Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2010François Moutet, La Féminisation ...

François Moutet, La Féminisation des effectifs chirurgicaux

Emmanuelle Zolesio
La Féminisation des effectifs chirurgicaux
François Moutet, La Féminisation des effectifs chirurgicaux, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Libres cours », 2010, 140 p., EAN : 9782706115998.
Haut de page

Texte intégral

1On ne peut que regretter, avec François Moutet, le peu d'études existant sur les femmes en chirurgie. En effet, la récente féminisation des effectifs chirurgicaux est un phénomène d'actualité qui mériterait d'être l'objet de nombreuses analyses sociologiques tant il soulève de questions. On pourrait ainsi être amené à se demander si ce sont les femmes qui ont résisté ou qui résistent encore largement à cette spécialité ou au contraire si c'est la spécialité qui résiste à l'intégration de femmes en son sein. De même on pourrait s'interroger de savoir qui sont ces femmes qui investissent les spécialités chirurgicales, quelles spécialités elles investissent en fonction de leurs propriétés sociales et de leurs dispositions et quelles sont les conditions de possibilité pour des choix encore largement atypiques du point de vue de leur appartenance de sexe (on pense par exemple à ceux de l'orthopédie ou de l'urologie). Comment se passe l'insertion professionnelle pour ces femmes une fois qu'elles accèdent à l'internat et de quelle façon sont-elles reçues par leurs collègues masculins ? Changent-elles effectivement les manières d'exercer le métier ou en reproduisent-elles au contraire les modalités masculines ?

  • 1 Et que leur choix de spécialité n'est pas motivé par les mêmes attentes, ne condense pas les mêmes (...)
  • 2 Sur les 40 femmes chirurgiens digestifs que nous avons interviewées dans le cadre de notre thèse de (...)

2Pour sa part, c'est en tant que chirurgien, et sous un angle résolument démographique, conformément aux préoccupations des instances médicales, que François Moutet aborde la question de la féminisation de la chirurgie dans cet ouvrage, composé de cinq chapitres. Le postulat de base de l'auteur (et l'inquiétude qui y est attachée), à savoir que les femmes qui investiront massivement le métier à l'avenir en changeront nécessairement les conditions d'exercice par la forte propension qu'elles ont de vouloir exercer à temps partiel nous paraît devoir toutefois être d'emblée nuancé. En effet, oubliant que les candidates à la chirurgie ne sont pas les mêmes que les candidates à la médecine générale ou à l'anesthésie 1, l'auteur nous semble présumer un peu vite « d'invariants comportementaux » (p.14) qui feraient que les femmes chirurgiens adopteraient dans le futur la même gestion temporelle de leur exercice professionnel que les femmes médecins 2. Ainsi succombe-t-il de notre point de vue d'une part à l'écueil de l'essentialisme le plus pur, d'autre part à celui du prophétisme qui guette toute analyse prospective. Les questions soulevées en introduction par l'auteur n'en sont pas moins intéressantes à poser.

  • 3 Testart A., « La femme et la chasse », in Héritier F., Hommes, Femmes. La construction de la différ (...)

3Le premier chapitre, état des lieux historique, rend compte de la lente accession des femmes au milieu médical en général et à la spécialité chirurgicale en particulier. Sont ainsi rappelés par exemple les interdits légaux concernant l'exercice de la chirurgie pour les femmes à l'époque médiévale. On pourrait mentionner également les contributions d'anthropologues et d'historiens rappelant l'interdit coutumier lié aux menstruations qui a permis de justifier pendant longtemps de l'exclusion des femmes des métiers sanglants tels que ceux de bouchers ou de chirurgiens 3. L'auteur cite les noms des pionnières en médecine et en chirurgie, mais sans pour autant se livrer - et c'est appréciable - à des récits hagiographiques comme c'est parfois le cas lorsque les médecins écrivent l'histoire de leur discipline.

  • 4 « Crise des vocations » dont Régine Bercot et Alexandre Mathieu-Fritz avaient déjà démontré qu'elle (...)

