Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2008Gosta Esping-Andersen, Bruno Pali...

Gosta Esping-Andersen, Bruno Palier, Trois leçons sur l'Etat-providence

Igor Martinache
Trois leçons sur l'Etat-providence
Gosta Esping-Andersen, Bruno Palier, Trois leçons sur l'Etat-providence, Seuil, coll. « La république des idées », 2008, 134 p., EAN : 9782020970983.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Une dénomination discutable, certains lui préfèrant celle d' « Etat social » pour contester l'aspec (...)
  • 2 Ainsi, pour Thomas Marshall par exemple, l'Etat-providence a-t-il permis l'accès au troisième étage (...)
  • 3 Auxquels il adjoindra par la suite un quatrième type : le méditerranéen
  • 4 Mais qui a connu certaines critiques, lui reprochant notamment d'avoir insuffisamment pris en compt (...)
  • 5 PUF, « Le lien social », 1999, réédité en 2007 - édition originale anglophone en 1990

1A l'heure où l'Etat-providence 1 serait, selon les discours dominants, devenu au mieux un luxe trop coûteux, au pire une entrave à la croissance source de (presque) tous les maux de nos sociétés industrialisées, ce petit essai de Gosta Esping-Andersen vient opportunément apporter une autre perspective sur ce qui constitue certainement une des plus grandes inventions politiques des dernières décennies 2. Gosta Esping-Andersen, actuellement professeur de sociologie à l'université Pompeu Fabra avait déjà rappelé le caractère impropre du singulier d'« Etat-providence », établissant une typologie en trois modèles (social-démocrate, conservateur et libéral) 3 autour du concept de « démarchandisation » dans un essai devenu classique 4, Les trois Mondes de l'Etat-providence 5, ne refuse pas pour autant de prendre en compte les changements intervenus dans le contexte économique et social, en particulier l'avénement de l'« économie de la connaissance », et envisage ainsi ici les transformations nécessaires que cela implique pour les régimes d'Etat-providence.

  • 6 cf Gouverner la sécurité sociale. Les réformes du système français de protection sociale depuis 194 (...)

2Car, outre la diversité de ses formes, l'Etat-providence est aussi une institution qui a su beaucoup se réformer au cours de ses décennies d'existence, comme l'a notamment montré le préfacier du présent essai, Bruno Palier 6. Selon ce dernier, comme pour Gosta Esping-Andersen, trois défis principaux se posent ainsi aux Etats-providence des sociétés post-industrielles en ce début de XXIème siècle : l'entrée massive des femmes sur le marché de l'emploi, l'inégalité des chances entre enfants d'origines sociales différentes, et le vieillissement de la population. Chacun constitue ainsi l'objet d'une des leçons administrées ici par le professeur danois.

  • 7 Sans oublier les associations, qu'il faudrait placer quelque part entre ces deux dernières institut (...)
  • 8 Soit un quart du PIB

3La première d'entre elle semble directement répondre aux critiques qui avaient été adressées à l'analyse des Trois Mondes de l'Etat-providence, à savoir l'insuffisante prise en compte des rapports de genre. Ainsi Gosta Esping-Andersen déclare-t-il d'entrée que « les femmes sont en train de changer le monde ». Et de décrire la « révolution » féminine encore inachevée, qui consiste en leur entrée massive sur le marché du travail, avec les conséquences que cela implique pour les systèmes de protection sociale. Il s'agit en effet de bien voir que les familles, dont le fonctionnement est ainsi logiquement modifié, constitue l'un des trois piliers sur lesquels sont, suivant des dosages différents, fondés les régimes de protection sociale - avec l'Etat et le marché 7. Et c'est sans doute là le principal déplacement de point de vue auquel nous invite l'auteur : à savoir que les services associés à la protection sociale seront de toute façon rendus, par l'une ou l'autre de ces institutions. Il ne suffit donc pas de « liquider » l'Etat-providence pour éliminer les dépenses qui y sont liés. Tout au plus pourrait-on les rendre moins visibles. Reprenant une étude de l'OCDE qui compare les dépenses sociales selon les pays, Gosta Esping-Andersen montre ainsi que si en 2001, le Danemark et la France affichent une dépense sociale publique brute deux fois supérieure à celle des Etats-Unis en pourcentage du PIB, l'écart se réduit d'abord quand on prend en compte l'imposition des prestations sociales et que l'on ajoute au contraire les déductions d'impôts correspondantes, calculant ainsi la dépense sociale publique nette. Mais surtout, quand on ajoute finalement la dépense sociale privée nette - pratiquement nulle au Danemark et supérieure à 10% du PIB états-unien, on aboutit à une dépense sociale totale nette égale dans les deux pays 8, et à peine supérieure en France.

