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Pierre-Yves Connan, Marc Falcoz, Danielle Potocki-Malicet, Etre chercheur au XXIe siècle. Une identité éclatée dans des univers en concurrence

Igor Martinache
Etre chercheur au XXIe siècle
Pierre-Yves Connan, Marc Falcoz, Danielle Potocki-Malicet, Etre chercheur au XXIe siècle. Une identité éclatée dans des univers en concurrence, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Sciences sociales », 2008, 204 p., EAN : 9782757400722.
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Texte intégral

  • 1 Et aujourd'hui politique !
  • 2 Respectivement maîtres de conférences et professeure à l'Université de Reims-Champagne-Ardennes et (...)
  • 3 Cf Claude Dubar, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005 ou, plus particulièrement su (...)

1Nerf de la guerre économique 1, la recherche fait actuellement l'objet de réformes en profondeur en France comme dans les autres pays européens, comme le rappelle notamment l'entrée en vigueur de la loi LRU (« Liberté et Responsabilité des Universités ») le 1er janvier dernier. Aussi, s'engager dans la « carrière » de chercheuse ou chercheur aujourd'hui demande un sens affûté de l'orientation. L'ouvrage que proposent donc Pierre-Yves Connan, Marc Falcoz et Danielle Potocki-Malicet 2 semble ainsi arriver à point nommé pour fournir quelques points de repères dans cet - ou plutôt ces- univers de la recherche scientifique. Comment définir la recherche ? La question est moins anodine qu'il n'y paraît. En particulier quand il s'agit de cerner les activités que recouvre cette « production de connaissances ». Car comme le montrent les auteurs, les termes de « recherche » ou « chercheurs » renvoient à des représentations bien différentes suivant les catégories de population interrogées, rappelant en cela qu'il s'agit d'une profession, qui, comme toute autre, fait l'objet de constructions identitaires en évolution permanente 3.

  • 4 La crise des identités, Paris, Puf, « Le lien social », 2001
  • 5 Cf Alain Caillé (dir.), La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, Paris, La Décou (...)
  • 6 Sur cette notion d'idéal-type, voir la notice que lui consacre l'encyclopédie en ligne Wikipédia, e (...)

2En rappelant la définition que Claude Dubar 4 donne de ce concept difficilement saisissable qu'est l'identité, à savoir « le résultat à la fois stable et provisore, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions », les auteurs rappellent combien cette question - indissociable de celle de la « reconnaissance » 5 - est devenu central dans la compréhension du monde social aujourd'hui. A partir de leurs travaux auprès des chercheurs, mais aussi d'enquêtes menées par d'autres auprès, respectivement du « grand public » et d'étudiants de maîtrise - autrement dit des aspirants aux métiers de la recherche-, et d'acteurs des sphères politique et entreprenariale, ils analysent les représentations que ces différentes catégories se font du métier de « chercheur ». Si comme pour tout autre agent social, la construction identitaire des chercheurs varie selon leurs conditions d'exercice, et ainsi « relève d'interactions sociales situées » (p.113), se dégage cependant une image globalement valorisante et la reconnaissance d'une forte utilité sociale. Celle-ci est cependant envisagée différemment selon les observateurs interrogés. Le secteur d'activité constitue sans surprise le principal facteur clivant en la matière, constituant la colonne vertébrale de l'identité professionnelle des chercheurs. On retrouve, autrement dit, la distinction entre chercheurs du secteur public, acteurs principaux de la recherche fondamentale, et dont l'identité dépend d'abord de la discipline d'exercice, et les chercheurs du secteur privé, qui pratiquent une recherche davantage appliquée, se conçoivent davantage comme « inventeurs » que comme « chercheurs » et membres d'une entreprise donnée. Si cette identité professionnelle est manifestement multiple, et se constitue largement par « opposition implicite des profils » (p.118), les auteurs veulent cependant nuancer cette opposition public/privé pour mettre l'accent sur les passerelles qui existent entre les deux, mais aussi les nombreux chercheurs du secteur privé tertiaire qui ne se fondent dans aucun des deux modèles précédents. Parmi eux, les auteurs distinguent finalement différents profils individuels, conçus comme autant d'idéaux-types wébériens 6 : les « indépendants fusionnels », les « indépendants affinitaires » et les « indépendants individualistes », selon que ces derniers placent au centre de leur identité leur expertise, leur réseau social ou leur carrière personnelle.

