Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2008Marylène Lieber, Genre, violences...

Marylène Lieber, Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question

Clément Rivière
Genre, violences et espaces publics
Marylène Lieber, Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Les Presses de Sciences Po, coll. « Fait politique », 2008, 324 p., EAN : 9782724610833.

À lire aussi

Haut de page

Texte intégral

1Ainsi que l'indique le sous-titre de son premier ouvrage, dans lequel elle reprend dans les grandes lignes son travail de thèse, Marylène Lieber se propose d'y interroger la dimension d' « évidence » de la vulnérabilité des femmes dans les espaces publics, prégnante selon elle y compris dans de nombreux travaux de chercheurs en sciences sociales. Explicitement féministe dans son approche, la jeune chercheuse veut renverser la perspective en développant une « analyse sexuée de la sécurité » qui contribuerait à dénaturaliser cette vulnérabilité féminine. Elle accorde donc de fait une dimension politique à son livre, puisque « l'hypothèse principale de ce travail est que l'absence de débat public sur l' « évidence » que recouvre la soi-disant « vulnérabilité des femmes » contribue à fixer ces identités, alors qu'un tel débat permettrait de mettre en lumière des formes de discriminations persistantes à l'encontre des femmes » (p. 23).

  • 1 Voir Maryse Jaspard et al., Les violences envers les femmes en France : une enquête nationale, La D (...)
  • 2 C'est le cas de 36% des tentatives de viol, 40% des attouchements et 31% des viols déclarés pour l' (...)

2Afin de tenter d'objectiver la vulnérabilité des femmes dans les espaces publics, Marylène Lieber commence par mobiliser les résultats de l'enquête nationale sur les violences envers les femmes (Enveff), première enquête quantitative d'envergure réalisée en France sur le sujet 1. Celle-ci montre que les agressions sexuelles dont les femmes sont victimes sont dans une large mesure commises par des hommes qu'elles connaissent, souvent dans un cadre qui leur est familier tel leur domicile ou celui de leur agresseur. Toutefois, souligner que le principe selon lequel les femmes sont plus souvent agressées dans les lieux déserts et la nuit est une idée-reçue ne l'empêche pas d'observer que les espaces publics constituent le théâtre d'un nombre important de conduites violentes 2. Les résultats de l'Enveff signalent d'ailleurs que la nuit continue à cristalliser les peurs des femmes, puisque près de 40% d'entre elles affirment éviter de sortir seules la nuit tandis que plus d'un tiers de celles qui le font disent en avoir peur.

3Cette association par les femmes de la nuit à l'idée de danger se retrouve dans l'analyse faite par l'auteur fait des 35 entretiens qu'elle a réalisés avec des hommes et des femmes, « centrés sur les sentiments que les unes et les uns éprouvent et leurs expériences de leurs déplacements dans les espaces publics ». Le matériel recueilli lors de ces entretiens lui permet de distinguer un type de peur spécifique au genre féminin, une « peur sexuée » qui se superpose à une « peur-préoccupation » qu'elle observe sans distinction particulière entre les sexes dans l'ensemble de son panel, reflet d' « un certain mal-être social, avec des problèmes liés à la pauvreté, à la ghettoïsation (...) et au chômage ». Transversale à l'ensemble des catégories sociales, la « peur sexuée » associe en revanche des dangers spécifiques au fait d'être une femme et « possède une connotation sexuée et sexuelle très claire » (p. 223). Cette peur tend à être « considérée comme allant de soi : les femmes ont peur des agressions sexuelles et cette appréhension est constamment présente à leur esprit » (p. 204). L'association entre féminité, espaces publics et danger est d'ailleurs également effectuée par les hommes interrogés, qui tendent à « adopter une attitude protectionniste à l'égard de leurs compagnes (p. 215).

  • 3 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Les Editions de (...)

4Les peurs des femmes pour leur sécurité ne se structurent pas nécessairement autour d'une expérience personnelle de la violence, ou éventuellement de celle d'une personne proche : « de nombreux faits qui peuvent parfois paraître sans conséquences fonctionnent comme de véritables « rappels à l'ordre » » (p. 264), tels les sifflements et compliments des hommes, les injures, ou encore le fait d'être « pelotée » voire suivie. « Ainsi, la peur sexuée est à la fois surestimée, tout en étant le produit d'une réactualisation constante, au travers de divers désagréments que les femmes ne manquent pas d'expérimenter dans les lieux publics » (ibid.). On pourrait ici mobiliser à bon escient le concept d' « alarme » importé par Erving Goffman depuis l'éthologie 3 pour décrire ces multiples facteurs qui réactivent régulièrement la vigilance des femmes. Une certaine ambivalence vis-à-vis des normes dominantes dans les espaces publics -comme la disponibilité supposée des femmes seules- ressort néanmoins des entretiens analysés par Lieber : si les femmes peuvent juger insupportables et intrusives certaines pratiques plus ou moins agressives de séduction masculine, elles peuvent en trouver d'autres flatteuses voire agréables : la plupart d'entre elles opèrent d'ailleurs une distinction entre les « bons » et les « mauvais » hommes, avec lesquels il n'est pas souhaitable ni souhaité d'entrer en interaction.

