Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2009Sophie Béroud, Paul Bouffartigue,...

Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?

Igor Martinache
Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?
Sophie Béroud, Paul Bouffartigue (dir.), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, La Dispute, 2009, 355 p., EAN : 9782843031861.
Haut de page

Texte intégral

1Il est tentant à première vue d'affirmer que, dans le monde du travail, précarisation et mobilisations sont loin d'aller de pair. L'accolage des deux termes constituerait même un oxymore pour certains, qui, comme Serge Paugam, analysent que le manque d'intégration professionnelle peut conduire les salarié-e-s concerné-e-s à renoncer à la lutte pour défendre leur droit 1, ce qui expliquerait en large mesure le constat dominant d'un affaiblissement de la conflictualité sociale 2 aurait été l'envers de la précarisation des formes d'emploi qui ne cesse de se généraliser depuis les années 1970. Et pourtant, comme l'ont remarqué Sophie Béroud et Jean-Michel Denis dans un récent numéro de Politix 3, ces mobilisations « improbables » peuvent tout de même être organisées en dépit des tensions qui traversent cette frange du salariat 4. Loin donc de céder à tout fatalisme concernant l'organisation des précaires et en particulier leur prise en compte par les centrales syndicales, les auteurs des interrogent différents aspects de cette relation plus complexe et variable qu'elle ne paraît à première vue dans les différentes contributions réunies ici.

  • 5 Voire pour un économiste comme Christophe Ramaux qui nie même la montée d'une instabilité de l'empl (...)
  • 6 Immortalisée au cinéma par le film de Ken Loach, Bread and Roses (2000)

2La première partie s'intéresse aux processus de précarisation du salariat en en relativisant deux aspects souvent considérés comme allant de soi : leur relative nouveauté et leur incompatibilité avec la formation de solidarités. Michel Pignolet s'intéresse ainsi à deux catégories de salariés précaires à la fin du XIXe siècle, les bûcherons et les dockers, qui ont su à cette époque s'organiser pour obtenir un contrôle syndical de leurs professions jusque-là largement libéralisées. Si chacune présente certes un certain nombre de particularités qui ne sauraient permettre une généralisation trop hâtive de leur cas, l'auteur s'interroge tout de même sur le fait que « curieusement, l'expérience syndicale des dockers n'a guère plus retenu l'attention des militants malgré sa contemporanéité que celle, déjà ancienne, des bûcherons » (p.41). A la même époque, comme le montre Anne-Sophie Beau à partir de l'exemple du Grand Bazar de Lyon, la précarité est également de mise parmi les employés du grand commerce. Règne alors en effet la liberté contractuelle, elle-même au cœur de la philosophie du Code Civil promulgué en 1804. Et c'est encore dans la période qui précède immédiatement le Front Populaire et ses avancées sociales qu'est inauguré le temps partiel, faisant remarquer à l'auteure que « si une crise économique est à l'origine d'une innovation patronale en matière d'emplois précaires, ce n'est donc pas celle, trop souvent mentionnée, des années 1970 mais celle des années 1930 » (p.50) - mais elle relève cependant que si les employés temporaires de fin d'année ont été une réponse à la crise économique, toutes les autres formes de contrats précaires ont ensuite été mises en place lors de période d'activité prospère pour l'entreprise. Elle détaille ensuite les stratégies patronales pour contourner les obligations du droit du travail et la dialectique qui relie le renforcement des protections pour les uns, et l'essor d'un volant de main-d'œuvre marginalisés, avec par exemple l'embauche nécessaire de personnels à temps partiels pour compenser le jour de repos obligatoire