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Baudouin Jurdant, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique

Edouard Kleinpeter
Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique
Baudouin Jurdant, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique, Archives contemporaines, coll. « Etudes de sciences », 2009, 197 p., EAN : 9782813000057.
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Texte intégral

1Cette réédition de la thèse de Baudouin Jurdant, soutenue en octobre 1973, est l'œuvre de jeunesse de l'un des premiers penseurs français à avoir posé la question de la vulgarisation scientifique (VS) avec une approche théorique. Et elle est à lire et à savourer comme telle. Car, si le jeune Jurdant se laisse parfois aller à une emphase caractéristique d'un certain style universitaire des années 70, si quelques-unes des problématiques abordées (comme la scientificité de la psychanalyse ou du matérialisme historique), très « chaudes » à l'époque, n'agitent plus guère le monde académique, on décèle néanmoins au fil des pages les fondements d'une pensée profonde, servie par une acuité intellectuelle parfois naïve, certes, mais manifeste. Trente-cinq ans plus tard, nous sommes en mesure d'apprécier la portée de cet ouvrage, de retracer la percolation des arguments de Jurdant à travers les diverses strates de l'université française, jusqu'au champ disciplinaire aujourd'hui connu sous le nom de « sciences de l'information et de la communication ». Dans ce court compte-rendu de la lecture des Problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique, deux des idées centrales du livre seront présentées. La première car elle fait aujourd'hui partie des acquis fondamentaux de toute théorie de la vulgarisation, la seconde car, en dépit de son intérêt théorique évident, elle commence tout juste à être prise au sérieux par le monde académique.

  • 1 Ceci, souligne Jurdant, est une conséquence directe du fonctionnement de la science elle-même, qui (...)

2Très tôt dans l'ouvrage, Baudouin Jurdant entame une entreprise de déconstruction du discours des vulgarisateurs. Et le diagnostic qu'il dresse est sans appel : alors que la plupart d'entre eux considèrent que leur activité participe à combler un hypothétique fossé entre la science et le public, la réalité est que, au contraire, ils contribuent à le creuser. En effet, note Jurdant, la VS fonctionne essentiellement sur une dichotomie entre savoir et non-savoir. D'un côté ceux qui savent, les scientifiques, de l'autre ceux qui ignorent, le public, et le vulgarisateur qui agirait comme un passeur entre ces deux rives (conception que l'on appellera, des années plus tard, le « modèle du déficit »). Derrière un idéal démocratique, hérité des Lumières, de culture scientifique universelle se cacherait donc en réalité une entreprise de fixation des connaissances scientifiques dans un état achevé et, partant, des normes sociales régissant la distinction entre savants et ignorants. Car, si le contenu du savoir vulgarisé est une sorte de traduction dans la langue vernaculaire des productions de la science, jamais ne sont explicitées les conditions de cette production 1. La VS présente dès lors la démarche scientifique comme une suite de moments fragmentaires, tendue vers un idéal de vérité (alors qu'une recherche critique de l'erreur serait une définition plus appropriée). Elle tente, par diverses techniques rhétoriques, de rendre « appétissants » les savoirs scientifiques, en fonction d'une représentation que le vulgarisateur se fait de son public. Pourtant, la science, pour sa part, ne répond qu'aux questions qu'elle se pose, et qui ne correspondent pas (ou rarement) à celles du public. L'entreprise de VS se heurte donc à une incompatibilité de fait entre ces différentes préoccupations et son discours en devient forcément discordant, d'un côté comme de l'autre. Par ailleurs, la vocation universaliste de la VS (qui entend s'adresser à tous, « de la maternelle au prix Nobel ») a pour effet principal de gommer le particularisme des ignorances, l'éloignant encore de son public et de ses attentes. Pour tenter de remédier à cela, les vulgarisateurs découpent la société en « niveaux », définis en dernière analyse par le degré de proximité avec le monde scientifique, et proposent des publications adaptées à chacun de ces niveaux.

3Dès lors, au lieu d'aplanir les différences, la VS les fige. Bien pis, comme Jurdant le souligne en analysant les résultats de différentes enquêtes américaines (et même s'il en critique les méthodes), il semble que la VS profite d'autant mieux à un individu qu'il appartient déjà aux niveaux les plus élevés de l'échelle : plus on en sait, plus on en apprend. La VS participerait donc, en dépit des bonnes intentions de ces praticiens, à amplifier les distinctions sociales entre savants et non-savants (ce que les anglo-saxons appellent l'« increasing knowledge gap »). Pourtant, l'ambition des vulgarisateurs, qui fonde la justification de leur pratique, est pédagogique : ils souhaitent que leur public apprenne et retienne quelque chose de la lecture de leurs articles. Ce quelque chose, note Jurdant, est en général fonction des intentions du vulgarisateur (à savoir, transmettre une connaissance) et, si l'on se fie aux résultats des enquêtes précitées, force est de constater l'échec de l'opération. A ce sujet, Jurdant mentionne un point très intéressant qu'il ne développe malheureusement pas et qui mériterait pourtant qu'on s'y penche davantage. Car le vulgarisateur partage ce discours justificatif de la VS en termes de pédagogie avec le public, qui dit se rendre au musée de sciences ou acheter une revue scientifique pour « apprendre quelque chose ». On entrevoit ici la mise en place d'une sorte de contrat pédagogique tacite passé entre le vulgarisateur et son public, qui, bien que non réalisé dans les faits, serait une condition de possibilité de la VS. Ceci, à notre connaissance, n'a jamais été étudié.