  • 9 On retrouve d'ailleurs dans cette première leçon une perspective très voisine de celle développée p (...)

4L'autre changement de perspective auquel convie Gosta Esping-Andersen, c'est la prise en compte non seulement des dépenses, mais aussi des bénéfices et des autres coûts sociaux induits par la protection sociale à l'échelle de la société, y compris d'une manière purement comptable. Autrement dit, en considérant non plus le seul coût budgétaire, mais le résultat global net de telles politiques, on peut réaliser que, loin de représenter une charge, celles-ci représentent bel et bien un élément majeur de la prospérité de nos sociétés. Ainsi l'activité professionnelle des femmes est-elle une source majeure de bénéfices, tant pour l'Etat que pour les entreprises, et il s'agit, suivant l'exemple des pays scandinaves, de soutenir celles-ci en leur permettant de concilier plus facilement la poursuite de celle-ci avec le fait d'avoir des enfants. Le développement de services collectifs, liés par exemple à la garde préscolaire des jeunes enfants ou à la prise en charge des personnes âgées dépendantes, apparaît comme un des premiers impératifs 9, mais il s'agit également d'impulser, en miroir de cette masculinisation des trajectoires féminines, une « féminisation des parcours de vie masculins », en incitant davantage la prise de congés paternels et plus généralement un partage des rôles plus égalitaires au sein des couples.

  • 10 The Constant Flux, A Study of Class Mobility in Industrial Societies, Clarendon Press, Oxford,1992

5Dans la deuxième « leçon », l'auteur conteste la traditionnelle critique libérale adressée à l'Etat-providence selon laquelle celui-ci conduirait à sacrifier l'efficacité pour l'égalité. Cela est particulièrement faux, poursuit-il, si on considère plus que l'égalité de résultats, celle « des chances ». Or, en la matière, comme l'ont notamment montré Erikson et Goldthorpe dans leur célèbre étude 10, les politiques éducatives et redistributives développées durant les dernières décennies n'ont pas permis une égalisation des opportunités selon l'origine sociale. Ce que les recherches récentes ont montré, en fait, c'est que la construction des inégalités de trajectoires est particulièrement importante à l'âge préscolaire. C'est à cet âge en effet que s'acquièrent ou non la motivation et les capacités d'apprentissage qui permettront à l'enfant de réussir sa carrière scolaire. Or, la question est d'autant plus vive aujourd'hui que l'économie de la connaissance dans laquelle nous sommes entrés de plein pied accentue encore l'importance des compétences cognitives et de l'acquisition de qualifications. Il s'agit dès lors d'identifier les mécanismes de l'inégalité des chances pour agir sur eux. Ceux-ci ne se limitent en effet pas à l'inégalité de ressources économiques, mais l'investissement en temps des parents ainsi que la présence plus générale d'un environnement favorable ou non à l'apprentissage se révèlent tout autant sinon plus décisifs. La tâche qui devrait dès lors incomber aux politiques sociales, selon Gosta Esping-Andersen, consisterait non seulement à réduire l'effet revenu par la redistribution -pour, en particulier, réduire drastiquement la pauvreté infantile, un objectif pas si coûteux à atteindre aux Etats-Unis comme l'ont montré certaines études-, mais aussi « homogénéiser le milieu d'apprentissage ». Ici, le chercheur danois préconise une prise en charge collective des enfants en âge préscolaire, du moins à partir de leur deuxième année, la première étant passée auprès de leurs parents grâce à un congé parental d'un an. Enfin, des mesures de discrimination positive devraient être envisagées en Europe, pour inciter notamment les familles les plus pauvres, notamment composées de migrants, à inscrire leurs enfants dans les services de préscolarisation.

  • 11 Encore qu'on ne puisse prévoir quel sera le mode de vie des personnes âgées dans les décennies à ve (...)

