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Michel de Fornel, Cyril Lemieux, Naturalisme versus constructivisme ?

Brice Gilardi
Naturalisme versus constructivisme ?
Michel de Fornel, Cyril Lemieux (dir.), Naturalisme versus constructivisme ?, EHESS, coll. « Enquête », 2007, 334 p., EAN : 9782713221521.
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Texte intégral

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  • 1 Notamment l'illustre Karl Popper, Conjectures et réfutations, 1953.

2« Combien d'analyses en sciences sociales s'arrêtent ainsi au moment où elles devraient commencer, du fait que le chercheur se satisfait d'avoir pu révéler que tel ou tel phénomène est une construction sociale... Un peu comme si un biologiste se contentait d'avoir démontré qu'un organisme unicellulaire appartient au règne du vivant ! » Cette petite réflexion pourrait même donner à penser que la succession des paradigmes dominants et des doxa s'explique autant par des phénomènes de modes et de luttes d'influences internes au monde académique que par l'objectivation de théories concurrentes via la validation empirique... D'ailleurs, ces difficultés, en partie propres aux sciences sociales, poussent certains à les considérer comme des « sciences molles », sur la base de la non-réfutabilité de leurs énoncés1. Cette caractéristique épistémologique prend toute sa mesure lorsqu'il s'agit ici, ni plus ni moins, de systématiser les liens entre réalité matérielle et pensée !

3Ainsi, en filigrane, ce numéro de la revue « Enquête », édité par l'EHESS, permet de déconstruire certains des ressorts les plus rhétoriques du conflit qui oppose les tenants des approches constructiviste et naturaliste. Mais en dépit de ces vertus, ce n'est en aucun cas d'un ouvrage d'histoire de la pensée sociologique dont-il s'agit, mais bien d'une compilation de contributions articulées autour de cette opposition fondamentale qui structure la pensée sociologique. Rappelons, comme le font Michel de Fornel et Cyril Lemieux dans leur papier introductif (Quel naturalisme pour quelles sciences sociales ?) que le constructivisme, défini ici de manière générique, est cette « doctrine selon laquelle les phénomènes descriptibles dans le monde, qu'ils soient réputés ordinairement sociaux ou naturels, n'existent pas antérieurement et extérieurement au travail social accompli pour les catégoriser ». Par opposition, le naturalisme est la doctrine qui soutient que les phénomènes existent avant même que d'être catégorisés et indépendamment de tout travail de catégorisation.

  • 2 Sans cet ethos du scientifique raisonnable, les débats académiques évoqueraient probablement ces fo (...)

4Cet ouvrage soumet cette opposition apparemment irréductible à une critique nourrie de contributions théoriques et empiriques récentes. Il est en effet salutaire, comme le soutiennent les deux coordinateurs, de conjurer cette manière binaire et sclérosante de penser les phénomènes, soit comme des construits sociaux purs, soit comme des réalités naturelles tout aussi pures : une architecture théorique, aussi pertinente et rationnelle soit-elle, ne devrait pas amputer la validité de son opposée sur un mode mécanique. Sans faire l'erreur de prôner une posture épistémologique « molle » de compromis systématique, la sagesse voudrait que la disqualification des idées auxquelles on n'adhère pas soit conforme aux canons de l'argumentation scientifique...2 Ainsi, le moins que l'on puisse dire est que cette tentative de problématisation s'avère plus que fructueuse, menée à la fois de manière constructive, éclairante, et pour le moins percutante...

  • 3 Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Océanie, 1912
  • 4 Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895.