  • 2 Voir par exemple : JURDANT - Parler la science ? in. Alliage 59 (2006)

4Un autre aspect de la thèse de Jurdant n'a eu qu'un faible retentissement dans la communauté scientifique en dépit de son intérêt théorique évident. Il concerne la fonction de la VS. Alors que, comme il a été dit, les vulgarisateurs lui assignent une fonction sociale, voire démocratique, d'« éducation du peuple », Jurdant argumente que son rôle essentiel se situe à l'intérieur de la science où elle permet une certaine réflexivité, impossible autrement. Le premier élément qui met la puce à l'oreille du jeune thésard est le constat que la nécessité de la VS n'est jamais affirmée avec autant de force que par ceux qui en ont, a priori, le moins besoin (les scientifiques). Tandis que le discours justificatif dominant fait état d'une demande du public en termes de connaissances, il révèle que celle-ci n'existe uniquement que comme conséquence de l'existence de l'offre. Dès lors, compte tenu du fait que la VS, en pratique, élargit le fossé entre scientifique et public davantage qu'elle ne le comble, on en arrive à se demander si ce n'est pas là sa fonction principale, à savoir, maintenir le public à distance de la production des connaissances. Ce n'est pas pour rien que l'auteur surnomme à plusieurs reprises les scientifiques et vulgarisateurs les « gate keepers » (« gardiens des portes »). Néanmoins, si ces conclusions n'ont aujourd'hui rien d'original, Jurdant propose une autre interprétation, bien plus intéressante, de la fonction de la VS. Comme il l'écrit page 175, « La vulgarisation est le lieu où la science cherche un sens, un savoir et un sujet », préfigurant ce qu'il écrira dans des articles bien plus récents 2, à savoir que la VS est essentiellement le lieu où la science trouve la réflexivité qu'elle est incapable de générer elle-même.

5On apprend en effet au chapitre VII que la VS a une fonction de représentation autroréférentielle (i.e. la science qui se représente elle-même). La VS permet essentiellement de mettre la science en récit ou, plus exactement, de la transformer en « mythe ». Les scientifiques, en tant qu'ils entretiennent un rapport au monde qui n'est pas naturel, en deviennent dès lors des sortes de personnages mythiques dont la VS narre les péripéties. Ceci s'accompagne, note Jurdant, d'une absence de questionnement sur l'articulation du rapport entre la science et le « vrai » et sur la façon dont cette articulation est perçue par le public (parfois en contradiction avec la façon dont elle est perçue par les scientifiques eux-mêmes). Cette fonction narrative, souligne l'auteur, a également un rôle épistémologique dans la mesure où elle permet de donner du sens au langage de la science, et de s'extraire ainsi de l'approche purement syntaxique défendue par les positivistes logiques (où la vérité d'un énoncé dépend uniquement de sa cohérence avec l'ensemble des autres énoncés du domaine considéré). En cela, elle autorise un retour de l'intuition dans l'interprétation des énoncés scientifiques. La science accède à une justification externe, par le biais du public non-scientifique, du fait qu'elle est bel et bien scientifique. En esquissant ce double rôle de la VS, sémantique et réflexif, Jurdant produit indéniablement une nouveauté dans le domaine qui n'a, pour l'instant, guère été étudiée plus avant.

6La réédition de la thèse de Baudouin Jurdant constitue donc une aubaine pour tous les chercheurs s'intéressant aux questions de vulgarisation scientifique. Alors que la plupart des travaux de qualité en ce domaine sont aujourd'hui en langue anglaise, cet ouvrage nous permet de (re)découvrir les fondements de la pensée de celui qui représente sans doute le mieux l'« école française ». Il est manifeste qu'une partie seulement du potentiel théorique de ce champ de recherche a été exploitée et que Jurdant nous a, dans sa prime jeunesse, offert nombre de pistes qui ne demandent aujourd'hui qu'à être explorées.

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Notes

1 Ceci, souligne Jurdant, est une conséquence directe du fonctionnement de la science elle-même, qui tend à générer des connaissances objectives, donc détachées du sujet producteur de ces connaissances.

2 Voir par exemple : JURDANT - Parler la science ? in. Alliage 59 (2006)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Edouard Kleinpeter, « Baudouin Jurdant, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 septembre 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1122 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1122

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Rédacteur

Edouard Kleinpeter

Ingénieur de recherche, Responsable de médiation scientifique, Institut des Sciences de la communication du CNRS

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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