4Le second chapitre rappelle le contexte démographique de la chirurgie, spécialité marquée par le vieillissement et préoccupée par le renouvellement de ses effectifs. L'état des lieux rend compte de la répartition des chirurgiens entre secteur privé et secteur public, de l'arrivée de chirurgiens étrangers, de la croissance des effectifs dans chaque spécialité, des inégalités de densité chirurgicale selon les régions, des orientations d'activité différentielles du secteur public et du secteur privé. L'auteur nuance la « crise des vocations », véritable leitmotiv de la rhétorique professionnelle 4, et préfère parler de « malaise » de la profession, dénonçant des conditions de travail et de rémunération parfois peu attractives, la faible avancée de la culture du résultat et la pesanteur administrative de l'hôpital. Il conclut en disant qu'il existe aujourd'hui en chirurgie un « désinvestissement du travail comme valeur "référante" et comme lieu de socialisation » (p.61), ce qui nous paraît devoir être démontré.

  • 5 Cassell J., Expected Miracles : Surgeons at work, Philadelphia, Temple University Press, 1984, 281p

5Le troisième chapitre, intitulé « Le contexte sociologique », débute par une mise en cause du portrait que l'anthropologue américaine Joan Cassell fait 5. Celui-ci est dénoncé par l'auteur comme trop caricatural ce qui nous semble témoigner d'une incompréhension de la démarche de l'anthropologue, qui est à comprendre selon nous comme une approche idéal-typique (or c'est le principe même de l'outil méthodologique qu'est l'idéaltype que de condenser dans un même type des traits que l'on rencontre de façon dispersée dans la réalité donc d'offrir une image grossissante et quelque peu caricaturale), laquelle a fait les preuves de ses vertus heuristiques. D'ailleurs, après avoir ainsi résisté à l'objectivation sociologique, François Moutet concède cependant que ce portrait détient une part de vérité et explique les conduites addictives ou à risques des chirurgiens en faisant appel à l'interprétation qu'en donne la psychodynamique du travail. Par la suite il insiste largement sur la lecture essentialiste des différences entre l'exercice médical des hommes et des femmes, sans que l'on sache toujours dans l'écriture si c'est son point de vue ou celui d'auteurs qu'il cite (« Pratiquant la science avec peut-être plus de conscience, les femmes permettent sans doute mieux d'éviter la perversion de l'âme», p.68). Ce n'est que dans un second temps qu'il rappelle de façon générale que le genre prévaut sur le sexe et qu'il clôt le chapitre par un « plaidoyer pour la différence ».

  • 6 L'auteur se prémunit de la critique en précisant bien la non-exhaustivité de son sondage du fait de (...)
  • 7 L'auteur établit quelques constats avérés, mais il ne fait alors que reprendre les conclusions de J (...)

6Dans un quatrième chapitre, intitulé « Comment se perçoivent et sont perçues les femmes chirurgiens », l'auteur livre le résultat de deux questionnaires administrés, l'un à des femmes chirurgiens (enquête réalisée dans le cadre du master Gestion et Politiques de Santé de la chair Santé de Sciences Po Paris), l'autre à des équipes soignantes sur la perception de ces femmes chirurgiens. Les questionnaires comportent respectivement dix et quatre questions et ont été administré à 20 femmes chirurgiens - de spécialité différentes - et à 5 cadres infirmiers si bien que l'on s'étonne tout simplement que l'auteur prétende en retirer des « enseignements » 6. Il va jusqu'à établir des résultats comparant la pratique des femmes et des hommes alors que ceux-ci ne faisaient pas partie de la population d'enquête et ne se prive pas d'émettre des jugements sur les réponses de certaines de ses enquêtées (« ce jugement d'une touchante candeur », p.89)... Au demeurant, les questions soulevées par ces questionnaires restent tout à fait pertinentes et mériteraient une enquête empirique de grande envergure ainsi qu'une interprétation sociologique respectueuse de la neutralité axiologique et différenciant les questions de fait des questions d'opinion, mais en l'état l'enquête de François Moutet ne permet aucune conclusion sociologique digne de ce nom 7, sa portée étant tout au plus exploratoire.

