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Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, Sportifs en danger. La condition des travailleurs sportifs

Igor Martinache
Sportifs en danger
Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, Sportifs en danger. La condition des travailleurs sportifs, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2008, 109 p., EAN : 9782914968386.
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Texte intégral

1« L'important, c'est de participer ». La devise du baron Pierre de Coubertin résume encore l'éthique censée fédérer les sportifs, de la pratique occasionnelle jusqu'au plus haut niveau. Et si le désintéressement n'était pas en fait d'abord une idéologie permettant l'exploitation des participants par les organisateurs du spectacle sportif ? Telle est en substance la thèse que défendent Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté, maîtres de conférence en sociologie à à l'université de Lille 2, sont membres du Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS-CNRS). Plus exactement, expliquent-ils, les sportifs de haut niveau sont pris entre le marteau des dirigeants du mouvement sportif et l'enclume du marché dans sa version le plus débridée. Le pouvoir paternaliste des premiers est en effet légitimé par les valeurs désintéressées sur lesquelles s'est institutionnalisée la pratique sportive depuis un peu plus d'un siècle et les autorise à exercer un fort arbitraire tout en passant pour généreux, tandis que le second est présenté aujourd'hui comme le seul mode d'organisation « réaliste » de la compétition, au plus grand bénéfice des sponsors et autres promoteurs du spectacle sportif, mais pas des compétiteurs qui ne parviendront pas tout en haut du podium malgré un entraînement acharné.

  • 1 cf Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995
  • 2 A l'instar de celle de la catégorie des « cadres » en France, qui tient très largement à un travail (...)
  • 3 Voir La condition prostituée, Textuel, coll. "La Discorde", 2007, dont une note de lecture est disp (...)

2Le moyen de sortir de cette double impasse consisterait selon les auteurs à reconnaître la pratique sportive intensive comme une profession à part entière, avec les garanties protectrices attachées à la condition salariale dont Robert Castel a bien décrit l'émergence progressive 1. Seule une mobilisation collective des sportifs eux-mêmes pourrait sans doute permettre une telle reconnaissance 2, mais celle-ci est entravée par l'idéologie du désintéressement et de l' « exception sportive » ainsi que par un cloisonnement largement artificiel entre disciplines dont les sportifs ne sont pas les derniers défenseurs. On notera l'analogie de cette analyse avec celle que Lilian Mathieu a récemment dressé de l'espace de la prostitution, dont les travailleuses et travailleurs sont eux-mêmes insécurisés par la polarisation du discours public entre abolition et libéralisation de leur pratique 3.

  • 4 Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Fayard, 1994 [édition originale en 1986]
  • 5 Car s'ils ne sont souvent pas directement rémunérés, les dirigeants de clubs, comités ou fédération (...)

3Dans la première partie de l'ouvrage, Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté retracent donc la genèse de la « définition légitime » du sport telle qu'elle s'est progressivement imposée dans l'Hexagone. Ils rappellent ainsi, à partir du travail de Norbert Elias et Erich Dunning 4 que le sport moderne ne s'est diffusé en France qu'à la fin du XIXème siècle, et que l'imposition d'un code amateur imposant strictement la gratuité de la pratique a d'abord rempli une fonction distinctive, garantissant « la préservation d'un entre-soi propice à assurer la valeur sociale accordée au sport et à ceux qui s'y adonnent » (p.10). Les dirigeants bénévoles se sont ainsi progressivement posés comme les « gardiens du temple » des valeurs morales associées au sport, légitimées en cette mission par l'encadrement de l'Etat, à partir du moment où celui-ci a reconnu dans le sport un levier d'éducation et de contrôle de la jeunesse, ainsi que par un discours médiatique qui contribue largement à diffuser l'idée que « l'argent » serait le premier fléau du sport. Mais cette manière de dénier à la pratique sportive intensive le caractère d'un travail permet surtout aux dirigeants d'exercer une domination paternaliste, que leur « désintéressement » théorique 5 achève de légitimer.

  • 6 Cf Les évangélistes de marché, Liber-Raisons d'agir, 1998
  • 7 Voir Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme , Seu (...)