en plus du dimanche accordé aux salariés stables. Est-ce à dire que le « précariat » actuel n'aurait aucune nouveauté comme semble le suggérer l'auteure ? Cette question fait directement l'objet de la contribution plus théorique de Patrick Cingolani. Celui-ci rappelle ainsi l'opposition théorique entre des chercheurs comme Anne-Sophie Beau qui nuancent très fortement la nouveauté du phénomène 5, avec d'autres comme Robert Castel ou Serge Paugam pour qui l'émergence des nouvelles formes d'emploi dans les années 1970 constitue une rupture nette dans la constitution d'un salariat socialement protégé. Sans trancher la question, Patrick Cingolani propose une revue des travaux publiés depuis les années 1970 sur cette question pour pointer les oublis et réinventions, mais aussi les ambiguïtés que recouvre cette notion de « précarité », liés notamment à l'impossibilité de dissocier qui relie les enjeux scientifiques et politiques sur cette question. Adoptant une perspective comparée, mais nécessairement très succincte, dans les pays de l'OCDE, Christian Dufour et Adelheid Hege mettent en évidence les réponses institutionnelles variées pour répondre à l'« insécurisation » du travail salarié, non sans pointer le travail qui reste partout à faire pour les syndicats afin de représenter une base nouvelle d'identification pour les individus concernés. Cette question de la forme syndicale fait justement l'objet de la deuxième partie qui regroupe plusieurs études de cas. Jean-Michel Denis étudie ainsi les formes de mobilisation « improbables » dans le secteur du nettoyage où la forte présence de salariés sans-papiers, la faiblesse des qualifications, la fréquence du multi-emploi, la féminisation du secteur et surtout l'isolement pourraient rendre quelque peu mystérieux la longue liste des débrayages qu'a connu ce secteur depuis 2006. C'est ainsi sur des bases de chantier ou individuelle que se constituent les mobilisations, revêtues d'un caractère d' « urgence sociale » qui amène les unions locales ou départementales des syndicats - CGT en tête- à apporter un soutien aussi précoce que rapide. Cette alliance entre syndicats et autres formes d'acteurs collectifs forme en fait la base du modèle étasunien de l'organizing unionism dont Fabienne Scandella observe l'importation, toujours dans le secteur du nettoyage, mais au Royaume-Uni, avec la campagne Justice for Cleaners, véritable « décalque » de la fameuse campagne étasunienne Justice for Janitors 6. La précarité n'est pas l'appanage du privé comme le rappelle Paul Bouffartigue en étudiant un conflit à la Poste initié par les salariés d'une filiale, ColiPoste, en CDI, pour lesquels l'expérience antérieure de la précarité a pu servir de manière décisive comme bannière commune de regroupement. Sophie Béroud, Bretrand Fribourg, Jean-René Pendariès et Jean-Marie Pernot proposent enfin l'article le plus heuristique de la partie, dans la mesure où ils comparent trois situations de confrontation de l'action syndicale avec la condition précaire de salariés dans trois contextes distinctes : les chantiers navals de Saint-Nazaire, le complexe pétrochimique de l'étang de Berre et les équipementiers gravitant autour de l'usine Renault-Trucks de Vénissieux, qui ont en commun, quoique sous des formes particulières, une forte précarité structurelle. Les auteurs mettent ainsi en évidence les stratégies différentes des organisations syndicats pour s'adapter à cette situation, initiatives ponctuelles qui ne parviennent pas toujours à s'institutionnaliser, mais aussi certaines « recettes » qui prennent, comme la constitution de syndicats de sites, la mise en place d'un collectif sur les questions « connexes » de santé et de sécurité, ou encore la constitution d'un collectif à l'échelle plus large du département pour les employés de sous-traitants.

