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Nicolas Fischer, Alexis Spire, Etat et illégalismes

Igor Martinache
Etat et illégalismes
« Etat et illégalismes », Politix, n° 87, 2009, 192 p., De Boeck, EAN : 9782804105228.
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Texte intégral

  • 1 Dans le Livre VII des Fables
  • 2 Voir Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, pp.98-106 et p.322 et 326

1« Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Beaucoup gardent à l'esprit cette morale de La Fontaine qui clôt sa fable sur Les animaux malades de la Peste 1. Mais si l'intuition sociologique du fabuliste ne souffre guère contestation, force est cependant de remarquer que celui-ci ne s'est guère employé à chercher à expliquer les mécanismes qu'il percevait à la cour de Louis XIV comme au sein du peuple. C'est peut-être là sans doute que réside l'essentiel. Car il ne suffit désormais plus d'avoir conscience de ce que Michel Foucault appelait la gestion différentielle des « illégalismes », c'est-à-dire le fait que les transgressions de la loi - qu'elles soient ou non intentionnelles- soient diversement sanctionnées selon la catégorie à laquelle appartient celui ou celle qui les commet 2 pour ne serait-ce qu'entreprendre d'y remédier. Il s'agit bien davantage de chercher à les expliquer et à les comprendre, c'est-à-dire à en restituer les facteurs tant structurels que subjectifs. Tel est précisément l'ambition des différentes contributions rassemblées dans ce dossier de la revue Politix qui explorent la « souplesse » de l'application du droit dans divers secteurs de la vie sociale.

2S'appuyant largement sur les analyses de Michel Foucault, et sur ses propres enquêtes ethnographiques, Josiah McC.Heyman étudie ainsi le contrôle policier de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, celle-ci englobant officiellement la zone s'étendant à 160 kilomètres à l'intérieur des terres. Il en souligne tout d'abord la variété des modalités et s'intéresse ainsi dans un premier temps à la manière dont les douaniers sélectionnent les individus à contrôler au niveau des postes frontières. Ceux-ci sont en effet pris dans une tension entre la logique du contrôle et celle de la fluidité du trafic : ainsi, par exemple, au niveau d'El Passo, au Texas, le premier contrôle dure en moyenne 30 secondes d'après les propres statistiques des autorités, et seuls 2% des véhicules sont soumis à un second contrôle plus approfondi. Se joue donc un équilibre entre confiance et suspicion, lui-même variable d'un agent à l'autre, chacun étant porteur de ses propres indices - et donc catégories, elles-mêmes liées à des « scénarios » qu'échafaude chacun - concernant les potentiels irréguliers. Le phénotype lui-même, s'il intervient, n'est cependant pas déterminant dans la mesure où la majorité des citoyens étasuniens de la région ont l'air « mexicain » (entre 60 et 99% des résidents des villes proches de la frontière sont en effet « d'origine » mexicaine). La classe sociale apparente semble de ce fait beaucoup plus décisive, à la frontière comme dans les contrôles intérieurs, et les résidents des quartiers riches, comme l'auteur lui-même, ont ainsi très peu de chance de recevoir la visite d'officiers de la Border Patrol contrairement aux habitants des quartiers populaires. « Il semble que le cliché social du clandestin nécessairement issu de la classe ouvrière offre aux riches immigrés en situation irrégulière un certain degré d'invisibilité » (p.41). L'auteur achève son article par une proposition plus théorique, invitant à associer au couple légal/illégal celui de confiance/risque, et critique ensuite les théories du risque associé à la modernité « avancée » développées notamment par Ulrich Beck, Anthony Giddens ou Niklas Luhmann en notant que « cette description laisse de côté la question de l'attribution de la confiance à certains groupes sociaux seulement, et oublie a fortiori d'analyser les ressorts sociaux de cette inégale attribution » (p.45), tandis que les autres études sociologiques de la confiance restent au contraire selon lui à un niveau trop immédiat et interactionniste.

  • 3 Chantier interdit au public, Paris, La Découverte, 2008
  • 4 Dans son enquête, Nicolas Jounin montre bien dans le cas français combien cette « pénurie » de main (...)

