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Pascal Duret, Sociologie de la compétition. Sociologies contemporaines

Delphine Moraldo
Sociologie de la compétition
Pascal Duret, Sociologie de la compétition. Sociologies contemporaines, Armand Colin, coll. « 128 », 2009, 126 p., EAN : 9782200355296.
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Texte intégral

1Dans notre société, la compétition remplit des fonctions spécifiques et constitue un véritable système d'organisation des rapports sociaux. Pour l'auteur, elle s'est même imposée comme le fondement légitime de toute hiérarchie, car elle est au cœur de presque toutes les activités pour désigner la place que chacun doit occuper dans la société. En l'occurrence, P. Duret choisit ici, dans une perspective synchronique, d'aborder le thème de la compétition à travers quatre domaines : l'entreprise, l'art, la science, et le sport, domaine de prédilection de l'auteur (qui a écrit notamment une Sociologie du sport en 2008).

2Dans une perspective historique, il essaie également de montrer comment le modèle compétitif s'est progressivement imposé dans notre société, en étudiant notamment les évolutions à l'œuvre dans les quatre domaines cités précédemment.

3P. Duret montre tout d'abord que la compétition dans une société de classes ne revêt pas les mêmes significations que celle qui a lieu dans une société d'individus, censée être le modèle de notre société actuelle. Après avoir rappelé la théorie des champs de Bourdieu, où « l'agent » est considéré comme un représentant de son groupe social, dont il a incorporé « l'habitus », où la compétition est un affrontement mobilisant des formes diversifiées de « capitaux », autour d'enjeux spécifiques à des « champs » particuliers, l'auteur se tourne vers une seconde approche accordant plus de place aux compétences critiques des acteurs. Présentant tour à tour les approches de Bernard Lahire (qui propose une sociologie dispositionnelle et contextuelle, notamment dans L'homme pluriel, 1999), d'Alain Ehrenberg (Le culte de la performance, 1991), de François Dubet (notamment dans L'école des chances, 2004), Luc Boltanski (et sa sociologie de la grandeur et de la justification, notamment dans De la justification, 1991, avec L. Thévenot), en tant qu'ils discutent chacun à leur manière l'approche bourdieusienne de la compétition, P Duret montre en quoi les travaux de ces auteurs, si différents soient-ils, permettent in fine de poser la question du sens de la justice des acteurs, dans des sphères comme l'école, le sport, ou encore l'entreprise : « dès que les inégalités ne sont plus forcément synonyme d'injustices, la question subjective du juste et de l'injuste devient une interrogation majeure que l'on retrouve aussi bien dans la sociologie de la famille de François de Singly que dans celle de la morale de Luc Boltanski, dans celle de l'art de Nathalie Heinich, dans celle de la science de Bruno Latour, dans celle de l'école de François Dubet, ou encore dans celle de la performance d'Alain Ehrenberg. C'est dire si ce thème est central dans la sociologie actuelle » (p. 16). Ainsi, les compétitions contemporaines offrent des possibilités d'engagement à géométrie variable qui permettent de concilier respect d'une norme collective et singularité de chacun. En cela, elles deviennent des instruments privilégiés d'individualisation... en laissant cependant l'individu autonome endosser la responsabilité de ces échecs.

4Abordant ensuite la compétition sous un aspect symbolique, en tant qu'« épreuve de grandeur », P. Duret propose deux critères principaux de reconnaissance et de définition de la « grandeur ». D'une part, les individus peuvent tenter d'indexer leur grandeur à leurs actes, à travers une œuvre ou une performance, sous la condition implicite ou explicite que celle-ci soit en conformité avec les attentes de ceux qui font office de juges dans un domaine donné, ce qui suppose au préalable une entente sur ce qui fait la grandeur dans un domaine donné (l'auteur analyse ici trois domaines emblématiques de l'épreuve de classement : le sport, l'art, la science). Par exemple, la reconnaissance sportive passe par des épreuves fortement codifiées qui permettent d'établir un palmarès objectif. Elle passe également par la reconnaissance par un public élargi, qui dépasse le simple groupe des pairs, et qui peut aller jusqu'à un véritable « culte » (JM. Brohm, La tyrannie sportive, 2006). Au contraire de la reconnaissance sportive, qualifiée d' « immédiate et fortement codifiée » (et qui d'ailleurs est la seule à prendre le nom de « compétition »), l'auteur montre que la reconnaissance artistique est « différée avec des critères mouvants », quant la reconnaissance scientifique, qui « s'échelonne dans le temps avec des critères de reconnaissance pluriels », se situe en position intermédiaire. Néanmoins, un point commun pour l'accès à la postérité dans tous les domaines de compétition, comme nous l'avons présenté dans le cas sportif, est la nécessité d'une reconnaissance par une communauté d'admirateurs.

