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Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale

Corinne Delmas
La nouvelle raison du monde
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2010, 498 p., EAN : 9782707165022.
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Texte intégral

1Il faut saluer la publication de cet ouvrage de poche, initialement paru en 2009 dans la collection « Cahiers libres » de la Découverte. Objet de nombreux commentaires1, ce livre érudit éclaire le néolibéralisme qui constituerait la rationalité du capitalisme contemporain et qui, loin de signifier le retour à un capitalisme classique ou « pur », s'appuie sur l'action de l'Etat pour créer un marché et faire de l'entreprise le modèle du gouvernement des sujets.

  • 2 Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983

2Cet ouvrage dense rappelle dans un premier temps combien la limitation de l'Etat est au cœur du projet libéral classique, qui mobilise à cette fin deux séries d'arguments, juridico-politiques et scientifiques, des droits des individus et des intérêts. Au tournant du XIXe siècle, confrontés à l'apparition de grands groupes cartellisés marginalisant les petites unités de production, certains théoriciens, dont Spencer, tentent de refonder le libéralisme dans une version providentialiste, darwinienne et malthusienne, en faisant prévaloir la lutte pour la survie dans la vie sociale. Ainsi, le spencérisme constituerait un tournant pour la pensée libérale, en déplaçant son centre de gravité « du modèle de la division du travail à celui de la concurrence comme nécessité vitale » (p. 137). Cet évolutionnisme biologique va marquer d'une empreinte profonde le cours ultérieur de la pensée libérale, notamment lors de la « grande transformation »2 caractérisant les années 1930 et 1940. Celle-ci, forme de « réaction à la tentative ultime et désespérée de rétablissement du marché dans les années 1920 » (p. 149), se manifeste par une resocialisation de l'économie, qui est cependant loin de constituer l'acte de décès du libéralisme économique. En effet, deux types de réponses sont proposées à la « crise du libéralisme » : le « nouveau libéralisme » visant à « réaliser une « société de liberté individuelle » profitant à tous » (p. 153) dont l'une des expressions tardives est celle de John Meynard Keynes, et le « néolibéralisme » qui, apparu plus tardivement, s'oppose à toute action entravant la concurrence entre intérêts privés.

  • 3 La troisième partie s'ouvre sur ces politiques qui, marquant le triomphe d'une politique « néolibér (...)

3Les deux parties suivantes orientent le regard sur la rupture que constitue le néolibéralisme. La refondation intellectuelle néolibérale intervient lors du colloque Walter Lippmann de 1938, qui voit se heurter deux tendances : celle, représentée par Hayek, von Mises, Robbins et Rueff, souhaitant rétablir le laisser-faire, favoriser la libre activité de l'entrepreneur opposée au collectivisme et à la bureaucratie et limiter à cette fin l'intervention étatique et celle, incarnée par Von Rüstow, Lippmann, Louis Rougier, qu'on appellera ensuite l'ordolibéralisme, qui souhaite un « interventionnisme libéral », la liberté n'existant pas par elle-même et devant donc être instituée par l'Etat. Qualifié de « politique de société » et plus tard « d'économie sociale de marché », l'ordolibéralisme vise à promouvoir un ordre social basé sur une concurrence protégée par l'Etat. Pierre Dardot et Christian Laval éclairent l'influence de ses théoriciens sur la République fédérale allemande de l'immédiat après-guerre L'école autrichienne, les thèses de Hayek en particulier, influenceront pour leur part les politiques néolibérales à partir de la fondation de la Société du Mont-Pèlerin en 1947. La troisième partie de l'ouvrage aborde notamment l'extension des idées néolibérales et les raisons de ce succès idéologique, dont le crédit nouveau accordé à d'anciennes critiques contre l'Etat, l'affaiblissement des doctrines de gauche et de toute alternative au capitalisme. Car « on ne saurait [...] oublier que ce n'est pas la seule force des idées néolibérales qui a assuré leur hégémonie » (p. 290). L'emprise des différents courants du néolibéralisme sur la construction de l'Allemagne fédérale puis de la Communauté européenne, sur les politiques mises en œuvre par Reagan et Thatcher3, puis leur extension mondiale, y sont détaillées.

