France, les travaux anthropologiques sur le don ont donné lieu à des lectures unificatrices, qui minimisaient ces différences internes pour mettre l'accent sur l'opposition binaire entre don et marché. Il n'est pas inutile de revenir au texte même de Mauss et aux lectures contrastées auxquelles il a donné lieu dès 1950, pour percevoir la précision des concepts forgés par l'anthropologie, sans lesquels l'observation ethnographique resterait désarmée. (p. 56-58)

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Olivier, « Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 février 2008, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/520 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.520

Haut de page

Rédacteur

Nicolas Olivier

Auditeur d'agrégation en sciences économiques et sociales à l'ENS Lettres & Sciences Humaines.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search