Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2010Fanny Salane, Etre étudiant en pr...

Fanny Salane, Etre étudiant en prison. L'évasion par le haut

Frédérique Giraud
Etre étudiant en prison
Fanny Salane, Etre étudiant en prison. L'évasion par le haut, La Documentation française, coll. « Etudes & recherches », 2010, 251 p., EAN : 9782110079169.
Haut de page

Texte intégral

1Si l'école a aujourd'hui sa place en prison celle-ci fut longtemps tenue hors de son sein : s'il existe des structures de niveau élémentaire à partir de 1815, les premiers instituteurs ne sont recrutés (de façon marginale) qu'en 1833 (loi Guizot de 1833 et circulaire Rémusat de 1840). Il faut cependant attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour que l'idée de mettre en place un véritable service éducatif au sein des prisons progresse : en 1985 le droit à l'instruction est ouvert à tous les détenus. La reconnaissance de la légitimité et de l'utilité de l'éducation en prison (retracée dans le chapitre 1) suppose une évolution générale du regard et des enjeux sociaux et politiques de l'éducation en prison. Il a fallu passer de la fonction éducative de la prison à la pensée d'une fonction éducative en prison. Si elle va de soi pour les niveaux élémentaires, l'enseignement supérieur en prison s'adresse encore à une minorité de personnes. Ainsi si en 2008 46 684 détenus (soit le quart de la population adulte passée en prison cette année-là) ont suivi une formation générale, parmi eux 6/10 ont reçu une formation de base («alphabétisation », lutte contre l'«illettrisme », français langue étrangère, remise à niveau ou préparation d'un certificat de formation générale), 3/10 ont préparé des diplômes type CAP-BEP, ce sont seulement 1/10 des détenus ayant préparé un diplôme qui se sont consacrés à des diplômes de niveau baccalauréat et au-delà (9.3% le baccalauréat ou le diplôme d'accès aux études universitaires et 2.1% des diplômes de l'enseignement supérieur).

  • 1 L'écrasante majorité d'hommes parmi la population d'enquête correspond à la sur-représentativité de (...)
  • 2 Le plus jeune a 19 ans et le plus âgé 76 ans. Cette caractéristique de la population peut être attr (...)

2La recherche de Fanny Salane s'intéresse aux personnes détenues, soit incarcérées au moment de l'enquête, prévenues ou condamnées inscrites dans des formations de niveau supérieur : étudiants préparant des diplômes universitaires et des brevets de techniciens supérieurs. La population étudiante en prison, comparée à celle de la population détenue en général est bien une population spécifique. C'est ce que démontre l'auteure pas à pas. Entretiens et questionnaires se complètent de façon heuristique dessinant les contours d'une population de détenus-étudiants au regard de la population détenue en général. 64 hommes et 7 femmes ont répondu au questionnaire et 44 hommes et 1 femme aux entretiens 1. Parmi les détenus-étudiants ayant répondu à l'enquête les détenus de 50 ans et plus sont surreprésentés 2 Le profil pénal et carcéral des détenus-étudiants doit être noté, généralement condamnés pour crimes à de lourdes peines (la longueur de la peine moyenne est de plus de 15 ans), seulement 6% de la population interrogée a été condamnée à moins de cinq ans d'emprisonnement contre 64% des détenus. Dernier constat : la population de l'auteure comprend une moindre proportion de personnes nées à l'étranger.

3Afin d'étudier l'expérience étudiante des personnes incarcérées, dont on a vu qu'elles avaient parmi la population détenue un profil particulier, Fanny Salane étudie dans le chapitre 2 le parcours scolaire et professionnel des détenus-étudiants avant leur incarcération. C'est l'occasion de constater que ces détenus-étudiants ont eu en majorité une scolarité « normale », près de 4/10 n'ont jamais redoublé, 4/10 ont redoublé seulement une fois. Fort peu nombreux à avoir été en échec scolaire,ils ont dans l'ensemble quitté tardivement le système scolaire (7 détenus-étudiants sur 10 sont sortis après 18 ans), plus de la moitié ont été scolarisés dans une classe du supérieur avant leur incarcération. Si 5% de la population détenue en général possède le baccalauréat, les étudiants-détenus sont eux six fois plus nombreux. Les entretiens permettent de donner une vision moins systématique des biographies scolaires des détenus-étudiants. Avant leur incarcération huit détenus-étudiants sur dix avaient exercé une activité professionnelle : entrés en moyenne plus tard sur le marché du travail que le reste de la population carcérale (en raison de leur sortie tardive du système scolaire), ils sont relativement privilégiés dans leur situation professionnelle (14,1% étaient cadres ou professions intellectuelles supérieures contre 3,3% de l'ensemble des détenus). Les trajectoires professionnelles reconstruites en entretien attestent de parcours divers.

