Navigation – Plan du site

AccueilÀ suivrePublications reçues2005Problèmes de catégorisation dans ...

Problèmes de catégorisation dans l'enquête empirique

Problèmes de catégorisation dans l'enquête empirique

« Problèmes de catégorisation dans l'enquête empirique », Cahiers de recherche, n° 20, 2005, GRS.
Notice publiée le 21 juin 2005

Présentation de l'éditeur

PRESENTATION, par Daniel Thin

Au cours de l’année universitaire 2003-2004, le séminaire du GRS a pris pour objet les problèmes de catégorisation en tant qu’ils sont au cœur des recherches en sciences sociales. Cette question des catégories, de leurs usages, de leur élaboration et de leurs transformations traverse les différents domaines de recherches du GRS (scolarisation, espace, migration, culture, etc.). Au-delà, elle concerne toutes les recherches en sciences sociales que ce soit par le biais des catégories construites pour rendre compte des objets, des réalités ou des phénomènes sociaux étudiés ou à travers les catégories ordinaires ou officielles de description de la réalité sociale. Les chercheurs en sciences sociales rencontrent, au cours de leurs recherches, des catégories (administratives, statistiques, politiques, etc.) qui s’imposent comme catégories de découpage du réel, de désignation de phénomènes ou de populations. Loin d’être figées, ces catégories font l’objet de processus ou de travail d’élaboration, de définition et de re-définition. La recherche en sciences sociales n’est d’ailleurs pas étrangère à ces processus et concourt à l’existence ou à la légitimation de catégories, par exemple institutionnelles, en les mobilisant dans la définition de ses objets ou dans la description du réel. Se pose ainsi la question de l’articulation entre les catégories institutionnelles (statistiques, administratives...) et les catégories des sciences sociales, celle de l’usage de catégories hétéronomes par la recherche, celle des catégories construites par les chercheurs, celle des enjeux sociaux associés aux modes de catégorisation du réel et à l’œuvre dans les processus de construction des catégories. En outre, toute recherche est confrontée aux questions de la pertinence, de l’autonomie, du vieillissement des catégories d’analyse élaborées au cours et à partir de l’enquête empirique.

Au long de cette année, ce questionnement a donné lieu à de riches débats à partir de travaux empiriques interrogeant, selon diverses orientations, les catégories de désignation et de classement du monde social ainsi que les modalités de leur construction. En même temps, il a permis que se poursuive le dialogue que le GRS entretient avec des chercheurs travaillant dans d’autres laboratoires, dans d’autres cadres institutionnels, et qui se réfèrent pour partie à d’autres traditions disciplinaires (comme l’histoire, la démographie, la géographie ou encore l’anthropologie).

Comme pour les périodes historiques dont le découpage ne correspond pas toujours aux catégories temporelles inscrites dans les calendriers officiels, le séminaire 2003-2004 du GRS trouve son prologue et ses prémices dans une séance de l’année précédente qui inaugure ainsi ce cahier. Pour comprendre les migrations dans la France des XIXe et XXe siècles, Paul-André Rosental interroge les définitions administratives et statistiques de la migration (qui reposent sur la notion administrative de résidence) et propose de construire un cadre d’analyse qui échappe à celles-ci et qui soit propre au chercheur pour appréhender la mobilité géographique en termes d’espace familial "dans lequel circulent des ressources". Cette prise de distance à l’égard de catégories administratives et statistiques souvent reprises dans les recherches mobilise et entraîne une réflexion autour des échelles d’analyse et de la pertinence des catégories construites à un niveau macrosociologique lorsque l’on "descend" à un niveau plus microsociologique. Elle soulève également la question de l’effet de réel des catégories officielles ou plutôt du fait qu’elles contribuent à produire les réalités sociales.

Ce débat initial a souligné l’acuité des problèmes de catégorisation auxquels nous sommes confrontés dans nos recherches et a motivé la construction d’une réflexion prolongée selon plusieurs entrées.

Une première approche s’intéresse aux catégories officielles qui tendent à désigner des populations ou des espaces, à les problématiser, à construire et instituer des problèmes sociaux, et à donner aux chercheurs une grille de lecture préalable, pré-établie et incontournable en ce qu’elle prédéfinit l’objet et imprègne l’espace social étudié.

C’est le cas de la notion de déscolarisation à laquelle nous avons consacré deux séances qui se répondaient au cours d’une même journée. Bertrand Geay revient sur la notion de déscolarisation en ce qu’elle est inscrite dans la commande sociale adressée aux chercheurs . Il opère un travail de déconstruction et d’analyse de la catégorie en s’intéressant à la genèse de la notion de déscolarisation au croisement du champ institutionnel et du champ de la recherche en éducation. Il souligne les tendances à l’autonomisation de la notion qui se constitue en problème séparé d’autres problèmes de la scolarisation comme "l’échec scolaire". Il ouvre sur les questions posées à la recherche en matière de définition des populations à étudier : les caractéristiques contenues dans la définition institutionnelle de la déscolarisation sont-elles pertinentes pour la recherche ? À quelle population cette catégorie de déscolarisation s’applique-t-elle ?

