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Franz Schultheis, Marta Roca i Escoda, Paul-Frantz Cousin, Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l'enseignement supérieur européen

Igor Martinache
Le cauchemar de Humboldt
Franz Schultheis, Marta Roca i Escoda, Paul-Frantz Cousin (dir.), Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l'enseignement supérieur européen, Raisons d'agir, coll. « Cours et Travaux », 2008, 230 p., EAN : 9782912107404.
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Texte intégral

  • 1 Ce qui n'est pas sans faire écho au premier « commandement » du sociologue énoncé par Durkheim : «  (...)
  • 2 Disponible en ligne sur le site d'échanges de point de vue « Limado » de l'école supérieure d'archi (...)
  • 3 Également disponible en ligne sur le même site
  • 4 Conformément à la thèse développée par Ernest Gellner dans Nations et nationalisme (Paris, Payot, 1 (...)

1Philosophe, linguiste diplomate et ministre, Wilhelm von Humboldt prit également le temps de fonder, en 1810, l'Université à Berlin qui porte aujourd'hui son nom. Son projet est alors visionnaire puisqu'il décide d'y réunir différentes disciplines afin que professeurs et étudiants de divers horizons se confrontent pour mener de cette manière une « libre recherche », affranchie des systèmes philosophiques et autres préjugés 1. Significativement, aussi illustre en Allemagne que son naturaliste de frère Alexander, Humboldt est peu connu de ce côté-ci du Rhin. Une lacune que semblerait devoir combler la mise en place d'un « espace européen de l'enseignement supérieur », initiée par la « Déclaration de Bologne » que signent les ministres de l'Éducation de 29 États européens le 19 juin 1999 2. Un texte qui marquait en fait surtout le ralliement de vingt-cinq de ses responsables à la volonté exprimée un an plus tôt par leurs collègues français, britannique, allemand et italien dans la « déclaration de la Sorbonne » du 25 mai 1998, impulsé par les seuls ministres 3. Si cette harmonisation des systèmes d'enseignement supérieur semble partir d'une bonne intention, venant infléchir la pente par trop mercantile de la construction européenne et permettre enfin l'émergence d'une conscience européenne 4. Hélas, si elles posent les bases d'une telle Europe de la connaissance, c'est sur son plus petit dénominateur commun que les modalités de cette mise en œuvre de cette déclaration se sont appuyées, à savoir la culture gestionnaire.

  • 5 Cf Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences- (...)

2Telle est donc la démonstration des différents contributeurs de cet ouvrage, issu du colloque « Les systèmes d'enseignement nationaux et les catégories nationales de pensée » organisé par le réseau ESSE (pour un réseau des sciences sociales européennes) à Coppet (Suisse) en 2004, mais auquel les réformes actuellement en cours dans les universités françaises viennent -malheureusement- redonner une actualité brûlante. La marchandisation de l'enseignement supérieur dont il est question passe ainsi par une uniformisation gestionnaire des cursus, qui, faisant fi des spécificités disciplinaires, largement inspirée des préconisations de l'OCDE (organisation pour la coopération économique et le développement) pour l'invention d'une « prestation de service éducatif » uniforme. Celle-ci passe ainsi par la mise en œuvre d'instruments a priori neutres - illusion savamment comprise et entretenue par les dirigeants contemporains 5 - tels que la tripartition des parcours en 3, 5 ou 8 ans (le fameux « LMD » (Licence-Master-Doctorat) dans la terminologie française) au détriment des diplômes intermédiaires, la modularisation de l'enseignement allant de pair avec la mise en place du système de « crédits » transférables (les ECTS - European Credits Transfer System) entre établissements européens, favorisant a priori la mobilité des étudiants -mais pas n'importe lesquels-, mais surtout réduisant la valeur des enseignements à leur seule mesure horaire. C'est surtout l'autonomisation accrue des établissements, encourager à quêter leurs propres ressources à travers la mise en place de chaires sponsorisées par des entreprises privées, ou la mise en place de frais d'inscription - quand elle n'était pas encore mise en œuvre- de plus en plus élevés, avec la privatisation pure et simple en ligne de mire. Bref, bien plus qu'une simple harmonisation des contenus d'enseignement, c'est bien un « projet de grande envergure visant à transformer les conditions de production et de diffusion du travail intellectuel » qui est ainsi dessiné depuis « Bologne », avec la réduction de l'éducation supérieure à un service standardisé de formation assuré par des universités mues en entreprises compétitives pilotées par de véritables managers initiant projet après projet et visant bien davantage à assurer la « professionnalisation » des étudiants qu'à cultiver leur esprit critique, ainsi que le montre bien Sandrine Garcia dans sa contribution. « La réduction de la durée moyenne des études sous le régime du bachelor [la nouvelle « Licence » française] s'accompagne d'un renforcement du caractère scolaire de l'apprentissage et d'un abaissement du niveau des connaissances et des compétences scientifiques pour la majorité des étudiants [...] Le prix à payer sera, en dehors des nouvelles inégalités sociales en matière d'accès aux biens culturels, du côté de la capacité de réflexion critique autonome et des compétences scientifiques « moyennes » » résument en introduction Franz Schultheis, Marta Roca i Escoda et Paul-Frantz Cousin.