4Depuis le début des années 1980, les Etats s'attellent, par la privatisation et la mise en concurrence de services publics, à construire les marchés et non à les laisser faire, contrairement à ce que prétendent les discours sur le dépérissement de l'Etat. Cherchant à attirer les investissements étrangers en créant les conditions fiscales et sociales les plus avantageuses pour la valorisation du capital, ils contribuent paradoxalement à créer un ordre qui, les soumettant à de nouvelles contraintes, les conduisent à réduire les salaires, les dépenses publiques, des « droits acquis » jugés trop coûteux, et à « affaiblir les mécanismes de solidarité qui échappent à la logique assurantielle privée. » A la fois acteurs et objets de la concurrence mondiale, les Etats « sont de plus en plus soumis à la loi d'airain d'une dynamique de mondialisation qui leur échappe très largement » (p. 283) ; les dirigeants des gouvernements et des organismes internationaux oeuvrent ainsi à la création de la supposée fatalité que constitue la mondialisation. Les auteurs insistent sur le rôle joué par la libéralisation financière et la mondialisation des technologies dans la diffusion de la norme néolibérale. Largement favorisés par des Etats, elles ont contraint ces derniers, par une sorte de « choc de retour », à s'adapter à la nouvelle donne financière internationale en privatisant et en encourageant l'épargne individuelle, ce qui a « fini par donner un pouvoir considérable aux banquiers et aux assurances » (p. 287) et favorisé le dérapage des institutions de crédit dans les années 2000.

  • 4 Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
  • 5 Christian Laval, Entretien paru dans le journal électronique Pratiques, p. 3.http://www.pratiques.f (...)

5Les auteurs inscrivent explicitement leur analyse dans le prolongement du cours au Collège de France de Michel Foucault dont ils déclarent s'inspirer librement. Le néolibéralisme constituait pour l'auteur de Naissance de la biopolitique4 un virage vis-à-vis des formes classiques du libéralisme. Pierre Dardot et Christian Laval reprennent les notions de « rationalité gouvernementale » et de « subjectivation ». La rationalité gouvernementale se définit comme une logique normative présidant à un gouvernement des hommes qui s'exerce directement mais aussi indirectement, en orientant le comportement des individus. Si elle est loin de former une contrainte visible, cette rationalité n'implique pas non plus forcément l'adhésion consciente à une « idéologie », l'individu agissant souvent « selon un système de normes de conduite sans consentir à un principe idéologique correspondant »5. La subjectivation renvoie pour sa part à la constitution historique des sujets par les discours et techniques de pouvoir mais aussi à la manière dont on devient sujet, en se conduisant, voire en se transformant et en se réformant, conformément aux attentes du discours social.

  • 6 Christian Laval, in Eric Aeschmann, « Rencontre avec Pierre Dardot et Christian Laval, auteurs de « (...)

6Abordant ainsi la façon dont le néolibéralisme s'impose comme « rationalité », les auteurs orientent le regard sur la fabrique du sujet néolibéral par un « dispositif de performance-jouissance » ; loin de libérer les individus, celui-ci demeure un mode de discipline sociale visant à rendre le sujet performant à tout prix et en tout domaine, en posant comme règle paradoxale un principe d'illimitation qui « masque qu'il existe, dans la réalité, une limite au désir, fixée par le capital et l'entreprise »6. La pratique néolibérale fait de la concurrence une logique normative généralisée et introduit partout des mécanismes qui, tels les dispositifs d'évaluation quantitatives visant à créer de la concurrence entre les salariés, agissent comme des avatars de la sanction du marché. Cette « nouvelle raison du monde » néolibérale étend ainsi la logique du marché à toutes les sphères de la vie humaine et sociale, y compris la sphère politique, qui perd de son autonomie, transformant l'Etat en une entreprise soumise au droit privé et aux impératifs de la « performance » et du « résultat ». La normalisation entrepreneuriale s'applique partout avec l'imposition d'un « gouvernement entrepreneurial » soucieux de contrôler les individus et leur comportement par des dispositifs de mesure et d'évaluation (mesure des compétences à l'école, évaluation du travail...), de fichage et de gestion sécuritaire des problèmes sociaux. Les préoccupations comptables et gestionnaires prévalent dans tous les domaines. Cette normalisation détruit progressivement ce qui relevait de la logique démocratique, chaque individu étant davantage un consommateur qu'un citoyen, et devant se comporter avant tout en « micro-entreprise » soucieux de faire fructifier son « capital ».

  • 7 Fabrice Flippo, note de lecture, in Mouvements, le 12 janvier 2010 : http://www.mouvements.info/La- (...)
  • 8 Christian Laval cite, dans le cadre de l'entretien, l'exemple en France de l'Appel des appels const (...)
  • 9 Pour une critique de ce positionnement qui sous-estimerait le point selon lequel le néolibéralisme (...)