De manière tout à fait complémentaire, Mathias Millet et Daniel Thin s’affrontent à cette catégorie en l’interrogeant empiriquement, de manière indirecte, par une recherche sur les processus et les parcours de ruptures scolaires de collégiens de milieux populaires. Leur travail permet de montrer que les caractéristiques de ces collégiens n’en font pas une catégorie spécifique ou séparée des autres élèves des milieux sociaux similaires. Les deux recherches se rejoignent pour souligner qu’à travers la catégorie de déscolarisation apparaît une nouvelle définition de la question scolaire et une nouvelle grille de lecture des "problèmes de scolarisation", vérifiant ainsi l’effet pratique des catégories institutionnelles dans la qualification des populations et des problèmes qui leur sont associés. Cet effet est à son tour exploré dans la contribution de Sylvie Tissot. Elle s’intéresse à la construction sociale de la notion de quartier sensible comme catégorie de l’action publique, c’est-à-dire comme catégorie qui qualifie un espace et des populations. Cette catégorie, inséparable d’une territorialisation de l’action publique et des problèmes sociaux qu’elle entend traiter, se construit au point de croisement entre acteurs locaux, acteurs politiques et chercheurs (notamment en sociologie urbaine). Mais la construction ne peut sans doute être saisie uniquement par la genèse de cette catégorie. Le chercheur est amené à s’intéresser aussi à sa circulation, et donc aux phénomènes de traduction qui accompagnent le transfert et l’importation de la notion d’une sphère de l’espace social à une autre. On appréhende ici le double mouvement entre la recherche et les catégories de l’action publique : la première (ou une part de celle-ci) participe à la construction des secondes qui se retrouvent dans les objets des chercheurs.

Une autre manière d’aborder la catégorisation dans les recherches en sciences sociales consiste à interroger les notions et les catégories d’analyse forgées par les chercheurs. Sans s’attaquer frontalement au problème des catégories comme objet de sa recherche, Isabelle Mallon aborde cette question à travers les notions ou concepts utilisés pour qualifier les espaces des personnes âgées vivant en institution. Comment dire cet espace ou ce lieu qui n’est plus l’espace propre du domicile sans réduire les pensionnaires à la dépossession spatiale et symbolique ? La notion de foyer est-elle pertinente ? Celle d’institution totale l’est-elle davantage ? En s’appuyant sur plusieurs auteurs dont elle retravaille les concepts pour les approprier à son objet, Isabelle Mallon élabore la notion de "chez soi" pour rendre compte de la pluralité des manières de vivre en maison de retraite, entre intégration à la vie de l’institution, continuité de la vie à domicile, résistance aux contraintes institutionnelles et tentatives pour leur échapper par la fuite hors du lieu.

Dès qu’il s’agit de classer des individus ou des groupes au cours d’une enquête empirique, intervient la question de la validité des classements effectués. Loin de proposer des catégories de classements a priori à partir des caractéristiques objectives des individus, Claire Bidart opère par induction à partir de la lecture des parcours et des représentations de ses enquêtés. Elle nous livre les hésitations quant aux catégories ainsi construites et à la distribution des individus dans ces catégories, les critères dégagés par l’enquête étant rarement univoques. Surtout, elle pose la question du vieillissement ou de la pérennité des catégories d’analyse dans une enquête longitudinale : au fur et à mesure des parcours d’insertion professionnelle mis au jour par l’enquête longitudinale, les catégories d’analyse peuvent perdre de leur pertinence et de nouveaux classements doivent être opérés, remettant éventuellement en cause ceux que le chercheur avait réalisés lors d’une saisie antérieure des parcours. Du même coup, se révèle la tension entre catégories d’analyse et de classement et compréhension des processus et des parcours.

Sens des catégories dans le temps, sens des catégories dans l’espace, c’est peut-être ainsi que l’on pourrait qualifier les trois dernières séances présentées dans ce cahier. Les deux premières s’intéressent particulièrement aux catégories administratives et officielles qui servent aux grandes enquêtes étatiques et sont mobilisées dans les travaux des sciences sociales.

