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Jean-Paul Payet, Corinne Rostaing, Frédérique Giuliani, La relation d'enquète. La sociologie au défi des acteurs faibles

Lucie Bony
La relation d'enquète
Jean-Paul Payet, Corinne Rostaing, Frédérique Giuliani (dir.), La relation d'enquète. La sociologie au défi des acteurs faibles, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact sociologie », 2010, 248 p., EAN : 9782753511507.
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Texte intégral

1Cet ouvrage collectif rassemble quinze contributions de sociologues qui proposent, à partir de leurs propres expériences de terrain, une réflexion sur leurs pratiques de recherche. Considérant l'enquête comme un moment décisif de l'interprétation, ils se proposent de « rendre visible le travail invisible de l'enquête » afin d'en « penser les impensés ».

2Ce qui rassemble ces auteurs est leur intérêt pour les « acteurs faibles », qui ne peuvent pas être seulement considérés comme des individus affaiblis. Pris dans une configuration relationnelle qui l'affaiblit, l'« acteur faible » a en effet une action propre qui lui permet de se saisir d'occasions dans ce cadre relationnel, d'adapter, d'interpréter les règles en vigueur ou d'en inventer de nouvelles. Les « acteurs faibles » dont il est question dans cet ouvrage sont des personnes incarcérées, des prostituées, des jeunes français d'origine maghrébine habitant en banlieue, des jeunes filles islamisées, une famille nombreuse en situation de précarité, des immigrés exclus du droit d'asile, des personnes atteintes d'un cancer, des personnes âgées catégorisées institutionnellement par leur degré de dépendance, des jeunes repérés au travers de leurs difficultés à accomplir un parcours d'insertion etc. L'enquête auprès de ces acteurs pose une double difficulté. D'une part, la disqualification accroît l'asymétrie de l'enquête et complique l'idéal de réciprocité entre le chercheur et ses informateurs. D'autre part, l'action en propre des individus fait l'objet d'un masquage et/ou apparaît souvent amorale. L'enjeu de l'ouvrage est alors non seulement heuristique (il s'agit de prendre au sérieux les contraintes de l'enquête qualitative-compréhensive, leurs modes de résolution et leurs conséquences sur le travail d'interprétation) mais aussi éthique (il s'agit d'interroger les risques d'indécence de l'enquête de proximité).

3L'ouvrage est organisé en trois parties. La première S'exposer. L'enquête des émotions traite de l'expérience du contact entre l'enquêteur et les personnes enquêtées. Plusieurs auteurs rendent ainsi compte des troubles, malaises ou conflits qui ont pu advenir au cours de leurs enquêtes et qu'ils proposent d'utiliser dans la production de connaissances. La deuxième partie S'engager. La coproduction de l'enquête interroge les postures d'engagement dans l'enquête. Les auteurs proposent ainsi différentes formes de coproduction des données nécessitant la coopération des personnes enquêtées : l'enquête est alors présentée dans sa dimension performative d'une expérience émancipatrice. Enfin, la troisième partie S'affranchir. Le déplacement de l'enquête ne concerne plus tant les enquêtes directes auprès des « acteurs faibles » mais plutôt celles portant que les relations et les cadres institutionnels du travail avec autrui. Jean-Paul Payet et Frédérique Giuliani (Rencontrer, interpréter, reconnaître. Catégorisation et pluralité de l'acteur faible) dégagent quatre questions communes aux différentes contributions.

4La première partie concerne les conditions de la rencontre de terrain, du recueil de la parole, de l'usage du regard sur ces terrains. Plusieurs auteurs rendent ainsi compte des troubles, malaises ou conflits qui ont pu advenir au cours de leurs enquêtes et qu'ils proposent d'utiliser dans la production de connaissances. Milena Chimienti (Le “stigmate de putain”. Les défis posés par la relation d'enquête auprès de travailleuses du sexe migrantes) décrit par exemple en détails les modalités concrètes de son entrée sur le terrain : ses difficultés pour « recruter » ses informatrices dans les cabarets, bars à champagne ou salon de massage, ainsi que les « filtres » pouvant nuire à la communication et à la compréhension mutuelle (l'asymétrie de pouvoir, l'influence du genre, la barrière linguistique, etc. mais aussi l'indemnisation des informatrices, question rarement abordée par les chercheurs). De semblables questions sont posées par les autres contributeurs, qui proposent alors des méthodologies innovantes et collant au plus près de leurs terrains d'enquête. Simona Tersigni (“Nous ne sommes pas des misérables”. Les limites de l'identification du chercheur à autrui) se fait par exemple héberger pendant le week-end dans les familles des jeunes filles islamisées qu'elle enquête, ce qui lui permet de participer aux tâches ménagères et ainsi de ne pas « se laisser enfermer dans un statut passif d'étrangère accueillie ». Catherine Delcroix (S'engager dans la durée. De la relation d'enquête aux effets de la publication) a quant à elle suivi pendant six ans l'ensemble des membres d'une famille en situation de précarité avec une approche « socio-anthropologique ». Tous refusent finalement d'entretenir une asymétrie entre chercheurs et acteurs. En s'affranchissant des normes épistémologiques et méthodologiques d'une posture objectivante (voir à ce sujet. la contribution de Marie-Noëlle Schumans, La socialisation professionnelle du sociologue. Conformismes et renouvellements) ils considèrent comme nécessaire le rapprochement, aussi bien physique et sensible, que moral et intellectuel, avec leurs enquêtés.