  • 7 Lui-même largement discutable... cf Isabelle Bruno, A vos marques, prêts... cherchez ! La stratégie (...)
  • 8 Sur cette notion appliquée à l'exemple de l'utilisation de la grève de la faim par certains militan (...)
  • 9 Et qui de Groupement d'intérêt public (GIP) deviendra un Etablissement public administratif le 1er (...)
  • 10 La question problématique des indicateurs retenus -à commencer par la bibliométrie- est particulièr (...)

3Avant d'aborder cette question, selon eux centrale, de l'identité, Pierre-Yves Connan, Marc Falcoz et Danielle Potocki-Malicet reconstituent l'environnement de la recherche en France, et en particulier les (profonds) changements qui l'affectent aujourd'hui. Le premier chapitre décrit ainsi le « difficile contexte de la recherche en France » et revient ce faisant sur le débat en cours. Il rappelle ainsi le décalage entre l'objectif 7annoncé au sommet de Lisbonne en mars 2000 de faire de l'Union européenne « l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010... » en consacrant pour cela à cet horizon 3% de Produit Intérieur Brut aux dépenses de recherche et de développement, et la faiblesse persistance des budgets alloués à la recherche publique durant les années suivantes. Un mouvement social s'est ainsi engagé à partir de 2004 avec le lancement de la pétition nationale « Sauver la recherche » et du collectif « Sauvons la recherche ». Les chercheurs, organismes, la Conférence des Présidents d'Université et le gouvernement semblent alors s'accorder sur le diagnostic de « crise », leurs remèdes diffèrent cependant, et se met alors en place un « jeu d'interdépendance tactique » 8 entre ces différents acteurs. Outre la question de l'emploi, les principaux enjeux identifiés concernent l'insertion professionnelle des doctorants, les statuts, la mobilité et la valorisation des chercheurs, ainsi que l'articulation entre les secteurs public et privé. Si le président de la République d'alors, Jacques Chirac, octroie bien la création de 1550 postes fin 2004, la priorité des responsables étatiques est cependant de rapprocher la recherche publique de l'entrerprise, comme le montrent clairement la nature des institutions créées en 2005 : le groupe bancaire OSEO, largement médiatisé ces dernières semaines - fruit du rapprochement de la Banque de développement des PME et de l'ANVAR -Agence nationale de Valorisation de la Recherche-, l'Agence de l'Innovation Industrielle (AII), ou le label « Carnot » pour les structures publiques qui mettent en oeuvre un partenariat avec le secteur privé. Mais la principale reste l'Agence Nationale pour la Recherche (ANR) créée le 7 février 2005 9, et qui institue une logique de gestion de la recherche par projets. La loi de programme pour la recherche du 18 avril 2006 vient ainsi renforcer les orientations initiées par celle de 1999 en renforçant le rôle de l'Agence nationale de la recherche technique (ANRT), chargée entre autres depuis 1981 d'encadrer les Conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) par lesquelles une firme privée accueille un doctorant, et en créant l'Agence d'Evaluation de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur (AERES), qui, comme son nom l'indique, a pour rôle de mettre en œuvre l'évaluation des personnels et établissements de recherche par leurs pairs. Cette évaluation et ses modalités ne sont cependant pas sans poser problème et soulever de vives et multiples protestations 10.

  • 11 Cf Les mondes de l'art, Paris, Flammarion 1988 [1982]
  • 12 Autrement dit, ils ne courent pas après les mêmes enjeux, ils ne partagent pas la même illusio comm (...)
  • 13 Sur cette notion, Cf Everett C. Hugues, « Le regard sociologique. Essais choisis », Textes rassembl (...)