  • 6 En novembre 2004
  • 7 Cf Deux siècles de rhétoriques réactionnaire, Paris, Fayard, 1991

3Le modèle plus ou moins avoué est ainsi le système universitaire étasunien, brossé ici à grands traits par Rick Fantasia dans un article initialement publié dans Le Monde diplomatique 6 qui pointe les inégalités extrêmes -dans l'accès à cet enseignement et entre universités- et le rôle primordial de l'hérédité et du capital social - facteurs qui favorisent même l'accès des proches des anciens élèves - également généreux donateurs- de manière institutionnalisée sans que cela ne crée d'émoi. Christian de Montlibert vient lui pour sa part déconstruire les discours plaidant pour cette (contre-)réforme européenne d'une manière que ne désavouerait sans doute pas Albert Hirschman 7, tandis que Felix Keller propose lui une analyse des habitus des « nouveaux nomades » ainsi promus par ce système en gestation : les responsables institutionnels, mais aussi les étudiants, dont l'appartenance disciplinaire des plus mobiles indique non seulement une certaine proximité avec le « monde de l'entreprise » (commerce, communication,...), et le choix des destinations favorites une curieuse analogie avec celui des...touristes !

  • 8 Et que l'on appelle déjà « marketing » dans les écoles de gestion

4La deuxième partie de l'ouvrage est consacrée à l'examen de quelques cas nationaux. Charles Soulié décrit ainsi le cas hexagonal en mettant en évidence la « montée d'un esprit gestionnaire » qui ressort du conflit entre « facultés » disciplinaires. Tandis que les plus éloignés du nouvel esprit du capitalisme tendent, par leurs étudiants comme leurs enseignants, à manifester leur opposition au processus de Bologne, celui-ci est au contraire soutenu par les membres disciplines proches de la gestion qui perçoivent plus ou moins consciemment les rétributions que leur promet la transformation des universités en « business schools de masse », ainsi que le préfigure la manière dont la gestion phagocyte d'ores et déjà l'économie dans les universités les plus « dominées » du système. Mais remarque-t-il, la sociologie joue également un rôle ambigu dans ce processus, incarnant un véritable « cheval de Troie » comme l'avait déjà noté Pierre Bourdieu, lorsqu'à sa version « autonome » est privilégiée une conception essentiellement utilitaire consistant à mettre ses méthodes au service de la demande commerciale ou politique 8... Les rapports de force institutionnels sont également au coeur de l'analyse de Stuart Woolf, s'agissant cependant cette fois de l'Italie. La mise en oeuvre du processus de Bologne permet cependant de mettre à jour un certain nombre des contradictions et autres logiques « clientélistes » déjà présentes dans le système universitaire, qui appelaient ainsi sans doute à une réforme, quoique préférablement différente. Ce sont d'autres contradictions que vient également exacerber cette réforme en Allemagne comme le montre Ulf Wuggenig, venant raviver un élitisme jusque-là contenu et incarné par le système dual entre universités traditionnelles et Fachhochschulen, non sans susciter des oppositions virulentes. Ce n'est pas l'étude d'un cas national, mais celui d'un domaine disciplinaire qui referme l'ouvrage : celui des études littéraires, qu'analyse Paul Aron. En comparant sommairement les cursus la littérature francophone dans différents pays, il pose un certain nombre de questions intéressantes quant à la structuration de leur formation, mais aussi l'« utilité sociale » de la recherche en la matière - que nombre d'agents extérieurs semblent avoir bien des difficultés à percevoir.

