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Kenneth Pomeranz, La force de l'empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l'Angleterre a fait mieux que la Chine

Harold Lopparelli
La force de l'empire
Kenneth Pomeranz, La force de l'empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l'Angleterre a fait mieux que la Chine, Éditions Ere, coll. « Chercheurs d'ère », 2009, 157 p., EAN : 9782915453577.
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Texte intégral

  • 1 Professeur d'histoire de la Chine moderne à l'Université de Californie à Irvine.
  • 2 Annoncé en traduction pour 2010 aux éditions Albin Michel
  • 3 Sur la « world » ou « global history » (et sur les histoires transnationales), voir les deux dossie (...)

1Ce petit ouvrage rassemble trois articles de Kenneth Pomeranz 1 : écrits après 2001, ils suivent la parution en 2000 de son ouvrage 2 The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy (Princeton University Press). Cette publication est donc l'occasion d'une première présentation francophone de l'approche et des thèses de l'auteur, ainsi que de quelques réponses faites à ses lecteurs et contradicteurs. Avant d'entrer plus avant dans l'explicitation de cette « grande divergence » historique entre le développement économique des régions les plus avancées de l'Europe et de la Chine des Qing, on peut exprimer deux critiques sur les choix qui ont présidé à l'organisation de ce recueil. On trouve trop de répétitions entre l'introduction de Philippe Minard (qui donne quelques points de repères sur l'historiographie de la première Révolution industrielle, et y situe K. Pomeranz) et les trois chapitres de l'ouvrage : le raisonnement du livre de 2000 est repris dans chacune de ces quatre sections, de façon plus ou moins argumentée. Ensuite, il est dommage de ne pouvoir entrevoir qu'à la marge (dans le deuxième chapitre) les termes de la vaste discussion internationale qui a suivi la publication de The Great Divergence : en plus de montrer les fragilités ou la robustesse des thèses de l'auteur, cela aurait pu être l'occasion de donner un aperçu du secteur disciplinaire de l'histoire globale tel qu'il se développe depuis maintenant plus d'une décennie, et ce, d'abord dans le monde académique anglo-saxon 3

2Les travaux présentés ici relèvent de l'histoire globale en ce qu'ils mettent en œuvre une comparaison entre l'Angleterre et une sous-région du delta du fleuve Yangzi (le Jiangnan, c'est-à-dire le sud du fleuve) entre 1750 et 1850 : il ne s'agit pas tant d'étudier la divergence (économique) entre « l'Orient et l'Occident » que d'analyser à nouveau frais, par des allers-retours heuristiques, les déterminants de l'évolution macro-économique de deux « régions-centres » parmi les plus avancées à la fin du 18e siècle. Une part importante de l'argumentation est consacrée à l'inégalité des ressources naturelles disponibles pour ces deux régions : cette prise en compte, qui a ici une importance fondamentale, donne à cette approche son nom d'histoire « environnementale » ou « écologique » (un dossier à venir de la Revue d'histoire moderne et contemporaine y est consacré).

3Il ne s'agit pas pour K. Pomeranz de remettre en cause le fait que de l'Europe soit le lieu de naissance incontesté de la première Révolution industrielle, mais de montrer que, jusqu'au début du 19e siècle, la divergence avec d'autres régions au développement comparable (du point de vue des indicateurs démographiques, du dynamisme et des institutions économiques), comme le Jiangnan chinois, n'avait pas encore eu lieu, puis d'expliquer cette différenciation. C'est la possibilité qu'avait l'Angleterre de dépasser le « point-limite » du système économique ancien qui explique la divergence entre la voie chinoise et la voie anglaise et son nouveau régime de mobilisation du capital. Le « verrou malthusien », frein à la croissance démographique, aurait sauté grâce à l'importation de sucre, mais aussi de blé et de coton (qui remplace la laine, coûteuse en terres) à des conditions avantageuses de l'empire vers sa métropole : c'est-à-dire par l'externalisation de la pression sur les terres agricoles (forme de « prédation écologique » exercée sur les colonies), ou, pour le dire autrement, par le recrutement d'« hectares fantômes » hors d'Europe au service du développement anglais.

4C'est là la « force de l'empire » dont ne disposait pas le delta du Yangzi : ce qui compte alors n'est pas tant le débouché colonial pour les produits manufacturés d'Europe, que le rôle des colonies dans la production de matière première agricole. Le second argument concerne les ressources énergétiques (la houille), qui étaient distribuées favorablement en Angleterre, alors qu'en Chine les gisements de charbon sont situés à 1500 km du delta du Yangzi : cette richesse facilement exploitable du sous-sol anglais a permis les progrès puis le développement quantitatif du machinisme à vapeur, malgré les faibles rendements des premières machines. Au contraire, du côté chinois, la forte croissance démographique dans les régions agricoles a pesé sur le prix du riz, entraînant une chute du revenu réel des régions manufacturières importatrices comme le Jiangnan, et une conjoncture dans laquelle la régression du dynamisme démographique a sauvé la situation économique.