4Cette ample restructuration de la recherche -qui n'a pour l'heure ni rectifié le faible engagement financier des entreprises privées dans la recherche, ni incité les chercheurs publics à se muer en masse en créateurs d'entreprise - constitue la dernière étape en date d'une longue évolution de la place de la recherche en France que les auteurs retracent dans la deuxième chapitre, plus particulièrement depuis la Libération. La fin de l'ouvrage est quant à elle consacrée à la question de la professionnalisation, ainsi qu'à la comparaison des deux « univers » de la recherche, public et privé. Les deux questions sont à vrai dire indissociables ; et la première recouvre notamment la question de la formation et celle de l'accès à l'emploi. En ce qui concerne la formation, le secteur public se distingue par la condition nécessaire mais non suffisante de l'obtention d'un doctorat pour prétendre à un poste de recherche, tandis que le secteur privé privilégie dans une large mesure la formation des écoles d'ingénieur et plus généralement des filières plus courtes, manifestant même une méfiance relative à l'égard des « docteurs » - ce qui constitue d'ailleurs une spécificité française. Etant donnée la pénurie relative de postes par rapport à l'effectif des doctorants, les auteurs voient une porte de sortie dans la valorisation par le doctorant de sa thèse et des compétences qu'elle a permis de développer, plutôt que dans la mise en oeuvre d'un « numerus clausus » quelque peu absurde que certains responsables politiques avaient un temps proposé. Reste que là encore il n'est pas souhaitable de faire l'économie d'un débat sur cette évolution tendant à faire du doctorant un « entrepreneur » de sa propre carrière. A cette conception s'opposerait ainsi ce constat sociologique selon lequel la recherche est avant tout une oeuvre collective, à l'instar de ce qu'Howard Becker avait montré concernant le travail artistique 11. Outre leurs formations, les chercheurs du public et du privé s'opposent plus largement de par leurs modes de valorisation 12, mais aussi les sources de leur évaluation - les pairs pour les premiers, les clients pour les seconds-, et surtout les tâches à effectuer. Les auteurs rappellent ainsi à juste titre l'importance des différentes missions de transmission qui incombent aux enseignants-chercheurs du public - mais aussi à certains secteurs du privé engagés dans des actions de formation-, ainsi que des tâches administratives. Face aux projets actuels visant à « punir » les mauvais enseignants-chercheurs en accroissant leur « charge » d'enseignement (et réciproquement), une réflexion s'impose sur les représentations attachées à ces différentes missions, en particulier pour comprendre pourquoi enseigner est assimilé par beaucoup au « sale boulot » 13. Pour combler ce fossé culturel - ce qui serait à leurs yeux souhaitable-, les auteurs préconisent le renforcement des dispositifs de collaboration entre public et privé qui existent déjà : les CIFRE déjà évoqués, mais aussi les Services d'activité industrielles et commerciales (SAIC) ainsi que les dispositifs financiers et fiscaux. On peut ne pas les suivre sur ces orientations normatives, sans pour autant laisser de côté leur ouvrage. Celui-ci apporte en effet un état des lieux synthétique des enjeux, contraintes et contradictions qui traversent actuellement les activités de la recherche en France. Voilà qui n'est pas du luxe par les temps qui courent...

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Notes

1 Et aujourd'hui politique !

2 Respectivement maîtres de conférences et professeure à l'Université de Reims-Champagne-Ardennes et membres du Laboratoire d'Etudes et de Recherche sur les Professionnalisations/Analyse et Evolution des Professionnalisations (LERP/AEP)

3 Cf Claude Dubar, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005 ou, plus particulièrement sur la question des représentations, Régine Bercot et Alexandre Mathieu-Fritz, Le prestige des professions et ses failles, Paris, Herman, 2008 dont un compte-rendu est disponible à ce lien

4 La crise des identités, Paris, Puf, « Le lien social », 2001

5 Cf Alain Caillé (dir.), La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., 2007, recensé ici

6 Sur cette notion d'idéal-type, voir la notice que lui consacre l'encyclopédie en ligne Wikipédia, et pour approfondir : Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, 1992, p. 172 et suiv.

7 Lui-même largement discutable... cf Isabelle Bruno, A vos marques, prêts... cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, coll. "Savoir-agir", 2008 présenté

8 Sur cette notion appliquée à l'exemple de l'utilisation de la grève de la faim par certains militants sans-papiers, cf Johanna Siméant, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences-Po, 1998, dont une note de lecture est disponible sur le site SES-ENS

9 Et qui de Groupement d'intérêt public (GIP) deviendra un Etablissement public administratif le 1er janvier 2007

10 La question problématique des indicateurs retenus -à commencer par la bibliométrie- est particulièrement en ligne de mire - cf notamment le dossier « La fièvre de l'évaluation de la recherche dans les sciences sociales » dans le numéro d'octobre 2008 du Bulletin de méthodologie sociologiques disponible en ligne à cette adresse : http://bms.revues.org/. Voir aussi Pierre Jourde, « Comment devenir le chercheur du mois », Le Monde diplomatique, décembre 2008, p.32

11 Cf Les mondes de l'art, Paris, Flammarion 1988 [1982]

12 Autrement dit, ils ne courent pas après les mêmes enjeux, ils ne partagent pas la même illusio comme dirait Pierre Bourdieu - cf par exemple Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p.152 et suiv.

13 Sur cette notion, Cf Everett C. Hugues, « Le regard sociologique. Essais choisis », Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Éditions de l'EHESS, Paris, 1996

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Pierre-Yves Connan, Marc Falcoz, Danielle Potocki-Malicet, Etre chercheur au XXIe siècle. Une identité éclatée dans des univers en concurrence », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 janvier 2009, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/708 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.708

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