3L'article de Sébastien Chauvin, édifiant à bien des égards, nous invite à rester aux Etats-Unis et s'intéresse pour sa part à l'ambivalence du traitement par l'Etat étasunien de ses « sans-papiers », qui représentent, selon la formule de Saskia Sassen, des êtres humains « non autorisés et pourtant reconnus ». Cette étude offre dans une certaine mesure un miroir grossissant du cas français, tel qu'étudié notamment par Nicolas Jounin 3. La contradiction qui traverse le statut des étrangers en situation irrégulière, explique en effet Sébastien Chauvin, ne se situe en effet pas comme on aurait tendance à le penser, entre l'État et la société civile qu'entre « les mécanismes mêmes de l'incorporation légale et bureaucratique ». Il montre ainsi par de multiples exemples comment s'est développée et s'entretient cette « affiliation bridée » qui permet de cantonner les migrant-e-s sans-papiers à certains secteurs économiques « en tension » 4. L'absence de carte d'identité officielle -elle-même liée à une suspicion profondément ancrée dans les moeurs à l'égard de l'Etat-, et la fragmentation administrative se conjuguent avec des savoir-faire pratiques de la part des migrants irréguliers (comme la fabrique de faux permis de conduire, d'embarquer in extremis dans un vol intérieur pour éviter le contrôle d'identité) et la « compréhension » des autorités pour permettre la perpétuation de cette situation ambiguë qui permet aux intéressés de se construire une vie qui ne soit loin d'être intégralement clandestine. Et l'horizon de la régularisation possible achève la disciplinarisation de cette main-d'œuvre bon marché.

  • 5 Voir sur cette question du droit comme ressource et enjeu militant Liora Israël, L'arme du droit, P (...)
  • 6 Ce que rappellent les travaux portant sur ceux que l'on peut qualifier de « Street level bureaucrat (...)
  • 7 Voir ce billet d'humeur sur le site filiale du quotidien Le Monde, Le Post

4L'article de Nicolas Fischer traite un autre aspect à l'actualité non moins « brûlante » concernant les sans-papiers, mais dans le contexte français : il s'agit de la manière dont les intervenants de la CIMADE en centres de rétention administrative assurent le soutien juridique des étrangers en instance d'expulsion. Il montre notamment comment lesdit-e-s travailleuses et travailleurs prennent soin de se distancier d'une éthique « humanitaire » pour mettre en œuvre un usage stratégique du droit 5 dans une situation fortement contrainte d'entretiens sérialisés, et renégocient ce faisant au cas par cas la frontière entre expulsables et non-expulsables. Outre qu'il rappelle la dimension éminemment politique de l'« application » des réglements 6. Et ce faisant, permet de mieux cerner les enjeux de la récente modification des modalités de l'assistance des étrangers en rétention que vient de valider le Conseil d'Etat et qui va voir la CIMADE remplacée par cinq autres associations dans plusieurs centres à la fin du mois 7.

5Le droit s'avère ainsi un instrument politique éminemment ambivalent. C'est ce que montre de manière particulièrement patente son introduction et son renforcement en milieu carcéral, comme le montre Grégory Salle dans un tout récent ouvrage 8, et sur lequel il revient ici dans un article co-écrit avec Gilles Chantraine. Les deux auteurs renvoient ainsi dos-à-dos le « sens commun réformateur » de ceux qui considèrent qu'il suffirait de renforcer l'emprise du droit en détention, et le discours critique radical de ceux qui estiment que le renforcement des droits des détenus est essentiellement un moyen de distraction pour éviter d'aborder la question de la nature même de l'institution carcérale et in fine renforcer la légitimité de cette dernière. A partir de leurs riches expériences de terrain respectives, ils mettent ainsi en évidence les contradictions inhérentes à cette mise en œuvre du droit, et en particulier comment droit, infra-droit et non-droit, loin de s'opposer systématiquement, se combinent pour permettre l'articulation entre textes juridiques et l'expérience pratique de la vie en détention. Si elle peut se retourner contre les détenus, comme avec cette « triple-peine » à laquelle sont exposés certains jeunes « pensionnaires » d'établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) (p.114-115), et insère de fait les détenus dans des environnements normatifs différenciés selon les établissements, cette combinaison peut également se retourner en faveur des détenus dans la mesure où elle leur permet de renforcer leur résistance contre l'arbitraire carcéral.

