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Ivan Ermakoff, Ruling Oneself Out: A Theory of Collective Abdications

Liora Israël
Ruling Oneself Out: A Theory of Collective Abdications
Ivan Ermakoff, Ruling Oneself Out: A Theory of Collective Abdications, Duke University Press, 2008, EAN : 9780822341642.
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Texte intégral

  • 1 Voir en particulier Roger V. Gould, Insurgent Identities: Class, Community and Protest in Paris fro (...)
  • 2 Dennis Chong, Collective Action and the Civil Rights Movement, Chicago, The University of Chicago P (...)

1Le livre d'Ivan Ermakoff, tiré d'une thèse de sociologie soutenue à l'Université de Chicago, constitue un excellent exemple de développements récents de la sociologie historique du politique aux Etats-Unis, qui combinent modélisation et analyse socio-historique. Il faut par exemple évoquer les travaux pionniers de Roger Gould, prématurément disparu, qui mêlaient analyse des réseaux et histoire urbaine1, ou les recherches de Dennis Chong sur le mouvement des droits civiques traité avec les outils de la théorie du choix rationnel2. Le livre d'Ivan Ermakoff se situe dans cette lignée, puisqu'il a pour ambition d'expliquer, à l'aide d'un formalisme reposant sur la théorie des jeux, deux moments historiques charnières, les « abdications collectives » des parlements allemands et français de 1933 et 1940, soit le vote des pleins pouvoirs respectivement à Adolf Hitler et au Maréchal Pétain. Ces deux épisodes critiques, outre leur importance historique, constituent en effet un problème pour la théorie politique : comment comprendre que des Assemblées élues votent ainsi la dissolution de leurs prérogatives et de leur existence même ? Comment le vote, expression légitime de leur volonté, peut-il matérialiser l'acceptation de leur propre négation ?

2Pour répondre à cette question ambitieuse, qui plus est nourrie par la comparaison entre deux cas historiques proches mais situés dans des cadres nationaux différents, Ivan Ermakoff a un atout essentiel, celui du trilinguisme (français, allemand, anglais), qu'il met au service d'une érudition historique impressionnante lui permettant d'ouvrir des voies analytiques novatrices. En effet, outre des recherches archivistiques importantes, le matériau empirique du livre est avant tout constitué d'un corpus conséquent de témoignages constitués par les parlementaires, allemands et français, ayant participé à ces votes. Ce qui va constituer la spécificité de l'ouvrage d'Ermakoff est son centrement sur le moment du vote et ses abords immédiats, au détriment d'une analyse de longue durée dans laquelle le vote ne serait qu'un moment.

3Sans pouvoir rendre totalement compte de la richesse de cet ouvrage très dense, il est possible d'en mettre en avant les résultats, et en particulier l'idée selon laquelle, dans ces situations chargées d'enjeux et dans lesquelles, jusqu'au dernier moment, l'issue apparaît incertaine, les processus d'alignements entre les différents acteurs constituent un facteur explicatif décisif. Ivan Ermakoff récuse en effet tour à tour un certain nombre d'hypothèses classiques, telles que celle de la peur des représailles, l'erreur d'interprétation (par exemple n'avoir pas anticipé quel régime Hitler entendait mettre en place), ou le renoncement idéologique qui serait caractéristique de la période. En croisant les témoignages et en récusant la logique de certaines argumentations historiques classiques, il écarte une à une ces différentes modalités, directes ou indirectes, d'explications des votes des pleins pouvoirs. Il aboutit à une analyse centrée sur le moment du vote, dans lequel les anticipations que se font les acteurs des comportements de leurs homologues permettent d'expliquer quel sera leur choix. Les formes de coordination tacite entre acteurs, dans toute leur incertitude, apparaissent ainsi au cœur de son analyse, elle-même subdivisée en chapitre qui avancent progressivement les éléments du modèle : l'importance des interactions dans la constitution progressive de l'information ; les modalités d'adhésion progressive à une solution inenvisageable (avec le cas du ralliement progressif du Zentrum au « oui ») ; l'indétermination durable sur le résultat du vote dans les jours et heures qui précèdent en fonction des hésitations et des vacillements, l'opinion majoritaire semblant passer d'un pôle à un autre dans un laps de temps très court. Dans la dernière partie de l'ouvrage, étrangement courte d'ailleurs au regard de la densité des chapitres précédents, l'auteur réfute deux objections qui pourraient être faites à l'ouvrage, celle de s'intéresser à des cas trop exceptionnels, ou d'avoir un objet par définition trop changeant ou indéchiffrable, vu le contexte, pour en faire un véritable objet de sciences sociales. À l'inverse, Ermakoff rejette ou même renverse ces objections, en affirmant que l'incertitude et l'ambivalence sont au cœur de la compréhension même de son objet, loin d'être des obstacles à son appréhension. Cette ambivalence centrale des acteurs, qui hésitent jusqu'au dernier moment, s'explique selon lui par leur incapacité, dans ces moments critiques, à hiérarchiser leurs préférences (par exemple entre l'ordre et la démocratie). Dès lors, l'un des paradoxes attaché aux abdications collectives, celui de l'auto-déception (regretter son choix à peine fait) s'explique par les processus d'alignement, qui conduisent à croire à ce en quoi ses pairs semblent croire, quand bien même cela revient à abandonner ses propres principes.

