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Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse, La lutte continue ?. Les conflits du travail dans la France contemporaine

Igor Martinache
La lutte continue ?
Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Éditions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2008, 159 p., EAN : 9782914968492.
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Texte intégral

  • 1 Howard S.Becker, Les Mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988 [1982]

1Le titre évoque le nom d'une formation d'extrême-gauche italienne des années 1970, Lotta continua, emmenée par Adriano Sofri et à laquelle appartint également le talentueux écrivain Erri de Luca, mais ce n'est pas d'elle dont il est question ici. Foin de nostalgie, les auteurs de La lutte continue ? -titre dont on notera la prudence du point d'interrogation- s'intéressent au contraire aux conflits du travail actuels, venant tordre le coup à la thèse couramment entendue d'un âge d'or révolu. Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Jérôme Pélisse, Guillaume Desage et Baptiste Giraud sont respectivement sociologues, pour les trois premiers, et politologues, pour les deux autres. Une interdisciplinarité qui est en elle-même un des premiers messages de l'ouvrage : son sujet est indissociablement social et politique. Autre message implicite dans le contexte de rédaction : une écriture à dix mains - aucune partie n'étant spécifiquement signé par l'un ou l'autre des auteurs-, ce qui change des juxtapositions de chapitres qui forment bien souvent la trame des ouvrages dits « collectifs ». Cela rappelle en quelque sorte qu'à l'instar d'une œuvre d'art 1, un travail scientifique est toujours une oeuvre collective, dont les participants dépassent d'ailleurs largement le cercle de ceux dont le nom orne la couverture. Mais venons-en au fond.

  • 2 En vertu de la fameuse maxime qui veut que si quelqu'un veut faire tuer son chien, il dit qu'il a l (...)

2L'ouvrage s'appuie essentiellement sur les résultats de l'enquête Relations professionnelles et négociations d'entreprise (REPONSE), bien connue des chercheurs de la DARES. Celle-ci, dont la troisième vague a été achevée en 2004, est formée d'un volet quantitatif et d'un volet qualitatif. Il s'agit, pour le premier, d'un questionnaire soumis à trois catégories d'acteurs des entreprises : représentants de la direction, représentants du personnel et salariés au sein des 125 000 établissements de plus de 20 salariés du secteur marchand non-agricole que comporte le pays, et pour le second, d'une série de monographies - plutôt que de « simples » entretiens, et ce « afin de pouvoir resituer le conflit dans l'environnement social, productif et organisationnel au sein duquel il s'est développé pour l'aborder dans toute sa complexité » (p.16). Car c'est l'un des premiers résultats de cette enquête : toute interprétation trop macro-sociale des conflictualités du travail dans la France contemporaine est vouée à l'échec, tant les déterminants d'un tel phénomène s'avèrent finement agencés à l'échelle locale. C'est donc ce types d'analyses par trop globalisantes que vient démentir La lutte continue ?, à commencer par les discours contradictoires qui tantôt affirment la baisse continue de la conflictualité, et tantôt brossent le portrait d'une France « championne des grèves » à cause d'un système de relations sociales « arriéré ». Or, l'un comme l'autre ces discours semblent surtout servir la mise en œuvre d'un modèle de négociation d'entreprise promu par les employeurs comme par les gouvernements récents. Il s'agit donc d'établir un diagnostic sincère avant d'achever le prétendu « malade » 2.

  • 3 Ainsi que l'ont opportunément rappelé certains ouvrages récemment parus à l'occasion du quarantenai (...)