  • 9 Cf Isabelle Bruno, A vos marques, prêts... cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un (...)
  • 10 Néologisme forgé au niveau communautaire pour désigner un état simultané de collaboration et de com (...)
  • 11 En date du 5 janvier 2008 et consultable en ligne sur le site du quotidien L'Humanité

5Ces différentes contributions permettent ainsi de resituer les actuelles réformes de l'enseignement supérieur français dans le cadre plus général du processus de Bologne. A l'instar de la « stratégie de Lisbonne » 9, celui-ci est aussi méconnu du public qu'il ne se situe au cœur de transformations politiques profondes. Comme ce dernier également, il vient placer la logique gestionnaire au centre de sphères qui devraient lui être étrangères. Le benchmarking, cette « co-opétition » 10, sans fin - parce que sans objectif (que remplace la comparaison permanente). « L' « esprit de Bologne » est bien moins généreux que le texte de la déclaration le laisse croire », avertit ainsi Yves Winkin en conclusion, rajoutant de manière prophétique qu' « entre les étudiants [alors] en grève et les présidents d'université, les plus naïfs ne sont pas ceux qu'on pense ». A lire la récente lettre ouverte au président de la République française de la Conférence des présidents d'université 11, on se dit effectivement que ces derniers auraient été bien inspiré de faire un tour au colloque de Coppet il y a presque cinq ans maintenant...

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Notes

1 Ce qui n'est pas sans faire écho au premier « commandement » du sociologue énoncé par Durkheim : « il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » (Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2007 [1895], p.31)

2 Disponible en ligne sur le site d'échanges de point de vue « Limado » de l'école supérieure d'architecture de la Villette

3 Également disponible en ligne sur le même site

4 Conformément à la thèse développée par Ernest Gellner dans Nations et nationalisme (Paris, Payot, 1989) selon laquelle l'édification de l'Etat-nation repose moins sur la monopolisation de la violence légitime que sur celle de l'éducation

5 Cf Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences-Po, 2004

6 En novembre 2004

7 Cf Deux siècles de rhétoriques réactionnaire, Paris, Fayard, 1991

8 Et que l'on appelle déjà « marketing » dans les écoles de gestion

9 Cf Isabelle Bruno, A vos marques, prêts... cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008, dont une recension est disponible à ce lien

10 Néologisme forgé au niveau communautaire pour désigner un état simultané de collaboration et de compétition à toutes les échelles de l'Union : de l'UE vis-à-vis du reste du monde, entre pays membres, entre institutions de ces pays membres, entre composantes de ces institutions, et finalement entre tous les citoyens-individus... - « Nous devons en particulier rechercher une meilleure compétitivité du système européen d'enseignement européen » indiquent ainsi les auteurs de la « déclaration de Bologne »

11 En date du 5 janvier 2008 et consultable en ligne sur le site du quotidien L'Humanité

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Franz Schultheis, Marta Roca i Escoda, Paul-Frantz Cousin, Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l'enseignement supérieur européen », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 janvier 2009, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/710 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.710

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