  • 3 Voir Fabrice d'Almeida et Anthony Rowley, Et si on refaisait l'histoire ? Paris, Odile Jacob, 2009.

4Cette dernière proposition permet d'expliquer la part apparente d'irrationnel dans une modélisation et une analyse qui justement, comme souvent en théorie des jeux, ont cherché a montré pour quelle raison des acteurs rationnels prenaient collectivement une décision qui apparemment ne l'était pas (celle de leur propre dissolution, en contradiction avec les principes qu'ils tenaient dans leur majorité pour légitime). L'événement est ainsi ressaisi, comme Ermakoff le développe dans son dernier chapitre, non en tant qu'aboutissement ou que genèse dans une chaîne liant causalement différentes étapes, mais comme méritant d'être traité pour lui-même. Dans ce cadre, il importe d'être sûr que l'événement choisi est justement en lui-même important : en effet, le vote des pleins pouvoirs a pu être considéré comme secondaire. Par exemple, l'historien français Jean-Pierre Azéma considère que l'Armistice constitue une rupture plus forte que le vote des pleins pouvoirs. L'importance du vote est donc justifiée par Ermakoff dans un court essai d'histoire contre-factuelle, qui permet à l'auteur de montrer, à travers l'exemple allemand, l'importance qu'aurait pu revêtir un vote négatif. Cette brève incursion dans l'histoire contre-factuelle3 lui permet de souligner à nouveau combien le moment du vote en tant que tel, comme moment d'expression du choix résister ou au contraire d'abdiquer de la part des membres de la sphère politique, est en lui-même hautement significatif sur le plan historique.

5La lecture de cet ouvrage est d'un grand intérêt, elle renouvelle considérablement un sujet d'histoire politique classique apparemment peu stimulant et déploie avec virtuosité une aisance théorique modélisatrice appuyée sur un corpus historique, principalement de seconde main, hautement maîtrisé. Toutefois, du fait même du caractère tranché de son positionnement, l'ouvrage appelle la discussion. C'est pourquoi nous nous proposons de discuter l'ouvrage, en revenant sur l'un de ses fondements épistémologiques, celui du choix du modèle de l'acteur rationnel tel qu'il est développé dans la théorie des jeux, et qu'ont pu le décrire et l'analyse des auteurs comme Thomas Schelling ou Jon Elster. Ce modèle est ici poussé à l'extrême puisqu'il permet une modélisation des préférences des acteurs, qui peuvent être décrites, sous une forme empruntée à l'économie néo-classique, par des valeurs telles que l'espérance d'utilité associée soit à l'opposition, soit à l'acceptation (concernant l'exemple du vote des pleins pouvoirs). Cette modélisation, au-delà du schématisme du modèle anthropologique posé par ce modèle rationnel de l'acteur, pose un certain nombre de problèmes apparents dans l'ouvrage d'Ermakoff lorsqu'il s'agit de le saisir dans un moment historique. Tout d'abord, le fait de saisir un événement historique comme un exemple analytique dont le statut est assimilé de fait à une expérience de laboratoire revient, malgré l'extrême érudition historique qui permet sans le dire de contrer cette critique, à présupposer la supériorité de l'explication cognitive sur l'analyse réellement contextuelle des événements. Dès lors, l'événement est saisi comme moment significatif dans lequel se révèlerait une véritable nature des acteurs, dans lequel s'établirait sans fard la réalité de leur rapport à la valeur.