5L'ouvrage est composé de deux grandes parties. La première est articulée autour de la traduction d'un article d'Anne Warfield Rawls, offrant une lecture innovante de l'œuvre de Durkheim. Elle y déconstruit avec méthode la fameuse thèse des « deux Durkheim », l'un pouvant être taxé de naturaliste, via la teneur des Formes élémentaires de la vie religieuse3, l'autre, fondateur constructiviste via les Règles de la méthode sociologique4. Citations à l'appui, elle y démontre que, contrairement aux socio-constructivistes qui soutiennent qu'établir une relation indéterminée entre pensée et réalité constitue « la meilleure théorie de la connaissance possible », l'apport théorique de Durkheim permet de fonder une telle explication plus efficacement, sur base d'une praxéologie. La lecture des Formes élémentaires montre en effet que c'est dans l'accomplissement en actes des pratiques que se fonde l'objectivité et la validité empirique des catégories que l'être humain emploie, et que se manifestent publiquement et mutuellement leur naturalité. Le fondement de la validité théorique du lien entre réalité et pensée ne se trouve pas dans le rapport de l'individu au monde mais dans son expérience pratique de la socialité. Ce rapprochement de Durkheim avec les ethnométhodologues est ensuite discuté à travers six contributions [dont la complexité nous dispensera ici d'en faire le résumé] : Rod Watson et Wes Sharrock « Synthèse ou respécification ? », Albert Ogien « Durkheim et les ethnométhodologues », Harold Garfinkel « L'ethnométhodologie et le legs oublié de Durkheim », Richard A. Hilbert « Pourquoi a-t-on si mal lu Durkheim ? » et Bruno Karsenti « Au-delà du pragmatisme. La pratique en suspens », sans oublier l'article post-introductif de Michel de Fornel « Durkheim et le naturalisme social. L'expérience de la causalité », ainsi que la réponse d'Anne Warfield Rawls « Théorie de la connaissance et pratique chez Garfinkel et Durkheim ». Ce pan de l'ouvrage, très dense en références, notamment philosophiques, est aussi solide que difficile d'accès. Pour autant, une approche assidue et progressive le rend tout de même à la portée des lecteurs ne se sentant pas forcément à leur aise dans le bain des considérations théoriques les plus éthérées.

  • 5 Emile Durkheim, De la division du travail social, 1893.

6Moins « stratosphérique », mais tout autant digne d'intérêt, la seconde partie du livre est composée d'articles mêlant et confrontant les deux approches à l'aune d'un ou de plusieurs faits sociaux. Elle s'ouvre sur un article de Dominique Guillo, établissant une analyse critique des liens entre biologie et sciences sociales : « Les sciences de la vie : alliées naturelles du naturalisme ? De la diversité des articulations entre biologie et sciences sociales ». L'auteur y soutient, avec un réel souci pédagogique de cadrage, que la référence à la biologie dans une théorie socio-anthropologique ne suffit pas à montrer, ni sa proximité avec le libéralisme inégalitaire, ni son caractère idéologique. Trois arguments lui permettent d'étayer cette thèse. Premièrement, les emprunts aux sciences de la vie, en particulier les analogies entre tel ou tel fait social et tel ou tel fait organique, ne sont pas limitées objectivement par les propriétés du vivant mais par la puissance d'imagination de celui qui les invoque. Deuxièmement, l'organisme, tel que le conçoivent les sciences de la vie, est l'objet d'une théorisation, autrement dit, d'un travail de conceptualisation, qui a donné lieu, tout au long de l'histoire de la biologie, à des affrontements entre des partis pris fort variés, parfois même antithétiques. Enfin, troisièmement, il existe au moins deux types de références épistémologiques au vivant en sciences sociales : la référence explicative directe, qui mène à un naturalisme de type réductionniste, et la métaphore, qui consiste, quant à elle, en un naturalisme de type analogique. Or ces deux manières d'utiliser les sciences de la vie peuvent conduire à des modèles explicatifs socio-anthropologiques très contrastés, opposés même, sous certains aspects essentiels. L'usage de l'anatomie organique sert ainsi parfois de point d'appui à des modèles anti-réductionnistes, c'est le cas des notions de solidarités organique et mécanique chez Durkheim5.

  • 6 Le racisme résulterait d'un « système cognitif », un modèle de biologie naïve non invalidé par les (...)
  • 7 Auteur reconnu pour son magistral ouvrage La politique des grands nombres. Histoire de la raison st (...)
  • 8 Egalement de grande qualité, mais dont-il ne serait pas non plus raisonnable de produire un résumé (...)