Catherine Bonvalet revient ainsi sur la notion de ménage, catégorie à la fois de la statistique publique, catégorie administrative et catégorie mobilisée par les chercheurs en sociologie comme en démographie. Elle souligne les enjeux politiques et économiques attachés à cette catégorie si on observe par exemple que de la composition des ménages dépend l’attribution de certaines ressources. Où l’on voit que la catégorie administrative et sa définition ont des effets pratiques et concourent à la construction de la réalité. Pourtant la catégorie de ménage, largement mobilisée dans les enquêtes quantitatives des chercheurs comme des institutions étatiques, ne va pas de soi pour rendre compte de la réalité multiforme d’aujourd’hui. Par sa double association au logement et à la famille, la pertinence heuristique de la catégorie de ménage peut être discutée à la lumière des transformations des formes familiales comme à celle des transformations des manières d’habiter (avec notamment le développement des résidences multiples). Habitués qu’ils sont aux nomenclatures officielles des administrations de l’État (telle la nomenclature des PCS), les chercheurs français ont du mal à imaginer leur absence tant elles structurent les visions du monde social et permettent un cumul des connaissances. La comparaison avec l’Allemagne proposée par Franz Schultheis oblige à une prise de distance et rappelle que ces nomenclatures sont des constructions fortement dépendantes de l’histoire des différents pays et du rapport entre l’espace de la recherche et l’espace des administrations publiques. Ce n’est pas sans effet sur les représentations ordinaires et savantes du monde social, les PCS servant ainsi en France d’"infrastructure cognitive pour parler du monde social". Aux différences de classification officielle des populations correspondent des différences dans la manière de construire les analyses sociologiques d’un pays à l’autre.

Dans la dernière contribution, Christine Chivallon effectue un retour sur le concept de diaspora et souligne comment cette catégorie de la dispersion et du maintien de l’identité et des liens culturels par-delà l’exil et la dispersion s’est construite et est "tiraillée" entre des logiques académiques et des logiques communautaires. Loin d’être un concept figé ou fixé, le concept de diaspora change de sens au fil du temps, avec des approches rejetant tout essentialisme culturel ; son usage varie en fonction des groupes et des espaces auxquels il est appliqué (on peut différencier ainsi la notion de diaspora appliquée aux Juifs et appliquées aux Noirs des Amériques). La variété des usages du concept de diaspora permet de souligner la frontière étroite entre concept et valeurs et la "résonance des postures idéologiques dans la formulation des catégories conceptuelles".

Finalement, derrière le problème de la catégorisation dans les recherches en sciences sociales, il en est un autre qui est celui de l’autonomie des sciences sociales, c’est-à-dire de la plus ou moins grande mobilisation de catégories hétéronomes pour analyser le monde social et de la plus ou moins grande construction de catégories "internes" aux sciences sociales... La question de l’autonomie des catégories scientifiques se pose non seulement à travers la construction de catégories propres au travail scientifique, mais aussi à travers l’appropriation et la mobilisation critiques des catégories de l’administration et de la statistique publique, ou encore à travers la question de la circulation des catégories du champ scientifique à d’autres champs ou d’autres sphères du monde social. On voit que les chercheurs en sciences sociales ne sauraient se contenter d’ignorer les catégories non savantes, ni de faire l’analyse de leur genèse, pensant en avoir fini avec elles par la seule mise au jour du processus social de leur construction.

Les différentes interventions qui ont structuré le séminaire et permis que soient abordés les problèmes de la catégorisation sous différents angles ont conduit à de riches débats avec les chercheurs du GRS. Les discussions suscitées par les différents exposés ont été intégrées dans ce cahier, moyennant une réécriture qui "allège" la forme orale tout en conservant la dynamique des échanges, les questions des membres du GRS ayant été regroupées (d’où la disparition des noms des différents locuteurs). Tous les auteurs ont accepté de se livrer au travail de vérification et de correction de la transcription de leur séance. Et ils l’ont fait en prenant au sérieux notre demande de préserver dans leur texte le style propre à un séminaire de recherche, à savoir celui du témoignage, à partir de travaux empiriques, de toute cette part de l’activité scientifique qui tend à s’effacer dans les produits éditoriaux plus achevés. Nous les en remercions très sincèrement.

DANIEL THIN, Maître de conférences, GRS, Université Lumière Lyon 2

SOMMAIRE

Présentation, par DANIEL THIN

Trajectoires migratoires, ressources familiales et macro-environnements dans la France contemporaine (XIXe -XXe siècles), par PAUL-ANDRÉ ROSENTAL

Les "déscolarisés" : les enjeux d’une catégorisation, par BERTRAND GEAY

"Ruptures scolaires" et "déscolarisation" des collégiens de milieux populaires, par MATHIAS MILLET ET DANIEL THIN

Construction, usages et circulation d’une catégorie : le "quartier sensible", par SYLVIE TISSOT

La recréation d’un chez-soi par les personnes âgées en maison de retraite, par ISABELLE MALLON

Trajectoires d’insertion professionnelle des jeunes : évolution des catégories dans une enquête qualitative longitudinale , par CLAIRE BIDART

Le ménage : une catégorie dépassée ?, par CATHERINE BONVALET

Les visions et divisions catégorielles du monde social : une comparaison France - Allemagne, par FRANZ SCHULTHEIS

Usages académiques d’un concept et variabilité de sens : l’exemple de la notion de diaspora appliquée au monde noir des Amériques, par CHRISTINE CHIVALLON

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search