3S'il est vrai que le tournant des années 1960-1970 a représenté un pic d'activité contestataire dans les usines autant que dans la rue 3, il semble cependant qu'il faille désormais changer de thermomètre pour mesurer la « fièvre » sociale. L'indicateur des Journées individuelles non travaillées pour fait de grève (JINT) que retient le Ministère du Travail ne semble désormais plus pertinent pour mesurer l'activité contestataire dans le monde du travail. Tel est le constat que les auteurs développent dans le premier chapitre. Ils présentent les différents biais dudit indicateur : réduction de la grève à sa seule définition juridique, champ d'enquête restreint depuis 2003 au seul secteur privé et mode de recensement problématique. En adoptant une approche plus large du conflit prenant en compte des formes individuelles aussi bien que collectives - refus d'heures supplémentaires, actions aux Prud'hommes, mais aussi grèves du zèle ou perlées qui ne constituent pas un arrêt de travail dans sa définition stricte-, les auteurs constatent au contraire une hausse de la conflictualité depuis le début des années 1990. Ils rappellent ensuite que, loin d'être la « championne des grèves », la France se situe dans la moyenne des pays de l'Union européenne en matière de JINT - ce qui n'est toutefois pas sans présenter une certaine contradiction après avoir montré les limites d'un tel indicateur... Mais surtout, les auteurs remarquent ensuite que la reconnaissance de la conflictualité constitue en soi un enjeu de lutte pour laquelle l'Etat en tant qu'employeur n'est d'ailleurs pas un observateur neutre. Il suffit de songer à la question du service minimum que le gouvernement promeut dans les transports collectifs ou l'éducation...

  • 4 Sur cette notion centrale de l'analyse de Charles Tilly, voir La France conteste, de 1600 à nos jou (...)
  • 5 Pour un bon exemple de ce type de travaux, voir Alberto Melucci, Challenging Codes: Collective Acti (...)
  • 6 Elle-même bien moins marquée qu'il n'y paraît
  • 7 Au retentissement cependant bien faible dans les médias...

4S'il importe de ne pas réduire la conflictualité du travail à la grève et de prendre en compte l'ensemble du « répertoire d'action collective » 4, il ne s'agit pas pour autant tomber dans l'illusion de la nouveauté. C'est ce qu'ont fait de nombreux auteurs vantant l'avènement de « nouveaux mouvements sociaux » qui auraient supplanté la conflictualité du travail à la faveur du passage à une société post-industrielle 5. Dans le deuxième chapitre, les auteurs examinent donc l'hypothèse d'une rupture dans les formes de conflit qu'aurait induite la tertiarisation du tissu économique. Ils montrent ainsi le caractère caricatural d'une césure entre « anciennes » et « nouvelles » formes de conflictualité, qui reproduirait la « frontière » entre industrie et services 6. Ces formes de conflit étiquetées donc un peu rapidement comme « industriels » ou « tertiaires » s'articulent en fait beaucoup plus qu'elles ne s'opposent, et traversent largement les limites des secteurs, comme en a témoigné par exemple la journée d'action intersyndicale de la grande distribution le 1er février 2008 7. Il ne s'agit pas pour autant de négliger les différences sectorielles, mais la taille de l'établissement ou la présence syndicale dans celui-ci sont des facteurs explicatifs plus déterminants de la conflictualité sous toutes ses formes, expliquent les auteurs avant d'examiner les thèmes de conflit déclarés - dans l'ordre : salaires, temps de travail, climat des relations de travail, emploi, conditions de travail,...

5Autre frontière théorique remise en cause dans le troisième chapitre : celle qui opposerait l'action collective et les retraits individuels. Les auteurs montrent là encore qu'il faut voir une continuité entre les premières et les seconds, faits de sanctions individuelles (avertissement écrit, mise à pied, licenciement, incitation à la démission, mutation, rétrogradation,...), d'actions aux prud'hommes et d'absentéisme. Plus exactement, ces derniers, dont on constate une augmentation dans la période récente et dont le nombre est corrélé positivement à la taille de l'établissement, peuvent revêtir des significations très différentes en fonction du contexte local. Ainsi ne faut-il pas confondre retrait et désengagement, ce que seul permet dans chaque cas une analyse fine du terrain.

  • 8 Cf Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999
  • 9 Constat qui n'est pas sans faire résonner la fameuse phrase de Jean Jaurès : « le capitalisme porte (...)