  • 9 Qu'a bien illustrée un « fait divers » récent ou des policiers en civil ont arboré leur brassard po (...)

6Cédric Moreau de Bellaing s'intéresse pour sa part au traitement des illégalismes commis par ceux qui sont précisément censés veiller à l'application des lois, à savoir les policiers. Il étudie ainsi l'activité de l'Inspection générale des services (IGS), et à travers une fine analyse de ses conditions d'enquête (car dans la majorité des cas, cette institution laisse la place à des conseils disciplinaires pour le jugement et l'application des sanctions) explique notamment pourquoi les cas de violences illégitimes commis dans l'exercice des fonctions sont peu souvent sanctionnées, à l'inverse de certaines violences commises dans le cadre de la vie privée. Celles-ci représentent en effet des cas de « dévoiement de la fonction policière » 9 qui menacent d'ébranler la légitimité même de l'institution policière et plus particulièrement de sa revendication du « monopole de la violence légitime ».

  • 10 Depuis l'adoption du "bouclier fiscal" en faveur des contribuables aux revenus les plus élevés, div (...)

7La contribution d'Alexis Spire porte pour sa part sur la gestion différentielle des « illégalismes » fiscaux. Au moyen notamment d'une enquête ethnographique menée dans différents centres des impôts, celui-ci met en évidence trois tendances parallèles résultant à la fois des évolutions techniques - et en particulier de l'informatisation et de la mise en relation de certains fichiers administratifs-, et de directives venues du sommet de l'Etat : le renforcement de la traque des cas de fraude dite « sociale » qui sont essentiellement liées aux classes populaires ; la tolérance croissante des formes de sous-déclaration de la part des contribuables redevables de l'Impôt Sur la Fortune et des professions libérales - dont le montant exact, respectivement, de la valeur du patrimoine et des « frais professionnels » sont difficiles à contrôler ; et enfin, allant de pair avec cette dernière, la promotion des instances de conciliation et de transaction au bénéfice encore une fois des contribuables les plus riches, qui peuvent s'entourer de conseils juridiques. L'auteur observe cependant que cette évolution ne va pas sans s'accompagner de fortes résistances de la part des employés de l'administration fiscale, où s'affrontent ainsi deux logiques concernant cette régulation des illégalismes fiscaux : une conception « managériale », principalement défendue par le haut de la hiérarchie, qui promeut une certaine rationalité instrumentale tournée vers l'efficacité du recouvrement - et qui bénéficie donc aux contribuables les plus riches-, et une conception « égalitaire » plutôt portée par le bas de la hiérarchie, des contrôleurs animés davantage par une rationalité en valeur pour lesquels prime la mise en œuvre d'une certaine « justice fiscale ». Un article essentiel à verser aux débats actuels sur la fiscalité que l'état actuel des finances publiques n'a pas manqué de raviver 10.

  • 11 Ivan Chupin, Nicolas Hubé, Nicolas Kaciaf, Histoire politique et économique des médias en Frace, Pa (...)

8Ce numéro est enfin complété par un article hors-dossier d'Olfa Lamloum qui s'intéresse à la création par le Hezbollah de différents médias - journaux, revues, radio et télévision. Elle montre ainsi comment cette stratégique a priori paradoxale pour une organisation animée par une certaine culture du secret lui permet de déployer une subtile stratégie de « présentation de soi », qui passe par la présentation de multiples identités et quelque peu contradictoires (qu'illustre par exemple la tension entre la « libanisation » de ces médias, entendue comme intégration dans le paysage institutionnel du pays dans l'après-guerre et leur internationalisation parallèle) afin de rallier à sa cause des populations réparties sur des espaces sociaux et territoriaux très hétérogènes. A ce titre, il n'est pas inintéressant de remarquer notamment l'investissement dans le sport à partir du milieu des années 1990 - et en particulier du foot- afin de toucher le plus grand nombre (p.183). On peut également lire à travers cette évolution celle de la structure interne du Hezbollah, comme le montre également l'auteure. Mais en fin de compte, elle se demande si cette stratégie médiatique n'est pas rattrapée par ses contradictions, et en particulier par la fragmentation communautaire institutionnalisée dans le jeu politique libanais. Une analyse qui n'est pas sans faire écho à la thèse des auteurs d'un récent "Repères" consacré à l'histoire des médias en France, qui écrivent qu'"instruments des batailles politiques, les médias sont par conséquent l'un des enjeux de ces affrontements. Leur développement est étroitement dépendant étroitement de l'évolution des régimes, des législations et, plus généralement des rapports de forces sociaux. On ne peut donc concevoir d'histoire des médias sans s'intéresser aux efforts successifs des acteurs politiques pour monopoliser, contrôler, encadrer ou réguler l'univers médiatiques" 11. Et réciproquement serait-on tenté d'ajouter. Une réflexion qui n'est en tous cas finalement pas totalement étrangère à la problématique générale de ce numéro, l'exploration des contradictions internes de « l'État de droit ».