4Si les deux premiers chapitres ont permis de dessiner les trajectoires sociales, scolaires et professionnelles des détenus-étudiants, le reste de l'ouvrage s'attache à décrire et à comparer les différentes manières d'étudier au sein de la prison. Le chapitre trois explore « l'entrée dans les études » en prison : quand s'inscrire, dans quelle préparation, avec quelles motivations, quelles sont les personnes qui interviennent aux différentes étapes du projet scolaire ? La décision d'entreprendre des études dépend fortement du ressenti face à l'incarcération et de la nature de la confrontation avec le monde judiciaire et pénitentiaire. Seul le quart des détenus-étudiants décident d'entreprendre des études dans les semaines qui suivent leur incarcération. Cette posture concerne des personnes qui suivaient un cursus scolaire au moment de l'incarcération, ainsi que des personnes envisageant les études comme « un moyen de survie » au sein de l'institution pénitentiaire. La volonté d'entreprendre des études émerge pour les autres dans les mois qui suivent l'incarcération : le temps de faire face au choc des premières semaines et d'apprendre à vivre au sein de l'institution, le procès étant un événement pivot dans la prise de décision. Les autres détenus et les enseignants sont des éléments forts dans la prise de décision.

5Parmi les motivations à la reprise d'études, la volonté d'approfondir ses connaissances, de « combler des lacunes » est déterminante. Les études sont décrites comme un besoin ressenti pour ne pas sombrer, pour occuper « intelligemment » le temps d'immobilisation forcée. D'autres espèrent en reprenant des études obtenir des remises de peine et d'avantages dans le parcours carcéral. Ces motifs d'entrée dans les études sont autant de motifs de satisfaction évoqués par les détenus en entretiens. Les apports effectifs des études en prison sont tout autant culturels, intellectuels, scolaires, qu'identitaires. Dans le chapitre six, l'auteure revient sur les vertus salvatrices des études : gérer ou aménager sa peine (il s'agit alors de combattre les angoisses de l'incarcération, trouver un moyen d'évasion, jouer avec le système...), apprendre, « faire marcher son cerveau » (valorisation intellectuelle, acquisition de connaissances et de compétences nouvelles), se construire/se reconstruire (restaurer son identité sociale mise à mal par l'incarcération, se démarquer des autres détenus, mieux décrypter les rapports humains), anticiper et/ préparer sa sortie de prison.

  • 3 Le Breton, La sociologie du corps, Puf, Paris, 1992
  • 4 Seule la possession d'argent permet aux détenus d'assurer leurs études : frais d'inscription, achat (...)

6Les chapitres quatre et cinq se penchent sur la condition étudiante en prison : quelles sont « les conditions matérielles, financières et pédagogiques dans lesquelles les détenus-étudiants vivent et suivent leurs études ? » (p 121). La prison, parce qu'elle a pour rôle un contrôle étroit de l'utilisation de l'espace et du temps des détenus 3 n'est pas un lieu d'emblée propice à la scolarisation : contraintes sonores (conversations entre détenus, télévision ou radio allumées en permanence, bruits de la détention..), spatiales (partage des cellules). Les contraintes financières 4, matérielles et pédagogiques sont les plus prégnantes. L'accessibilité aux moyens pédagogiques est parfois rendue difficile par l'administration, en particulier avec tout ce qui touche à l'informatique, les personnes détenues ne peuvent recevoir des livres de l'extérieur qu'à condition de respecter des règles sécuritaires strictes. Face à ces difficultés, les détenus doivent s'adapter : privilégier le travail nocturne, arrangements avec le personnel d'encadrement, obtention de fournitures interdites par des moyens détournés... Fanny Salane dégage des manières d'étudier chez les détenus-étudiants : en tenant compte des engagements des détenus dans le travail et dans d'autres formations, elle dessine plusieurs profils d'investissement dans les études entre étudiants salariés (près de 6 étudiants sur 10 déclarent exercer une activité professionnelle rémunérée) et étudiants non salariés (ce choix étant lié à des ressources financières suffisantes permettant de se consacrer à plein temps aux études) et donne à voir la diversité des techniques de travail mises en œuvre par les étudiants, selon la discipline choisie et la structure dans laquelle l'étudiant est scolarisé. Vingt détenus-étudiants interrogés se définissent comme des étudiants à part entière : cette identité d'étudiant leur permet de mettre à distance l'identité de détenu imposée par l'institution. Suivre des cours, avoir une carte d'étudiant permet d'affirmer la perméabilité entre le monde intérieur et le monde extérieur et de se construire une identité alternative.