6Après la petite enfance, Gosta Esping-Andersen se penche sur la question du vieillissement. Les deux thèmes ne sont cependant pas si opposées qu'il n'y paraît, car, explique-t-il, « les réformes de retraite commencent par les bébés ». Une formule paradoxale qui représente l'aboutissement d'une réflexion sur l'équité des systèmes de pension. Le vieillissement, remarque-t-il justement, ne se résume pas à l'allongement de l'espérance de vie et à la baisse de la fécondite. Il s'agit plus largement d'un changement des parcourss de vie, marqué notamment par le report des étapes de passage vers l'âge adulte (départ du domicile parental, entrée dans la vie adulte, mariage, naissance du premier enfant,...), ou plus exactement par une diversification croissante de ces parcours, le phénomène précédent s'appliquant surtout pour les travailleurs les plus qualifiés. Ajouté à l'amélioration de l'état de santé des sexagénaires, ces arguments plaideraient a priori pour l'allongement des durées de cotisation afin de maintenir l'équilibre des systèmes actuels de retraite par répartition. Mais voilà, si une telle solution semble respecter les principes de la justice intergénérationnelle définis par Richard Musgrave 11, elle risque de renforcer encore les inégalités intragénérationnelles, entre les travailleurs les plus qualifiés et les moins qualifiés. Non seulement l'exigence accrûe de qualifications risque-t-elle de pénaliser davantage encore ces derniers, mais l'accroissement de l'activité des femmes conjuguée à l'homogamie sociale risque encore d'accentuer la polarisation. Du reste, l'écart en termes d'espérance de vie en faveur des cadres par rapport aux ouvriers semble encore voué à se creuser. Tout cela amène Gosta Esping-Andersen à plaider pour un système de retraite public dans lequel aussi bien les cotisations que les versements seraient progressifs pour rééquilibrer le système en faveur des moins favorisés. Sauf que, remarque-t-il aussitôt, une telle réforme amènerait la fuite des plus qualifiés vers les plans de retraite à financement privé. Aussi le chercheur estime-t-il finalement plus sage de promouvoir simplement le développement d'un système à financement public au moins proportionnel au système par capitalisation, ainsi que la mise en place d'une retraite de base universelle financée par l'impôt et non les cotisations sociales. Il s'agit là selon lui de la seule manière de prendre en compte l'hétérogénéité croissante des parcours de vie, pour autant que la situation des retraités dépendra toujours in fine de leur parcours de vie en amont, et donc de la plus ou moins grande égalité des chances à la naissance.

7Après les trois "Mondes", ce sont donc les trois défis de l'Etat-providence que nous présente Gosta Esping-Andersen. Rédigé dans un style très pédagogiques, il s'en dégage finalement surtout des observations et des principes assez généraux, mais appuyés sur une batterie d'études récentes issues de chercheurs de différents horizons. Une bonne synthèse en somme, qui pourra servir de base solide à un débat plus que jamais nécessaire.

Haut de page

Notes

1 Une dénomination discutable, certains lui préfèrant celle d' « Etat social » pour contester l'aspect charitable qu'induit le qualificatif « providence » et souligner au contraire l'intérêt général servi par la solidarité qu'instaurent ces mécanismes d'assurance contre les risques sociaux

2 Ainsi, pour Thomas Marshall par exemple, l'Etat-providence a-t-il permis l'accès au troisième étage de la citoyennté : les droits sociaux après les droits civils puis politiques - cf « Citizenship and social class » in Citizenship and social class and other essays, Cambridge, University Press, 1950, pp.1-85

3 Auxquels il adjoindra par la suite un quatrième type : le méditerranéen

4 Mais qui a connu certaines critiques, lui reprochant notamment d'avoir insuffisamment pris en compte la dimension du genre

5 PUF, « Le lien social », 1999, réédité en 2007 - édition originale anglophone en 1990

6 cf Gouverner la sécurité sociale. Les réformes du système français de protection sociale depuis 1945, PUF, « Le lien social », 2002

7 Sans oublier les associations, qu'il faudrait placer quelque part entre ces deux dernières institutions

8 Soit un quart du PIB

9 On retrouve d'ailleurs dans cette première leçon une perspective très voisine de celle développée par Dominique Méda et Hélène Périvier dans leur essai paru en 2007 dans cette même collection de "La République des idées" au Seuil : Le deuxième âge de l'émancipation

10 The Constant Flux, A Study of Class Mobility in Industrial Societies, Clarendon Press, Oxford,1992

11 Encore qu'on ne puisse prévoir quel sera le mode de vie des personnes âgées dans les décennies à venir comme le fait remarquer Gosta Esping-Andersen

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Gosta Esping-Andersen, Bruno Palier, Trois leçons sur l'Etat-providence », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 mars 2008, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/549 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.549

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search