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Delphine Naudier (dir.), « Genre et activité littéraire. Les écrivaines francophones », Sociétés contemporaines

Céline Avenel
Genre et activité littéraire
Delphine Naudier (dir.), « Genre et activité littéraire. Les écrivaines francophones », Sociétés contemporaines, n° 78, 2010, 167 p., Les Presses de Sciences Po, EAN : 9782724631937.
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Texte intégral

1Les trois articles du dossier « Genre et activité littéraire : les écrivaines francophones » apportent un éclairage singulier sur le quotidien des écrivaines et toutes les sortes de négociations et transgressions des rôles de sexe que l'écriture peut engendrer pour une femme.

2L'article de V. Gemis analyse, avec l'apport des études de genre ainsi que la sociologie de la littérature, la complexité des positions adoptées par les femmes de lettres belges, à travers l'interrelation du collectif et des modes de placements individuels, dans le champ littéraire. L'auteure analyse par une double approche, biographique et prosopographique, les trajectoires d'un corpus de femmes de lettres actives en Belgique francophone entre 1880 et 1940. Le champ littéraire étant traversé lui aussi de rapports sociaux de sexe hiérarchisant les statuts, entre écrivaines et écrivains, l'auteure évoque la « double marginalité » (nationale et sexuée) des femmes de lettres actives et centre son approche sur les effets de marginalisation générés par leur identité sexuée dans le champ littéraire belge. V. Gemis analyse l'intériorisation et l'imposition du collectif sur les pratiques individuelles et cherche à déconstruire ce rapport au collectif pour appréhender les subjectivités et ainsi redonner leur dimension de sujet aux femmes de lettres. L'analyse d'un corpus de biographies permet un accès au général sans réduire les singularités des parcours féminins ; de rendre visible la pluralité des comportements féminins face aux normes sexuées. Les similitudes observées dans les discours, choix et trajectoires des femmes de lettres amènent l'auteure à s'interroger sur l'interrelation du collectif et de l'individuel, sur les liens entre l'identité sexuée, en tant que construction sociale et culturelle, et les singularités des parcours littéraires ; sur les liens entre les facteurs de reconnaissance par le collectif et les dispositions de placement individuel.

3Les rôles sexués intériorisés pendant l'éducation, ajoutés à la représentation en tant qu'exception de la femme écrivain, conduisent implicitement les femmes à réduire leurs possibles dans le champ littéraire aux compétences dites traditionnellement féminines (exemple de l'enseignement). Les rôles de sexe les confinent dans un espace particulier, celui de la littérature féminine. Espace institutionnalisé par l'existence de récompenses et prix décernés aux « femmes de lettres ». S'y conformer, développer ses écrits selon ce cadre permet l'acquisition d'un statut d'écrivaine, néanmoins l'auteure démontre l'existence de stratégies autres basées sur les réseaux féminins associatifs mais aussi des relations interpersonnelles permettant de développer reconnaissance et visibilité. Se mêlent donc collectif et individuel : la nécessité de se conformer à cette littérature féminine pour acquérir un statut d'écrivaine tout en existant individuellement dans ces réseaux en développant des pratiques et productions propres. Autorégulation de la littérature féminine que l'auteure illustre par l'existence des « femmes mentors ».

4Les deux articles suivants traitent des enjeux, des pratiques et des transgressions de l'activité scripturale pour une femme. L'intériorisation des normes sexuées limite la reconnaissance de la capacité féminine à écrire et par là à produire. En publiant, les écrivaines passent du statut de procréatrices à celui de créatrices, transgressant ainsi les normes et rôles de sexe traditionnels. Ces deux auteures présentent le quotidien de la femme écrivaine où comment le passage de l'écriture pour soi-même, en tant qu'activité de loisirs, à l'écriture publique conduit ces femmes à transgresser les assignations aux rôles de sexe. Point commun à ces parcours d'écrivaines : un soutien parental et une socialisation atypique permettant à ces femmes de transgresser les rôles de sexe. Ces deux articles sont complémentaires, l'un présente les conditions d'écrivaines françaises et l'autre de femmes algériennes et marocaines.

5A partir d'un corpus d'une quarantaine d'écrivaines, entrées dans le champ littéraire des années 1940 aux années 1990, D. Naudier analyse les obstacles symboliques et matériels auxquels se heurte une écrivaine dans le champ sexué de la littérature. L'obstacle symbolique historique, l'auteure rejoint là les propos de V.Gemis, à travers la figure de l'écrivaine en tant qu'exception dans l'histoire de la littérature et l'espace particulier de la littérature féminine, réduit les femmes à leur appartenance sexuée et reproduit les inégalités de sexe lors de l'accès à la carrière publique littéraire. L'obstacle symbolique sexué ensuite, tant dans les relations familiales que conjugales, amène les écrivaines à opérer des arrangements avec leur identité sexuée. Même sur-sélectionnées socialement et scolairement, la division sexuée opère lors du soutien parental pour les carrières féminines. La référence au masculin domine, ainsi la pratique d'écrivaine amateure est encouragée mais celle professionnelle est réprimée. L'obstacle symbolique intériorisé, c'est à dire la non-reconnaissance de la capacité des femmes à créer en littérature, fonctionne comme une injonction sociale freinant les femmes à publier publiquement et limitant leurs aspirations professionnelles. La division sexuée inhibe les aspirations féminines et limite les possibles féminins : procréer mais ne pas créer, écrire pour soi mais ne pas publier. Franchir cet obstacle, se rendre visible, revient à transgresser les assignations sexuées.