  • 7 Voir pour plus de détails son ouvrage Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute (...)
  • 8 Sur ce lien « organique » - et institutionnellement construit - entre sous-traitance, intérim et em (...)
  • 9 Voir par exemple le rapport de Pierre Cahuc et Francis Kramarz au ministre de l'Economie et des Fin (...)
  • 10 Eux-mêmes cependant stimulants, notamment en ce qu'ils rappellent la nature de « salaire socialisé  (...)

3Si les dynamiques des mobilisations en elles-mêmes ne sont pas réellement détaillées dans ces contributions, elles font en revanche l'objet de la troisième partie, avec notamment un article de Lilian Mathieu et Annie Collovald sur « la pédagogie morale de la grève », où ils insistent sur la mobilisation de compétences « ordinaires » ainsi que sur la politisation qui s'opère progressivement pendant et non avant la grève même, véritable « réarmement moral », et ce, à partir de l'étude de mobilisations parmi les employés de grandes surfaces culturelles. Patrick Cingolani ouvre pour sa part une réflexion intéressante sur la dimension inter-générationnelle des mobilisations, tandis qu'Evelyne Perrin et Fréderic Péroumal étudient en détail le long conflit qui s'est ouvert en deux moments entre 2001 et 2004 au restaurant MacDonald's de Strasbourg-Saint-Denis, à l'un des carrefours centraux de la capitale. Enfin Denis Merklen revient sur le mouvement des piqueteros en Argentine en montrant bien comment celui-ci représente une manifestation de la « politicité » des classes populaires, c'est-à-dire de leur capacité à agir sur le système politique malgré une désaffiliation vis-à-vis de l'emploi salarié 7. Plus au nord, Sébastien Chauvin étudie pour sa part à Chicago le phénomène du syndicalisme informel assumé par les worker centers en direction des travailleurs journaliers fréquemment hispaniques et sans-papiers qui travaillent dans le cadre d'une sous-traitance organisée pour des donneurs d'ordre affichant une façade respectable, comme le papetier évoqué dans l'article et qui se targue même d'être un soutien des luttes pour les droits des immigrés 8. L'auteur met ainsi bien en évidence les contradictions inhérentes à la stratégie des corporate accountability campaigns, qui achoppent en particulier sur le passage au collectif des salariés qui résistent eux-mêmes par peur et intérêt, et sur l'impossibilité de révéler leur statut de sans-papiers. José Angel Calderon et Pablo Lopez Calle livrent pour leur part une réflexion sur la recomposition du salariat à travers le cas espagnol qui illustre selon eux un modèle de « voies basses du développement », et des nouvelles modalités de lutte et de reconstitution d'identités collectives qu'impose ce processus marqué par le morcellement des unités productives, d'intensification du travail et d'individualisation des situations d'emploi. L'article de Louis-Marie Barnier et Evelyne Perrin qui retrace et analyse la grève des sans-papiers d'avril 1998 et les relations de ce mouvement avec la CGT n'est pas sans entrer en résonnance avec l'actualité. Mais l'article de Bernard Friot qui clôt l'ouvrage et constitue à lui seul la quatrième partie est sans doute celui qui offre la perspective la plus large à l'ensemble. Ce dernier y analyse en effet les tenants et aboutissants du Nouveau statut du travail salarié (NSTS) revendiqué par la CGT - qui tient d'ailleurs Congrès ces jours-ci à Nantes- en montrant à quel point ce dernier se distingue de la sécurisation des parcours professionnels ou flexicurité prôné ça et là par divers économistes peu soupçonnables d'accointances gauchistes 9. En promouvant des droits sociaux à détacher de l'emploi, sur le modèle de l'assurance-maladie ou des allocations familiales, tels que le droit à l'emploi, à une carrière (chaque salarié devant doubler son salaire entre le début et la fin de sa vie active) ou à la formation continue, ainsi que la mise en place d'une grille salariale interprofessionnelle, le NSTS invite en effet à reconsidérer radicalement la nature même du travail et de la richesse sociale, et à reconnaître en particulier l'acquisition de l'expérience ou l'utilité sociale des activités rejetées encore aujourd'hui dans le « hors travail ». L'enthousiasme de l'auteur pour cette proposition n'est sans doute pas étrangère aux échos qu'elle fait à ses propres travaux 10, il n'empêche que cette présentation empêche d'adhérer à la thèse répandue de syndicats sclérosés face aux mutations du salariat. C'est davantage pour celle d'un rapport de force défavorable aux travailleurs qu'invitent à pencher les différentes contributions rassemblées dans cet ouvrage. Si comme les coordinateurs de l'ouvrage le notent en conclusion, en comparaison d'expériences menées à l'étranger - comme celle du syndicat des services allemand, Ver.di à destination des salariés de Lidl-, les centrales confédérales françaises semblent manifester un certain attentisme à l'égard des précaires, force est de constater que des actions locales et diverses sont cependant menées. Reste à savoir si c'est bien un manque de « volonté », comme ils l'affirment, ou l'existence d'obstacles structuraux importants, tels que la grande diversité des situations recouvertes par ce mot-valise de "précarité", qui empêchent ces dernières de « considérer l'enjeu de la précarité de manière globale ». Quoiqu'il en soit, on ne peut qu'espérer que des travaux comme ceux rassemblés ici, quoique de portée très inégale, puissent contribuer à faire mentir ce diagnostic dans un avenir très proche.

Haut de page

Notes

1 Voir Serge Paugam, Le salarié de la précarité, Paris, PUF, 2007 (1ère éd. : 2000)

2 Qui correspond en réalité bien plus à une évolution morphologique - voir Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008

3 « La syndicalisation en France », n°85, 2009

4 Voir aussi sur cette tension entre salariés en contrat « stable » et intérimaires, dans le cas des ouvriers de l'automobile, l'enquête classique de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999

5 Voire pour un économiste comme Christophe Ramaux qui nie même la montée d'une instabilité de l'emploi, statistiques sur l'ancienneté à l'appui. Voir son ouvrage Emploi : éloge de la stabilité, Paris, Mille-et-une nuits, 2006

6 Immortalisée au cinéma par le film de Ken Loach, Bread and Roses (2000)

7 Voir pour plus de détails son ouvrage Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute, 2009

8 Sur ce lien « organique » - et institutionnellement construit - entre sous-traitance, intérim et emploi de main-d'œuvre immigrée et souvent sans papiers, .voir aussi le travail de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, Paris, La Découverte, 2008

9 Voir par exemple le rapport de Pierre Cahuc et Francis Kramarz au ministre de l'Economie et des Finances, De la précarité à la mobilité, Paris, La Documentation française, 2004

10 Eux-mêmes cependant stimulants, notamment en ce qu'ils rappellent la nature de « salaire socialisé » des cotisations sociales trop souvent qualifiées à tort de « charges ». Voir par exemple Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 1999

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 décembre 2009, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/848 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.848

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search