  • 4 C'est ce que Michel Cartier discute dans son compte-rendu de l'ouvrage initial (The Great Divergenc (...)

5Si la logique du récit analytique proposé par K. Pomeranz est convaincante, tout l'enjeu de cette étude empiriquement fondée repose sur la qualité de ses preuves : la présentation rapide des quelques tableaux statistiques disponibles ici ne permet pas d'entrer dans le détail de la fabrication de séries d'indicateurs économiques et démographiques commensurables à partir d'études habituellement séparées dans la littérature. Ces séries longues sont pourtant le support de la mise en œuvre d'un empirisme contrôlé : cette dimension est probablement celle qui se prêterait le mieux à une discussion argumentée et constructive, au plus près du travail de K. Pomeranz 4; elle n'est malheureusement qu'effleurée ici dans des textes qui sont plus une vulgarisation louable de l'ouvrage de 2000 qu'une réelle reprise ou un approfondissement de certains points litigieux ou contestés. Cependant, ce livre permet de bien saisir les enjeux généraux de cette approche renouvelée de la prééminence économique européenne, qui se joue de l'eurocentrisme en utilisant la comparaison dans les deux sens et en cherchant, à l'écart d'une téléologie historique (et civilisationnelle ?) de la naissance européenne du capitalisme moderne, les raisons structurelles permettant de comprendre « pourquoi l'Angleterre ne fut pas comme le delta du Yangzi ». On saisit bien la place que peut avoir cette démarche dans le renouvellement de l'histoire impériale (en abordant la division mondiale du travail et de la production, et la répartition inéquitable des risques écologiques au sein de l'empire), mais aussi dans celui de l'histoire économique, tant du côté de la première Révolution industrielle que de celui de la voie chinoise, à laquelle il a manqué, au début du 19e siècle, des gisements rentables de charbon et une périphérie dominée à exploiter.

6Pour finir, mentionnons que le travail présenté ici est aussi une façon de redonner une place éminente à l'analyse de l'économie pour comprendre la naissance du « monde moderne ». Il n'est pas possible, pourtant, de lire le travail de K. Pomeranz comme un manifeste d'économisme quantitativiste ou une prise de position réductionniste : il explique comment il serait souhaitable d'articuler son raisonnement avec d'autres approches, par exemple politico-institutionnelles, ou de le rapprocher de l'étude du rôle des progrès techniques dans les scansions du développement économique. Ce matérialisme semble ainsi être un garde-fou utile contre le risque d'essentialisation que comporte tout projet d'explication culturaliste : ce n'est pas dans la « grammaire des civilisations » qu'il faut chercher l'origine des différentes voies de la modernité économique, mais d'abord dans les modalités historiquement situées de la confrontation des sociétés aux contraintes écologiques qui en délimitent les possibles.

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Notes

1 Professeur d'histoire de la Chine moderne à l'Université de Californie à Irvine.

2 Annoncé en traduction pour 2010 aux éditions Albin Michel

3 Sur la « world » ou « global history » (et sur les histoires transnationales), voir les deux dossiers des Annales, Histoire, Sciences sociales (2001 n°1)http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/issue/ahess_0395-2649_2001_num_56_1 , et celui du supplément de la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine (2007/5 n°54-5) « Histoire globale, histoires connectées » URL : http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2007-5.htm. Les auteurs de la présentation du dossier de la RHMC, Caroline Douki et Philippe Minard, écrivent d'ailleurs : « Les thèses de Kenneth Pomeranz, par exemple, sur la « grande divergence » entre l'Orient et l'Occident à la charnière des 18e et 19e siècles, sont débattues dans de nombreuses revues et colloques partout dans le monde... sauf en France, ce qui ne laisse pas d'étonner nos collègues étrangers. »

4 C'est ce que Michel Cartier discute dans son compte-rendu de l'ouvrage initial (The Great Divergence...) dans les Annales (2006/6), URL http://www.cairn.info/revue-annales-2006-6-p-1481.htm

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Pour citer cet article

Référence électronique

Harold Lopparelli, « Kenneth Pomeranz, La force de l'empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l'Angleterre a fait mieux que la Chine », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 janvier 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/897 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.897

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Rédacteur

Harold Lopparelli

Doctorant en histoire (université Paris Diderot) et membre de l'équipe d'accueil ICT (Identités, Cultures, Territoires)

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