6De ses entretiens, l'auteure dégage des facteurs communs aux écrivaines. La reconnaissance des capacités littéraires des femmes dès l'enfance à travers l'école, créant une vocation en tant que projet intime fort, légitime chez ces femmes le passage des écrits à la publication. Elle se double d'une socialisation familiale particulière, « atypique » permettant aux filles de développer un sentiment de singularité, dépasser l'identité de genre et les assignations sexuées, et ainsi développer des signes du masculin les amenant à s'autoriser à se penser en tant qu'écrivaine. En analysant le quotidien des écrivaines, D.Naudier montre combien il est source d'obstacles symboliques et matériels à travers les rôles de mère et d'épouse. La maternité peut être facteur de création littéraire mais peut aussi amener à différer le projet d'écriture, tout comme l'assignation aux tâches domestiques. Transgresser ce rôle de mère, afin d'accomplir son projet d'écriture, engendre des conflits internes mais aussi bouleverse l'équilibre conjugal. Car l'activité d'écriture est individualiste et chronophage ; la publication est synonyme de visibilité, d'indépendance et d'autonomie financière pour l'écrivaine. L'écriture, en tant que bastion masculin, amène ainsi ses femmes à bousculer les rôles de sexes et dépasser les obstacles symboliques en procédant à des arrangements dans l'identité de genre.

7Dans le second article, C. Detrez interroge la transgression de la division sexuée des rôles traditionnels pour les écrivaines en Algérie et au Maroc. L'auteure analyse, grâce à un corpus de 52 entretiens, les déplacements et négociations qu'une rupture totale avec les rôles sexués dans les trajectoires de ces écrivaines engage. L'auteure s'intéresse au quotidien de l'écrivaine, au sein de sa famille et de son couple, avec toutes les négociations que la pratique scripturale entraîne. La répartition des tâches, même au sein des couples relativement favorisés, reste très traditionnelle. De plus, le contexte particulier du Maghreb met au centre des négociations, la question de l'honneur. La publication peut ainsi être valorisée à la condition de mettre en avant l'honneur de la famille. Etre écrivaine engendre alors toutes sortes d'ambiguïtés dans le quotidien conjugal : l'indifférence du mari, conséquence d'un manque de communication conjugale liée à une socialisation traditionnelle ; ou à l'inverse le soutien du mari qui peut prendre la forme de conseils paternalistes, voire en correction autoritaire du texte. Car dans ce contexte culturel, la publication des écrits de sa femme entraîne chez le mari toute une renégociation de sa propre virilité. Le quotidien familial devient un obstacle matériel, les femmes écrivant pendant le peu de temps libre ou très tôt, à tel point qu'il en arrive à conditionner le type d'écrits (la nouvelle) pour certaines auteures. Du côté parental, l'auteure observe que ce sont les jeunes enquêtées qui ont le plus souvent bénéficié d'une socialisation atypique, avec beaucoup moins de réactions négatives de la part des parents. En outre, les conditions traditionnelles du logement en famille et le fait qu'il est extrêmement difficile pour une femme de vivre seule donne à l'écriture des conséquences très concrètes. Etre écrivaine permet de déplacer ces frontières, l'écriture représente un espace à soi et devient un moyen d'exister pour soi, au delà de l'assignation domestique, familiale et conjugale.

8Continuer à écrire et publier représente alors négociation et transgression des rôles traditionnels, dans l'espace familial comme conjugal, pour ces écrivaines. A travers l'écriture, se dessine la remise en cause de la division sexuée traditionnelle: en devenant auteures, ces femmes sortent de la sphère de la reproduction, de leur rôle de procréatrices et entrent dans celle de la production et de la création. L'écriture est fréquemment synonyme de trajectoires de résistance. Mais C. Detrez insiste sur le fait qu'écrire, pour ces algériennes et ces marocaines, induit des négociations et transgressions envers les rôles de sexe. Mais pour ces femmes, il ne s'agit pas de rupture totale avec leurs rôles de mère et d'épouse mais davantage d'exister au-delà, d'exister pour soi grâce à l'écriture.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Avenel, « Delphine Naudier (dir.), « Genre et activité littéraire. Les écrivaines francophones », Sociétés contemporaines », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1227 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1227

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Rédacteur

Céline Avenel

Doctorante en Sciences de l'Education-LIRDEF EA 3749-Université Montpellier 3

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Droits d’auteur

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