4Pour sortir de la tutelle fédérale, les sportifs n'auraient qu'à se jeter dans les bras du « professionnalisme ». Tel est le message des organisateurs de spectacles sportifs et de certains « experts » du « management » sportif, que les auteurs qualifient d' « évangélistes du marché » en empruntant l'expression forgée par Keith Dixon pour désigner les promoteurs du sens commun néolibéral au Royaume-Uni 6. Le terme de professionnalisme est trompeur, car il ne s'agit pas d'une profession au sens traditionnel du terme, avec une organisation structurée et un ensemble de règles encadrant la catégorie, mais au contraire d'un marché du spectacle sportif où règne la règle du « winner-take-all », reconnue par tous comme la meilleure source de motivation et donc de spectacle. Les sportifs sont ainsi considérés dans ce nouveau modèle en progression comme des « entrepreneurs » d'eux-mêmes, et en cela pourraient préfigurer, comme les artistes 7, la future condition de l'ensemble des travailleurs si la dérégulation du marché de l'emploi en route se poursuit.

5En fait, comme les auteurs le montrent, ces deux discours opposés font bel et bien système au profit des « gardiens du temple » et des « évangélistes du marché »... et au détriment des sportifs. Car s'ils s'affrontent pour le contrôle de ces derniers, les responsables sportifs sont de facto associés dans leur précarisation. Les uns et les autres invoquent ainsi une « exception sportive » les premiers pour sauvegarder les valeurs qui sous-tendent leur tutelle, et les seconds pour maintenir la rentabilité de leurs entreprises. Ils convergent notamment sur le mythe d'un « marché universel de la performance » où il apparaît tout « naturel » de rémunérer les sportifs en fonction des résultats et non des efforts consentis.

6Les sportifs de haut niveau évoluent ainsi dans une double-injonction contradictoire : apparaître comme des amateurs désintéressés dont les nombreux sacrifices sont déposés au pied de l'autel de l'« amour du sport », et se penser comme des professionnels contraints de développer des stratégies pour accumuler les ressources monétaires nécessaires. Le cas des athlètes d'élite qui écument les nombreuses courses sur route organisées chaque week-end aux quatre coins du pays qu'a étudié Manuel Schotté est ainsi exemplaire. Assurant le spectacle loin devant la masse des « coureurs du dimanche », ils doivent se livrer une lutte acharnée pour atteindre une des rares places primées de quelques centaines d'euros et ne pas repartir d'euros. Un système efficace pour les contraindre à « se dépasser » et qui entrave toute stratégie coopérative comme le « freinage » que pratiquent certains ouvriers de chantier par exemple pour supporter la charge de travail. Et ce ne sont pas que les porte-monnaie de ces « prolétaires de la performance » qui sont constamment menacés, mais également leur santé. Troubles articulaires, dysfonctionnements des organes, anorexie mentale ou boulimie sont ainsi surreprésentées chez les athlètes de haut niveau en fin de carrière (sans même parler des nombreuses blessures qui parsèment la carrière et y mettent souvent brutalement fin, ou des conséquences du dopage que les auteurs laissent de côté). Et encore ne s'agit-il pas des seuls problèmes de la retraite « sportive », puisque non seulement les individus concernés n'ont généralement pas cotisé au régime général, mais que la reconversion dans une autre activité s'avère souvent problématique. Ils sont soumis là encore au bon vouloir des dirigeants d'instances officielles qui peuvent éventuellement leur « offrir » un poste dans l'encadrement d'autres sportifs.

  • 8 Voir notamment sur ce sujet les travaux de l'économiste Frédéric Lordon, par exemple « Crises finan (...)

7La pratique intensive du sport constitue ainsi une activité où, à l'inverse de la finance 8 les pertes sont individualisées et les profits collectivisées. Ainsi, la victoire d'un sportif ou d'une équipe est-elle revendiquée par ses dirigeants (et ses supporters serait-on tenté d'ajouter), tandis qu'en cas de défaite, ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes...

  • 9 Un phénomène que l'on retrouve dans d'autres sphères de l'activité associative, comme l'a bien mont (...)
  • 10 Voir par exemple sur la question des « naufragés » de la sélection dans le football l'article de Jo (...)
  • 11 Voir dans un autre registre -financier- malheureusement d'actualité, Et la vertu sauvera le monde. (...)