  • 5 Le centre scolaire est pour beaucoup un lieu investi, symbole de l'émancipation et de l'accès à un (...)
  • 6 L'image du détenu avachi sur son lit toute la journée, abruti par les médicaments, violent sert de (...)

7Le chapitre 7 permet de saisir les usages de l'identité d'étudiant au sein de la prison : les détenus revendiquent-ils leur identité d'étudiant ? Quelles sont leurs relations avec les autres détenus ? Avec le personnel pénitentiaire ? Suivre des études supérieures en prison permet aux détenus concernés de se démarquer par rapport aux autres détenus : moyen de mettre en place des stratégies de distinction spatiale et temporelle par la fréquentation de lieux privilégiés de l'exercice de leur scolarité au détriment des lieux partagés que sont la cour de promenade, les équipements sportifs 5, moyen de mettre à distance l'identité stigmatisante du prisonnier véhiculé par l'institution et les médias 6. C'est un aussi un moyen de venir en aide aux autres détenus : par leur maîtrise de l'écrit, de l'orthographe, du droit, du langage administratif les détenus-étudiants peuvent devenir des personnes ressources. Du côté de la direction et du personnel pénitentiaire l'attitude envers les étudiants détenus oscille entre conflit, indifférence ou soutien.

8Au total Fanny Salane livre un portrait détaillé, vivant, précis des étudiants en prison : l'attention portée à leurs trajectoires scolaires, familiales autant que professionnelles, l'examen vigilant et précis de leurs conditions d'études matérielles et identitaires en font un livre important. Révélatrice d'une nouvelle facette du fonctionnement carcéral, cette focale atypique puisqu'elle ne concerne qu'une minorité de détenus, n'en permet pas moins de compléter le savoir sur la prison en sociologie.

Haut de page

Notes

1 L'écrasante majorité d'hommes parmi la population d'enquête correspond à la sur-représentativité des hommes en prison (au 1er janvier 2009 il y a 3.4% de femmes en prison)

2 Le plus jeune a 19 ans et le plus âgé 76 ans. Cette caractéristique de la population peut être attribuée à deux faits : les personnes qui poursuivent des études supérieures sont incarcérées depuis longtemps, soit ce sont des personnes qui ont été incarcérées alors qu'elles étaient plus âgées et possédaient un niveau scolaire plus élevé à leur entrée en prison.

3 Le Breton, La sociologie du corps, Puf, Paris, 1992

4 Seule la possession d'argent permet aux détenus d'assurer leurs études : frais d'inscription, achat de fournitures scolaires

5 Le centre scolaire est pour beaucoup un lieu investi, symbole de l'émancipation et de l'accès à un autre statut (p188)

6 L'image du détenu avachi sur son lit toute la journée, abruti par les médicaments, violent sert de repoussoir

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Frédérique Giraud, « Fanny Salane, Etre étudiant en prison. L'évasion par le haut », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 mai 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1013 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1013

Haut de page

Rédacteur

Frédérique Giraud

Allocataire-monitrice à l’ENS de Lyon, doctorante au Centre Max Weber, équipe DPCS (Dispositions, Pouvoirs, Cultures, Socialisations). Frédérique Giraud est rédactrice en chef de Lectures.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search