  • 4 Bernard Lahire souligne bien le rôle d' « accoucheur » qui est celui du sociologue dans le cadre d' (...)
  • 5 En référence explicite aux travaux de Michel de Certeau, le terme « tactique » est ici préféré à ce (...)
  • 6 Erving Goffman, L'arrangement des sexes, La Dispute, Paris, 2002. Sur le concept d' « adaptations s (...)

5Un des principaux points forts de l'enquête de Marylène Lieber repose sur le fait qu'elle a su recueillir de nombreuses informations concernant les pratiques de l'espace urbain de ses enquêtées, ce qui lui permet d'éviter l'enregistrement de discours convenus 4 et de proposer une description fine de l'éventail des « tactiques 5» que les femmes mobilisent pour se déplacer de manière sûre dans la ville. Si elles ne sont pas conçues comme telles, ces tactiques sont récurrentes et se déclinent sur des registres variés, comme le montrent les exemples qui suivent : arriver systématiquement en retard pour ne jamais se trouver seule dans un lieu public, prendre un taxi ou sa voiture personnelle pour ne pas retourner seule chez soi par les transports en commun, ne pas emprunter le trajet le plus court lors d'un déplacement car on l'estime potentiellement plus périlleux, marcher vite dans la rue en évitant les regards masculins, ou encore s'habiller en évitant les tenues trop « sexy » et/ou peu propices à la course à pieds. Les femmes passent donc un temps certain à « trouver des « arrangements » pour concilier l'idée largement admise que l'espace public leur est hostile à certaines heures et leurs sorties effectives » (p.248) et l'auteur constate que Goffman aurait pu mobiliser son concept d' « adaptations secondaires » dans l'analyse qu'il proposa des rapports sociaux de sexe 6 : « cela lui aurait peut-être permis de voir comment les femmes parviennent à jongler et parfois jouer avec les contraintes qui sont les leurs et ainsi à déplacer les limites des rôles » (note de bas de page n°113). Ces formes de « résistance » des femmes aux normes dominantes dans les espaces publics révèlent selon l'auteur que « la participation à la vie civile à un sexe » (p. 297) : bien que vécues comme des pratiques naturelles relevant du bon sens, les précautions des femmes sont « révélatrices de discriminations de fait » (p. 303) et contribuent en outre à reproduire les identités de genre « puisqu'elles sont basées sur l'idée que les femmes doivent se protéger davantage et que les hommes sont là pour les protéger » (p. 304).

  • 7 26 entretiens réalisés avec des acteurs des Contrats Locaux de Sécurité à Guyancourt (Yvelines) et (...)
  • 8 On est ici en droit de s'interroger sur les raisons de l'absence des catégories supérieures de l'an (...)

6Marylène Lieber souligne les contradictions de la « co-existence de deux registres de discours distincts » concernant la sécurité des femmes dans les espaces publics : tandis que le sens commun tend à considérer ces derniers comme dangereux pour les femmes, cette facette de leur expérience quotidienne demeure négligée par les politiques publiques de sécurité. En s'inscrivant dans un cadre large qui lui fait considérer que les violences commises à l'encontre des femmes sont les « grandes absentes » des politiques publiques de sécurité françaises, elle montre à partir d'un second terrain d'enquête 7 comment la vulnérabilité ressentie par les femmes dans les espaces publics est déconsidérée par les pouvoirs publics au niveau local. Alors que la donne semblait avoir changé après l'élection de Bertrand Delanoë à la Mairie de Paris, la nouvelle équipe municipale paraissant concevoir les violences envers les femmes comme devant être intégrées au reste des politiques de sécurité et non plus élaborées en dehors de celles-ci, Lieber constate que la volonté politique du maire de Paris a été très peu relayée au niveau des arrondissements pour des questions de recherche de consensus politique : «  A l'instar des diverses études sur le genre des politiques publiques en général, l'analyse de la mise en place des CLS, et, plus largement, des politiques en matière de violences, révèle un véritable travail de dépolitisation visant à éviter de remettre en cause les discriminations dont les femmes font l'objet » (p. 301). En opposition avec cette inertie, l'auteur pointe avec justesse la rapidité avec laquelle une large fraction des médias et de la classe politique a soutenu l'action de mouvements mettant en lumière les violences sexistes dans les quartiers les plus défavorisés, tels que Ni Putes Ni Soumises : alors que les violences sexistes et sexuelles sont transversales à tous les milieux sociaux, elles ne font l'objet d'une « survisibilisation » que dans certains quartiers, ce qui « contribue à stigmatiser les attitudes des hommes les catégories sociales les plus défavorisées tout en laissant intouchées celles des hommes des catégories moyennes 8 » (p.292). D'ailleurs, indépendamment de l'expérience personnelle des femmes interrogées, les « jeunes maghrébins » et les « jeunes noirs » des quartiers populaires représentent pour celles-ci la principale « figure du danger » dans les espaces publics, et l'auteur attire l'attention sur le fait que « le non-débat en matière de violences à l'encontre des femmes dans les espaces publics », en plus de ne pas remettre en cause les « discriminations sexistes », renforce « les discriminations de classe et de « race » » (p. 305).