7Souhaitons que la réédition de cet ouvrage permettra à ceux qui ne l'ont pas encore lu de s'y plonger. En effet, cette somme synthétise et complète utilement les nombreux travaux parus ces dernières années sur le néo-libéralisme, contribuant fort opportunément à en éclairer son histoire, ses caractéristiques et sa « logique ». Certes, l'analyse n'est pas toujours totalement originale, notamment sur la rupture que constitue le néolibéralisme, son caractère « illibéral » et le rôle assigné à l'Etat dans le projet néolibéral. On peut regretter aussi le caractère souvent abstrait des analyses. Le lecteur a parfois le sentiment du déploiement d'une « raison » déconnectée de ses soubassements et implications socio-économiques. Comme le souligne fort justement un commentateur, la question de la croissance économique aurait mérité d'être abordée, le « prix à payer pour éviter cette domination de la concurrence, à savoir la perspective d'une décroissance » constituant à cet égard un angle mort de l'ouvrage7. C'est plus largement les alternatives qui font défaut. Si, en conclusion, les auteurs y consacrent une quinzaine de pages, c'est pour suggérer l'invention d'une « gouvernementalité socialiste » (p. 473), « de gauche » (p. 475) mais aussi de contre-conduites et de la raison alternative que constituerait la « raison du commun » reposant sur des « pratiques de « communisation » du savoir, d'assistance mutuelle, de travail coopératif » (p. 481), gouvernementalité et contre-conduites dont ils ne précisent pas toutefois le contenu8... La démarche est même paradoxalement assez individualisante, les auteurs en appelant à «une subjectivation par les contre-conduites » (p. 479) et rejetant, un peu rapidement, la pertinence d'un retour à l'Etat, dans la mesure où celui-ci serait devenu totalement « néolibéral »9. Cet ouvrage n'en constitue pas moins une contribution importante sur le néolibéralisme et le défi intellectuel mais aussi politique que constituent les formes contemporaines d'assujettissement.

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Notes

1 Dont le compte rendu de Jean-Luc Metzger paru sur Liens socio, en janvier 2010 : http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=5817&var_recherche=dardot+laval

2 Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983

3 La troisième partie s'ouvre sur ces politiques qui, marquant le triomphe d'une politique « néolibérale » et « conservatrice » seront ensuite dupliquées dans de nombreux gouvernements et relayées par les grandes organisations internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale. Les auteurs soulignent l'influence des thèses de Hayek sur la lutte contre le pouvoir des syndicats, et présentent dans le détail l'élaboration d'une véritable vulgate fondée sur la répétition des mêmes arguments. Sur la politique thatchérienne et le rôle des think tanks britanniques néolibéraux, cf. Keith Dixon, Les évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Paris, Raisons d'agir, 1998.

4 Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.

5 Christian Laval, Entretien paru dans le journal électronique Pratiques, p. 3.http://www.pratiques.fr/IMG/pdf/Interview_Laval_V3.pdf

6 Christian Laval, in Eric Aeschmann, « Rencontre avec Pierre Dardot et Christian Laval, auteurs de « la Nouvelle raison du monde », http://www.liberation.fr/livres/0101320480-comment-fabriquer-un-individu-neoliberal

7 Fabrice Flippo, note de lecture, in Mouvements, le 12 janvier 2010 : http://www.mouvements.info/La-raison-neoliberale.html

8 Christian Laval cite, dans le cadre de l'entretien, l'exemple en France de l'Appel des appels constitué depuis décembre 2008 comme point de ralliement pour un certain nombre de professions concernées par le rapport social, refusant de transformer des patients ou des élèves en consommateurs et clients : une résistance touchant le point stratégique de «  savoir si les professionnels en question vont entrer dans une logique de contrôle de leur activité qui les fera accepter d' être des contrôleurs de la population les relais d'une logique de marché » (entretien Laval, op cit, p. 5).

9 Pour une critique de ce positionnement qui sous-estimerait le point selon lequel le néolibéralisme ne promeut qu'une certaine forme d'intervention publique, cf. Christophe Ramaux, Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale (2009) et Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation (2009), Revue de régulation, n° 71, 1er semestre 2010, mis en ligne le 2 juin 2010. URL : http://regulation.revues.org/index7722.html

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Pour citer cet article

Référence électronique

Corinne Delmas, « Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 novembre 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1194 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1194

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Rédacteur

Corinne Delmas

Professeure de sociologie à l’Université Gustave Eiffel, membre du Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS, UMR 8134).

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