5D'autre part, les individus peuvent mesurer leur propre grandeur par la comparaison avec les grandes figures de la singularité que sont les « héros », les « génies », et les « saints », que l'auteur analyse à travers une analyse des figures hybrides que sont Jeanne d'Arc, Van Gogh et Harry Potter . P. Duret opère ici une distinction opportune entre le « héros classique » et le « héros moderne », qui tire sa grandeur de ses actes et non plus du destin ou de la naissance, et représente ainsi un symbole de l'individu moderne autonome.

6Dans le troisième chapitre, l'auteur s'intéresse plus précisément à la compétition sportive, son domaine de prédilection, en décrivant notamment l'évolution radicale du rôle tenu par le sport dans notre société, qui finit par trouver sa signification dans le dépassement de soi, érigé en modèle d'existence. En effet, le citoyen antique ne doit sa victoire ou sa défaite aux jeux olympiques qu'aux dieux, quand l'individu moderne est considéré comme « la mesure de toutes choses ». P. Duret relève par exemple la rupture fondamentale jouée par l'instauration des clubs sportifs, ou encore des dispositifs de championnats remplaçant les anciennes fêtes locales et permettant de distinguer le temps de la préparation de celui de la performance... L'organisation du sport sur une base nationale en fédération distinctes dans les années 1920, la massification du sport dans l'entre-deux-guerres et l'instrumentalisation des compétitions par les Etats comme instrument de classement des nations, constituent deux autres transformations majeures. Enfin, l'histoire de la compétition sportive est aussi celle de ses instruments de mesure et de ses règlements, de plus en plus précis au fur et à mesure que les enjeux économiques et politiques du sport gagnent en importance. Cependant, on note une tension entre mesure et appréciation, dans le cas du dopage, dont l'auteur dresse les évolutions ainsi que les usages dans le milieu cycliste, dans celui des épreuves sportives faisant appel à un appareillage (kayak, cyclisme, etc.), comme dans le cas des disciplines où une notation subjective (par exemple le patinage artistique) ou un arbitrage (le football) tient lieu de mesure de la performance.

7Dans une perspective radicale, cette première critique, qualifiée de « corrective », a pu être complétée par une critique plus poussée dénonçant, dans une perspective marxiste, la fonction d'opium du peuple, voire d'embrigadement, du spectacle sportif (par exemple J.-M. Brohm dans La tyrannie sportive, 2006). La position de l'auteur sur ce point est toute autre : en effet, P. Duret préfère adopter une posture relativiste, en montrant d'une part que les critiques de J.-M. Brohm ne valent ni en tout lieu ni en tout temps, et en présentant d'autre part la compétition sportive comme un lien amical avant tout, reposant conjointement sur la solidarité et la rivalité...