  • 9 Voir Marco Oberti, L'école dans la ville. Ségrégation-mixité-carte scolaire, Presses de Sciences Po (...)
  • 10 op. cit.

7Bien qu'éminemment stimulante, l'interprétation en termes de discriminations des interactions urbaines proposée par Lieber gagnerait à s'intéresser à la question subtile de l'intentionnalité des pratiques perçues comme discriminantes, qui contribue à distinguer les inégalités des discriminations 9. Si sa mise en lumière des restrictions auxquelles se voient confrontées les femmes dans leur accès aux espaces publics est convaincante, le manque d'approfondissement de la question de la production des représentations qui contribuent à structurer les pratiques urbaines des individus constitue sa principale limite. En soulignant le « long travail d'intériorisation de la peur sexuée » chez les femmes qu'elle a rencontrées dans le cadre de son enquête de terrain, Marylène Lieber résume en effet ce processus à deux dimensions principales sans s'y intéresser en profondeur : les normes d'éducation genrées et le rôle des médias dans l'entretien des représentations de la vulnérabilité féminine. Il semblerait pourtant opportun d'étudier plus précisément l'influence de ces facteurs externes à l'expérience des interactions de face-à-face sur les pratiques urbaines des individus. Lui aussi stimulant, le référentiel féministe ne devrait d'autre part pas constituer l'unique grille d'analyse d'une recherche sur les pratiques urbaines, sous peine de confiner à la dimension du genre des caractéristiques de la vie urbaine dans son ensemble. En ville, comme l'a bien montré Goffman dans Les relations en public 10, les femmes ne sont pas les seules à ne jamais être « totalement tranquilles » et à toujours être « en train de faire un diagnostic, de calculer, d'anticiper, de scruter l'environnement et de juger du risque potentiel d'une situation » (p. 252). Enfin, il serait intéressant d'étudier plus finement la dimension sociale de la « peur sexuée » observée par Marylène Lieber : l'hypothèse que le rapport à l'espace urbain des femmes diffère sensiblement selon leur milieu social nous paraît en effet des plus raisonnables.

Haut de page

Notes

1 Voir Maryse Jaspard et al., Les violences envers les femmes en France : une enquête nationale, La Documentation Française, Paris, 2003

2 C'est le cas de 36% des tentatives de viol, 40% des attouchements et 31% des viols déclarés pour l'année 1999 par les enquêtées, commis par des inconnus dans la moitié des cas environ. Notons que la définition des espaces publics retenue par l'Enveff est extrêmement large : « la rue, les transports en commun, les lieux publics ; ceci inclut les bars, les boîtes de nuit, les magasins, les clubs de sport, les administrations, tout endroit public »

3 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Les Editions de Minuit, Paris, 1973

4 Bernard Lahire souligne bien le rôle d' « accoucheur » qui est celui du sociologue dans le cadre d'entretiens visant à recueillir des informations sur des pratiques auxquelles les enquêtés n'accordent habituellement que peu d'importance ou d'attention consciente. Voir notamment Bernard Lahire, L'esprit sociologique, La Découverte, Paris, 2007

5 En référence explicite aux travaux de Michel de Certeau, le terme « tactique » est ici préféré à celui de « stratégie » car il « implique que les protagonistes ne maîtrisent pas tous les paramètres du contexte dans lequel ils se trouvent ». Voir Michel de Certeau, L'invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990

6 Erving Goffman, L'arrangement des sexes, La Dispute, Paris, 2002. Sur le concept d' « adaptations secondaires », voir Erving Goffman, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1968

7 26 entretiens réalisés avec des acteurs des Contrats Locaux de Sécurité à Guyancourt (Yvelines) et dans les 12ème et 19ème arrondissements de la capitale

8 On est ici en droit de s'interroger sur les raisons de l'absence des catégories supérieures de l'analyse, alors même que l'auteur s'efforce de montrer que les violences envers les femmes transcendent les hiérarchies sociales

9 Voir Marco Oberti, L'école dans la ville. Ségrégation-mixité-carte scolaire, Presses de Sciences Po, Paris, 2007, p. 40-41

10 op. cit.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Clément Rivière, « Marylène Lieber, Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 décembre 2008, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/695 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.695

Haut de page

Rédacteur

Clément Rivière

Doctorant à l'Observatoire Sociologique du Changement (FNSP/CNRS)

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search