8Cette difficulté à construire la figure de travailleur sportif tient donc à l'entretien de deux idéologies en apparence concurrentes, mais qui convergent dans l'exploitation des sportifs (mais aussi des salariés d'associations sportives 9). Une idéologie d'autant plus permissive qu'elle imprègne les sportifs eux-mêmes, qui comme le public sont leurrés par la surexposition des quelques-uns qui parviennent à tirer leur épingle du jeu tandis que les « recalés » bien plus nombreux sont soigneusement laissés dans l'ombre 10. Cette situation est également entretenue par les nombreux clivages qui structurent le monde sportifs, et notamment la croyance des pratiquants de chaque discipline en la singularité de leur sport par rapport aux autres. Cette individualisation des situations de travail, à l'oeuvre également dans d'autres sphères du monde professionnel, entrave logiquement toute possibilité d'une action collective pour engager la construction de ce statut de sportif professionnel. Pourtant, de telles mobilisations sont possibles, l'exemple ayant été donné quelque peu paradoxalement par les Etats-Unis où les joueurs de hockey sur glace ou de base-ball ont été capables récemment de déclencher des grèves victorieuses d'une ampleur remarquable. Espérons que cet ouvrage contribuera à initier une prise de conscience de la part des sportifs qui consacrent une bonne part de leur vie à leur pratique. Dénotant avec une bonne part de la littérature scientifique consacrée au sport - et dont les auteurs expliquent qu'elle sert largement les « évangélistes de marché », Sportifs en danger vient dévoiler les enjeux que cachent certains discours « vertueux » 11, une tâche qui suffirait à elle seule à justifier l'existence de la recherche sociologique. Laquelle ne mériterait pas « une heure de peine si elle ne devait avoir qu'un intérêt spéculatif » comme le disait si justement Durkheim...

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Notes

1 cf Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995

2 A l'instar de celle de la catégorie des « cadres » en France, qui tient très largement à un travail actif de construction de ses membres comme l'a bien montré Luc Boltanski - cf « Taxinomies sociales et luttes de classes. La mobilisation de "la classe moyenne" et l'invention des "cadres" » , Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 29, 1979, p.75-105 et Les cadres. La formation d'un groupe social, éditions de Minuit, 1982

3 Voir La condition prostituée, Textuel, coll. "La Discorde", 2007, dont une note de lecture est disponible ici : http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=2943

4 Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Fayard, 1994 [édition originale en 1986]

5 Car s'ils ne sont souvent pas directement rémunérés, les dirigeants de clubs, comités ou fédérations profitent souvent de bénéfices secondaires loin d'être négligeables - l'exemple extrême étant celui des responsables du Comité International Olympique (CIO) éclaboussés par de récents scandales de corruption liés au choix des sites où doivent se tenir les prochaines olympiades d'été comme d'hiver

6 Cf Les évangélistes de marché, Liber-Raisons d'agir, 1998

7 Voir Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme , Seuil, coll. « La République des idées », 2003

8 Voir notamment sur ce sujet les travaux de l'économiste Frédéric Lordon, par exemple « Crises financières, n'en tirer aucune leçon », Le Monde diplomatique, mars 2008

9 Un phénomène que l'on retrouve dans d'autres sphères de l'activité associative, comme l'a bien montré notamment l'ouvrage collectif dirigé par Annie Collovald dans L'humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de "solidarité internationale" en faveur du Tiers-Monde, Presses Universitaires de Rennes, 2002

10 Voir par exemple sur la question des « naufragés » de la sélection dans le football l'article de Johann Harscoët, « Tu seras Pelé, Maradona, Zidane » ou... rien », Le Monde diplomatique, juin 2006

11 Voir dans un autre registre -financier- malheureusement d'actualité, Et la vertu sauvera le monde. Après la débâcle financière, le salut par l'« éthique » ? de Frédéric Lordon, Liber-Raisons d'agir, 2003

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, Sportifs en danger. La condition des travailleurs sportifs », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 mars 2008, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/553 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.553

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