6Les auteurs battent ensuite en brèche la fausse opposition entre conflit et négociation, largement instrumentalisée politiquement. Là encore, les données de l'enquête REPONSE permettent de montrer que ces deux registres de confrontation se combinent bien plus qu'ils ne s'excluent. Reste que cette représentation faussée permet aux employeurs et aux gouvernements de droite de déployer leur stratégie consistant à décentraliser le « dialogue social » au niveau de l'entreprise. Une stratégie de la négociation elle-même appuyée par les nouveaux instruments du management, visant à voiler les hiérarchies et accroître la motivation par les instruments 8, mais dont les auteurs montrent cependant qu'à rebours des attentes de ses promoteurs, cette stratégie est au contraire porteuse de conflits potentiels 9.

  • 10 Cf Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, Histoire des syndicats (1906-2006), Paris, Seuil, 2006

7Le dernier chapitre examine enfin les liens entre l'action syndicale et la conflictualité collective. Si, sans surprise, la présence de sections syndicales accroît la probabilité de conflits, on ne peut pour autant s'en tenir à une vision trop mécanique -et caricaturale- de l'action des syndicats. Une fois encore, l'enquête de terrain s'avère nécessaire pour comprendre les mécanismes -divers- par lesquels l'activité des délégués syndicaux peut enclencher une dynamique contestataire. Contre l'idée de syndicalistes empêtrés dans des logiques bureaucratiques et éloignés de la « base » des salariés 10, les auteurs montrent comment ceux-ci fournissent surtout un travail d'information et de mise en forme des problèmes ressentis souvent indispensable au déclenchement d'actions tant collectives qu'individuelles (notamment dans la sphère juridique). Il s'agit aussi de se déprendre de l'image différentielle attachée aux différentes centrales syndicales, car sur le terrain et face à une situation donnée, les délégués les plus radicaux ne sont pas toujours ceux que l'on attend, du fait notamment, comme l'expliquent les auteurs, de l'intériorisation des configurations locales par les militants syndicaux.

8Si cet ouvrage fournit de nombreuses pistes pour renouveler l'analyse des conflictualités du travail contemporaine, et ce à partir de données concrètes, on peut cependant déplorer sa brièveté au regard des enjeux soulevés. Si l'exploitation de l'enquête REPONSE permet de battre en brèche les fondations bancales du discours promouvant la « modernisation du dialogue social », on aurait cependant apprécié que les monographies de conflits soient davantage développées. L'actualité sociale n'en manque pas, et alors que les auteurs insistent bien sur la nécessité d'affiner le regard sur les configurations locales, leur visibilisation est en elle-même un enjeu éminemment politique. Le chantier est en tous cas (ré)ouvert, et n'est surtout pas interdit au public 11 !

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Notes

1 Howard S.Becker, Les Mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988 [1982]

2 En vertu de la fameuse maxime qui veut que si quelqu'un veut faire tuer son chien, il dit qu'il a la rage. Pour son application en matière d'Assurance maladie, cf Frédéric Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, Bellecombes-en Bauges, éditions du Croquant, 2007

3 Ainsi que l'ont opportunément rappelé certains ouvrages récemment parus à l'occasion du quarantenaire des événements désignés sous l'étiquette de « Mai 68 » - cf Boris Gobille, Mai 68, Paris, La Découverte, 2008 ; Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68. Une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008 ; Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai Juin 68, Paris, Editions de l'Atelier, 2008

4 Sur cette notion centrale de l'analyse de Charles Tilly, voir La France conteste, de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986 et l'entretien que ce grand chercheur récemment disparu avait donné en 2005 à la revue Vacarmes

5 Pour un bon exemple de ce type de travaux, voir Alberto Melucci, Challenging Codes: Collective Action in the Information Age, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, même si cet auteur s'est par la suite défendu d'avoir voulu exposer une « rupture »

6 Elle-même bien moins marquée qu'il n'y paraît

7 Au retentissement cependant bien faible dans les médias...

8 Cf Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999

9 Constat qui n'est pas sans faire résonner la fameuse phrase de Jean Jaurès : « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage »...

10 Cf Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, Histoire des syndicats (1906-2006), Paris, Seuil, 2006

11 Clin d'oeil au travail remarquable de Nicolas Journin, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La Découverte, 2008

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse, La lutte continue ?. Les conflits du travail dans la France contemporaine », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 novembre 2008, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/677 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.677

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