7Luc Faucher et Edouard Machery nous fournissent ensuite l'exemple d'un recours heureux et raisonné aux sciences du vivant dans l'explication du racisme : « Construction sociale, biologie et évolution culturelle. Un modèle intégratif de la pensée raciale ». Leur critique de l'approche constructiviste du racisme, réduisant ce dernier à un concept pseudo-biologique légitimant la domination de groupes humains sur d'autres, relève d'une approche évolutionniste et cognitive très convaincante, faisant découler ce phénomène de l'évolution de la cognition chez nos ancêtres au sein de larges groupes humains appelés « ethnies »6. A noter également, la contribution de Laurence Kaufmann et Fabrice Clément « Les formes élémentaires de la vie sociale », qui lie l'opposition naturalisme/constructivisme à l'opposition individualisme méthodologique/holisme, celle d'Alain Desrosières7, « Les qualités des quantités. Comment gérer la tension entre réalisme et conventionnalisme ? », ainsi que celle d'Etienne Anheim et Stéphane Gioanni, « La nature, la construction sociale et l'histoire. Remarques sur l'œuvre de Ian Hacking »8.

8Ressort au final de cette compilation de textes une réflexion réellement salutaire et enrichissante pour la discipline sociologique. Deux des grands travers de cette dernière ressortent. D'une part, l'enfermement disciplinaire de trop nombreux sociologues ayant tendance à réduire toute tentative de rapprochement avec les sciences du vivant à la pensée italienne pré-fasciste de la fin du XIXème. D'autre part, la vacuité des logiques de diabolisation réciproque entre écoles de pensée, qui peuvent tout autant aiguillonner d'acerbes et constructives critiques qu'obérer tout embryon de réflexion iconoclaste... Cet ouvrage renvoie dos-à-dos deux postures théoriques extrêmes : l'inscription dans la lignée de Lumbrosso, qui fonde dans la nature la légitimation incontestable des hiérarchies et classements humains consacrés, et la filiation ultra-constructiviste, qui, poussée au bout de sa logique, n'est pas sans évoquer la vision fantasmatique des frères Wachowski dans Matrix.

  • 9 Je rappelle que les emprunts aux sciences de la vie, en particulier les analogies entre tel ou tel (...)

9Il reste évidemment à chacun la liberté d'opter pour le montage théorique lui paraissant le plus cohérent et le plus efficace. Cet ouvrage est par conséquent à mettre dans les mains de ceux qui souhaitent éviter de se brûler les doigts par automatisme avec certains concepts, bien des fois utilisés comme repoussoirs purement rhétoriques. A plus forte raison, il mériterait d'être offert à certains dogmatiques viscéraux9 qui substituent la diabolisation à l'argumentation.

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Notes

1 Notamment l'illustre Karl Popper, Conjectures et réfutations, 1953.

2 Sans cet ethos du scientifique raisonnable, les débats académiques évoqueraient probablement ces forums politiques où le qualificatif de « Fasciste » est manié avec assez peu de parcimonie...en général après quatre lignes d'échanges !

3 Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Océanie, 1912.

4 Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895.

5 Emile Durkheim, De la division du travail social, 1893.

6 Le racisme résulterait d'un « système cognitif », un modèle de biologie naïve non invalidé par les faits et pratiques dédié à ce type d'organisation sociale.

7 Auteur reconnu pour son magistral ouvrage La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, 1993. A prescrire à ceux qui manient les statistiques avec un peu trop d'aplomb...

8 Egalement de grande qualité, mais dont-il ne serait pas non plus raisonnable de produire un résumé ici...

9 Je rappelle que les emprunts aux sciences de la vie, en particulier les analogies entre tel ou tel fait social et tel ou tel fait organique, ne sont pas limitées objectivement par les propriétés du vivant mais par la puissance d'imagination de celui qui les invoque. Car le dogmatisme est effectivement un construit social...

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Pour citer cet article

Référence électronique

Brice Gilardi, « Michel de Fornel, Cyril Lemieux, Naturalisme versus constructivisme ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 octobre 2008, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/659 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.659

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