8Ce point particulier fait d'ailleurs l'objet du chapitre 5, qui interroge les tensions entre compétition et solidarité. A travers l'étude de ces tensions dans trois lieux spécifiques - les stades, les cités, et les laboratoires scientifiques - P. Duret tente de dépasser la conception d'une compétition (où les inégalités sont présentées comme le juste résultat des différences de talent et d'effort, où règne le chacun pour soi, où l'individu a besoin de dépasser l'autre pour devenir lui-même, etc.) située à l'opposée de la solidarité. En effet, « l'individu adhère rarement en bloc à l'une ou l'autre de ces conceptions. C'est en effet la coexistence des contraires qui au quotidien règle les rapports sociaux ». Ainsi, dans le chapitre consacré au sport, l'auteur montre que le match sportif est avant tout formateur en tant qu'il apprend à gérer la contradiction entre ces deux dimensions, bien que de façon très différentes selon les sports pratiquées. Le « care », présenté en conclusion du chapitre 5 comme un « complément moral » de la compétition, est également un moyen, toutes précautions prises, de penser le dépassement du clivage entre concurrence et solidarité. D'où la distinction pertinente rappelée par P Duret entre compétition et compétitivité : « la comp.étition (au sens de « ranking », classement) est souvent assimilée au seul moyen d'améliorer l'efficacité des entreprises, des laboratoires universitaires ou même des services hospitaliers. Or, pour améliorer la compétitivité, il peut être judicieux de parier sur l'entraide. » (p. 116).

9Le chapitre 4 de l'ouvrage est quant à lui consacré à la compétition dans l'entreprise, en tant qu'elle incarnerait aujourd'hui « la norme de la concurrence poussée à l'extrême ». Ce chapitre est surtout l'occasion pour l'auteur de critiquer « l'esprit du capitalisme » structuré autour de la compétition et de l'utilitarisme, et de proposer des modèles alternatifs laissant plus de place à la solidarité. Prenant appui sur les conclusions de L. Boltanski et E. Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), à savoir que la compétition dans l'entreprise change successivement de forme pour devenir une idéologie fondée sur la mise en avant de « l'autonomie », de la « créativité », de la « mobilité », du « réseau » ou encore du « projet », ainsi que sur la récupération de la critique artiste et de la critique sociale, P. Duret propose trois modèles d'efficience cohabitant au sein des entreprises : la guerre, la compétition sportive, et la création artistique. Mais cette typologie, loin d'être une apologie du nouvel esprit du capitalisme, lui permet surtout d'insister sur les coûts engendrés par la compétition en entreprise, à travers des travaux mettant en lumière le stress, les souffrances physiques et psychologiques, les « maladies de surcharges », le retour à une cadence extrême qui, sous couvert d'autonomie et de réflexivité, interdit de penser à autre chose que la tâche à effectuer. Il consacre ainsi plusieurs pages à l'ouvrage critique de L. Boltanski, Rendre la réalité inacceptable (2008), qui dépeint les dérives du nouvel esprit du capitalisme. Dans cette optique, la crise actuelle du capitalisme est une conséquence de la disparition de normes : les effets destructeurs de la phase actuelle du capitalisme se mesurent à ce que la compétition en entreprise ne protège guère mieux les gagnants que les perdants, à voire par exemple les victimes de licenciement dans des entreprises enregistrant pourtant d'importants bénéfices... Dans ce cadre, des institutions comme la famille, ou encore le don, sont présentées par l'auteur comme des contrepoids à l'idéologie de la compétition faisant de la concurrence le modèle de la vie sociale. Celui-ci en profite essentiellement pour décrire des travaux classiques (R. Lenoir ou F. de Singly pour la famille, M. Mauss, B. Malinowski, A. Caillé et J. Godbout sur le don et l'anti-utilitarisme).

10Au final, ce petit ouvrage permet d'aborder le thème de la compétition dans une optique élargie, en s'appuyant sur des travaux classiques de sociologie, mais aussi en laissant une place non négligeable à l'analyse du domaine sportif, dans la lignée des travaux de l'auteur. On retiendra la critique que fait P. Duret des dichotomies trop simplistes entre compétition et solidarité, ou de l'idée d'une compétition identique dans toutes les sphères sociales : s'appuyant notamment sur les travaux de L. Boltanski, qui tiennent une place importante dans son ouvrage, P. Duret privilégie la nuance et le relativisme, en insistant sur le dépassement de certaines prénotions concernant la compétition.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Delphine Moraldo, « Pascal Duret, Sociologie de la compétition. Sociologies contemporaines », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 novembre 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/810 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.810

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