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Notes

1 Dans le Livre VII des Fables

2 Voir Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, pp.98-106 et p.322 et 326

3 Chantier interdit au public, Paris, La Découverte, 2008

4 Dans son enquête, Nicolas Jounin montre bien dans le cas français combien cette « pénurie » de main-d'oeuvre quelque peu paradoxale dans un contexte de fort chômage est largement le fait des entreprises offreuses d'emploi, qui, faute de pouvoir délocaliser leur activité de par la nature de celle-ci (BTP, hôtellerie-restauration, nettoyage industriel, etc.), organisent via une sous-traitance en cascade une véritable « délocalisation sur place ». Voir Chantier..., op.cit. et surtout « Les immigrés du BTP à l'ombre de la « pénurie de main-d'œuvre » in, Choukri Hmed et Sylvain Laurens (dir.), « L'invention de l'immigration », Agone, 40, 2008

5 Voir sur cette question du droit comme ressource et enjeu militant Liora Israël, L'arme du droit, Paris, Presses de Sciences-po, 2009

6 Ce que rappellent les travaux portant sur ceux que l'on peut qualifier de « Street level bureaucrats » par référence à l'ouvrage pionnier de Michael Lipsky Street-level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Services, New York, Russell Sage Foundation, 1980. On peut citer également dans la même lignée l'ouvrage de Vincent Dubois, La vie au guichet, Paris, Belin, 1999, ainsi que dans le cas des politiques migratoires où l'imprécision règlementaire laisse la place à un important pouvoir discrétionnaire administratif, ceux d'Alexis Spire, Étrangers à la carte, Paris, Grasset, 2005 et Accueillir ou reconduire, Paris, Raisons d'Agir, 2008

7 Voir ce billet d'humeur sur le site filiale du quotidien Le Monde, Le Post

8 La part d'ombre de l'Etat de droit, Paris, éd.de l'EHESS, 2009

9 Qu'a bien illustrée un « fait divers » récent ou des policiers en civil ont arboré leur brassard pour commettre un braquage. Voir Zineb Dryef, « Braquages : de faux policiers ont-ils inspiré des vrais ? », Rue 89

10 Depuis l'adoption du "bouclier fiscal" en faveur des contribuables aux revenus les plus élevés, diverses polémiques ont ainsi émaillé le débat public, de la réduction de la TVA dans la restauration au récent rapport du Conseil des prélèvements obligatoires pointant que l'utilisation différentielle des "paradis fiscaux" et les stratégiees dites d'"optimisation fiscale" (euphémisme pour désigner l'évitement de l'impôt), permettait aux plus grosses entreprises de verser une part bien moindre de leurs bénéfices à l'État français que les PME, en passant par l'affaire, révélatrice à maints égards, des listes de contribuables français fortunés ayant dissimulé une partie de leur patrimoine et de leurs revenus dans les banques suisses (voir "Woerth s'est pris les pieds dans son listing de fraudeurs", Le Canard enchainé, 16 décembre 2009)

11 Ivan Chupin, Nicolas Hubé, Nicolas Kaciaf, Histoire politique et économique des médias en Frace, Paris, La Découverte, 2009, p.5

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Nicolas Fischer, Alexis Spire, Etat et illégalismes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 décembre 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.876

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