  • 4 Charles Wright Mills, « Situated Action and Vocabulary of Motives », American Sociological Review, (...)
  • 5 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. Dynamique des mobilisations multisectorielles. Pari (...)

6Cette recherche, selon nous vaine, en tout cas sous cette forme, d'une vérité des acteurs et plus encore de leurs motivations, est saisissable à de multiples moments dans le livre lorsque les explications fournies par les historiens, mais plus encore par les acteurs eux-mêmes dans leurs mémoires, journaux, correspondances, sont qualifiées d'erronées, et plus précisément d'erreurs de raisonnement. Or, plutôt que de décider en tant que chercheur quels sont les acteurs qui ont tort ou raison, plutôt que de chercher à déchiffrer quelles furent les « réelles » motivations des acteurs, il semble plus judicieux de considérer, comme Charles Wright Mills y invitait déjà en 1940 dans un article célèbre, les justifications que fournissent les acteurs comme des « vocabulaires de motifs » qui renseignent sur les contraintes pragmatiques dans lesquelles ils sont insérés4. On évite ainsi de rechercher indéfiniment et sans doute de manière vaine ce qui est passé par la tête des acteurs, pour analyser ce que révèlent leurs formes de justification. Cela est d'autant plus vrai, dans le cas d'Ermakoff, qu'il s'appuie en particulier pour traiter du cas français (un peu moins présent que le cas allemand dans l'ouvrage) sur des témoignages qui sont, dans leur grande majorité, des justifications produites par les députés ayant voté les pleins pouvoirs, devant les jurys d'honneur créés après-guerre pour statuer sur leur sort. Or il est sociologiquement problématique de considérer comme parfaitement fiable cette source, qu'Olivier Wieviorka avait également saisie selon cette modalité , pour saisir les raisons d'agir des acteurs en juillet 1940, sachant qu'entre temps les conséquences de leurs actes, la politique de la collaboration, la défaite des forces de l'Axe et la mise en place de l'épuration avaient inéluctablement reconfiguré les manières de rendre compte des raisons qui avaient pu pousser à choisir ce vote (sans compter l'espoir de ne pas être sanctionné, en minorant l'importance de son choix individuel). Ivan Ermakoff, dans cette étude stimulante, rejoint un point important souligné par Michel Dobry sur l'importance de l'analyse des moments de crise, et de la manière dont s'y développent des formes collectives d'action et de réaction caractéristiques des périodes de « conjoncture fluide »5]. Toutefois, la limite de l'analogie tient aux finalités de l'analyse de la crise : là où Dobry entend à juste titre proposer une intelligibilité des périodes critiques qui ne les isolent pas, épistémologiquement et analytiquement, des autres phases supposées non-critiques de la vie politique, afin justement de mieux saisir ce qu'elles ont de spécifique, Ermakoff centre son attention sur l'événement comme révélateur ultime d'une vérité des acteurs, dont les ancrages sociaux et culturels deviennent autant de paramètres que l'on peut considérer « toutes choses égales par ailleurs », en tendant à faire abstraction de la manière complexe dont justement se combinent les identités, les appartenances, les sociabilités. Pour prendre un exemple, la profession d'avocat est assimilée à une variable univoque, justifiée par un corporatisme partagé, masquant ainsi la diversité des affiliations politiques et des trajectoires propres aux membres de ce groupe professionnel.