7Enfin, on oubliera les multiples petites contradictions que le cinquième et dernier chapitre apporte par rapport à ce qui a été dit dans les chapitres précédents pour ne retenir que les propositions politiques de résolution du problème démographique de l'exercice chirurgical qui se posera dans les années à venir. L'auteur passe en revue les différentes solutions envisagées par les rapports sur l'hôpital et la chirurgie : organisation des hôpitaux et cliniques par territoire de santé avec reconnaissance du rôle de pivot de certains établissements (rapport Larcher de 2009), convergence des rémunérations entre le privé et le public (rapport Vallencien de 2006). Il propose également de réfléchir à des transferts de tâches (avec un master professionnel pour des paramédicaux qui pourraient réaliser des gestes opératoires) pour pallier les déficits chirurgicaux prévus.

8A l'issue de cet ouvrage sur la « féminisation des effectifs chirurgicaux » on s'étonne qu'il ne comporte aucune réflexion sur les inégalités entre les spécialités chirurgicales selon leur taux de féminisation (alors que l'on compte moins de 5 % de femmes orthopédistes, la gynécologie-obstétrique et l'ophtalmologie sont féminisées à plus de 40 %). Les raisons de cette orientation différenciée des femmes au sein du monde chirurgical auraient au moins pu être interrogées à notre sens.

Haut de page

Notes

1 Et que leur choix de spécialité n'est pas motivé par les mêmes attentes, ne condense pas les mêmes attentes et n'implique sans doute pas les mêmes modalités d'exercice.

2 Sur les 40 femmes chirurgiens digestifs que nous avons interviewées dans le cadre de notre thèse de sociologie, aucune n'exerce à temps partiel. Une seule dit qu'elle envisagerait volontiers un mi-temps pour élever ses enfants, toutes les autres revendiquent au contraire le fait d'exercer à temps plein et d'en faire autant, sinon plus pendant l'internat, que les hommes

3 Testart A., « La femme et la chasse », in Héritier F., Hommes, Femmes. La construction de la différence, Paris, Le Pommier / Cité des sciences et de l'industrie, 2005, p.145. Voir aussi sur le « tabou du sang » : Le Goff J., « Métiers licites et métiers illicites dans l'Occident médiéval », in Pour un autre Moyen-Age. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, 1977, p.93

4 « Crise des vocations » dont Régine Bercot et Alexandre Mathieu-Fritz avaient déjà démontré qu'elle était largement infondée (Bercot R., Mathieu-Fritz A., Les chirurgiens. Eléments pour une analyse sociologique d'une crise de recrutement professionnel, L.A.T.T.S. et G.T.M., rapport de recherche, sept. 2006, 150 p.)

5 Cassell J., Expected Miracles : Surgeons at work, Philadelphia, Temple University Press, 1984, 281p

6 L'auteur se prémunit de la critique en précisant bien la non-exhaustivité de son sondage du fait de sa faible représentativité mais ne se prive pourtant pas de généralisations

7 L'auteur établit quelques constats avérés, mais il ne fait alors que reprendre les conclusions de Joan Cassell (qu'il ne cite pas) et Pascale Molinier concernant la tentation initiale des femmes chirurgiens de se masculiniser et l'apprentissage dans le temps de modalités de commandement plus « féminins », au travers de la socialisation des infirmières (p.95).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuelle Zolesio, « François Moutet, La Féminisation des effectifs chirurgicaux », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 juillet 2010, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1083 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1083

Haut de page

Rédacteur

Emmanuelle Zolesio

Docteure en sociologie, ATER à Lille 3, membre du Centre Max Weber, équipe « Dispositions, Pouvoirs, Cultures, Socialisations »

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search