  • 6 Michael Suk-Young Chwe, « Structure and Strategy in Collective Action », American Journal of Sociol (...)
  • 7 Redoublant ainsi l'établissement des faits déjà esquissés, grâce au croisement des sources.

7Une réfutation historique peut être opposée à Ivan Ermakoff, en mentionnant le fait que, dans le cas allemand comme dans le cas français, la représentation politique était incomplète puisque dans les deux cas avaient été exclus les partis communistes, comme il le souligne d'ailleurs. En outre, en ce qui concerne la France, vingt-sept parlementaires - qui ne se distribuaient pas de manière aléatoire sur l'échiquier politique - étaient en route vers l'Algérie sur le Massilia. Toutefois, au-delà de ce point de discussion relatif à la manière dont il faudrait peut-être tenir compte davantage de cette représentation diminuée, notamment du côté gauche de l'hémicycle, pour comprendre le basculement du vote des pleins pouvoirs, ce livre demeure un livre brillant, et aussi provocant dans sa conceptualisation. Comme sur un thème comparable, les travaux de Michael Suk Young Chwe6, le modèle analytique du choix rationnel permet de poser d'excellentes questions, en tentant de saisir au niveau des interactions fines les anticipations réciproques des acteurs. Toutefois, la simplification du modèle anthropologique requise pour la modélisation tend à affaiblir la force de ce raisonnement, suggérant qu'il n'est pas forcément nécessaire d'aller jusqu'à la modélisation. La possibilité de relâcher les hypothèses relatives à la rationalité des acteurs permettrait ainsi de se déprendre de l'espoir, encouragé par l'établissement de « résultats » statistiques, d'atteindre la « vérité » des acteurs, pour accepter d'en rester à une compréhension, par les modes de justification qu'ils ont pu produire, des forces sociales à l'œuvre au moment de leur (variable) énonciation. Un double niveau de lecture pourrait ainsi être suggéré. Un premier niveau, appuyé sur les sources produites immédiatement (verbatim des débats en particulier), tenterait cette reconstitution minutieuse des faits, forcément plus fragile car appuyée sur des sources moins nombreuses. La lecture des sources produites plus tardivement permettrait d'éclairer autrement les faits, en prenant en compte la nécessité pour les acteurs de garder la face, en produisant des récits à même de concilier l'exigence de conformité avec les faits historiques7, et une explication crédible d'un choix a posteriori condamnable, comme étant l'étape décisive du renoncement à la démocratie. Ainsi, l'intelligibilité de l'événement serait saisie au double niveau de sa reconstitution prudente et de sa mémoire, inéluctablement travaillée par l'histoire.

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Notes

1 Voir en particulier Roger V. Gould, Insurgent Identities: Class, Community and Protest in Paris from 1848 to the Commune, Chicago, The University of Chicago Press, 1995.

2 Dennis Chong, Collective Action and the Civil Rights Movement, Chicago, The University of Chicago Press, 1991.

3 Voir Fabrice d'Almeida et Anthony Rowley, Et si on refaisait l'histoire ? Paris, Odile Jacob, 2009.

4 Charles Wright Mills, « Situated Action and Vocabulary of Motives », American Sociological Review, 5, 6, 1940, pp. 904-913.

5 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. Dynamique des mobilisations multisectorielles. Paris, Presses de Sciences Po, 2010 [1986

6 Michael Suk-Young Chwe, « Structure and Strategy in Collective Action », American Journal of Sociology, 105 n°1, pp. 128-156

7 Redoublant ainsi l'établissement des faits déjà esquissés, grâce au croisement des sources.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Liora Israël, « Ivan Ermakoff, Ruling Oneself Out: A Theory of Collective Abdications », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne le 29 septembre 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1355 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1355

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Rédacteur

Liora Israël

Maîtresse de conférences, EHESS (Centre Maurice Halbwachs)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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