5Mais ce rapprochement avec l'« acteur faible » a pour conséquence d'affaiblir également l'enquêteur. Ainsi, la deuxième question commune aux divers textes qui composent ce livre est celle du rôle des émotions dans les situations d'enquête : le désordre qu'elles provoquent et la dimension parfois heuristique de ce désordre. L'émotion du chercheur, si elle peut être présentée comme un biais, comme une catégorie antinomique à celle de la raison, comme un obstacle à l'objectivité du scientifique, peut aussi être considérée comme un appui. C'est notamment le point de vue de Corinne Rostaing (On ne sort pas indemne de prison. Le malaise du chercheur en milieu carcéral) qui distingue deux types de « malaises » ressentis par le chercheur sur le terrain : le malaise vis-à-vis d'une situation (assister à une fouille à nu par exemple), le malaise lié à l'implication du chercheur dans une situation (être prise à partie par des détenus par exemple). Les nombreux exemples et extraits de son journal de terrain, qui font échos à certaines situations rapportées par Emmanuelle Santelli (Une enquêtrice en banlieue. S'exposer à la précarité et aux rapports sociaux sexués), décrivent ces malaises et montrent l'intérêt de réfléchir à l'intégration des émotions du chercheur dans la recherche, en commençant par l'analyse des refus et des tensions avec les enquêtés.

6Certaines contributions de l'ouvrage soulèvent ensuite la question morale dans la confrontation à l'autre disqualifié et interrogent la gestion de ces dilemmes moraux dans l'interprétation et l'écriture. La contribution de Benoît Eyraud et Pierre A. Vidal-Naquet (Le sociologue, entre décence et indécence. Un malentendu révélateur) est à ce titre particulièrement éclairante. Elle rapporte l'expérience d'une collaboration manquée avec une jeune femme qui devait participer à une enquête sur le rapport au travail et à l'emploi de personnes qui ont été atteintes d'un cancer. Cette personne, après avoir lu le texte produit par les sociologues à partir de son témoignage, en refuse la publication. Ce « malentendu » est alors déconstruit par les chercheurs qui reviennent sur les raisons de ce refus, sur les attentes initiales des différents protagonistes de l'enquête, sur le statut hybride de la reprise narrative et ses implications... Daniel Bizeul (Sociologue, c'est à dire petit-bourgeois) développe lui aussi l'exemple d'une relation établie avec un informateur, qu'il décrit comme étant « à la fois ex-amant et cas social », et qui rend nécessaire ce travail de clarification de la relation d'enquête.

7Dernière question transversale : la mobilisation de l'enquête, de ses dispositifs ou de ses résultats dans une perspective d'action, de reconnaissance et d'empowerment des individus affaiblis. Geneviève Zoïa (“Que se passe-t-il entre eux et nous ?” Une expérience émancipatrice avec des jeunes de banlieue) relate ainsi l'expérience d'une enquête menée dans un quartier de banlieue toulousaine pour laquelle a été constitué un groupe de quinze jeunes, invités à se réunir tous les quinze jours pendant deux ans (réunions au cours desquelles pouvait être invité une personnalité locale). Cette méthode avait pour objectif de placer le groupe de jeunes dans une situation d'élaboration et d'analyse de sont propre rapport au monde. La recherche est, dans cette perspective, présentée comme un espace de participation et de reconnaissance, le travail collectif ayant d'ailleurs été restitué publiquement par les jeunes devant la presse, les acteurs de la politique de la Ville et les autorités municipales. Margarita Sanchez-Mazas et al. (En quête de la voix des sans-droits. Le cas des exclus du droit d'asile) présentent trois cas empiriques d'« émergence de la voix » d'acteurs faibles via l'enquête de terrain : il s'agit pour elle de « mettre au jour les ressorts que leur participation à l'enquête leur permet de retrouver dans le domaine de l'agir de la prise de parole ».

8Ces contributions concourent finalement à promouvoir une forme d'« enquête ouverte ». Celle-ci fait place à la pluralité de l'acteur enquêté. Mais elle nécessite aussi de s'affranchir des modèles normatifs et institutionnels, des présupposés idéologiques qui structurent le travail sociologique et contaminent la relation d'enquête. Cet ouvrage s'adresse donc non seulement aux étudiants et chercheur enquêtant sur des situations de souffrance sociale, morale, psychologique d'individus considérés comme des « acteurs faibles », mais aussi toute personnes s'adonnant à la pratique du terrain. En effet, comme le montre Roland Raymond (La problématique de l'“acteur faible” : un objet-piste), la problématique de l'« acteur faible » a une portée heuristique bien plus globale : elle est une posture épistémologique potentiellement productrice de nouveaux schèmes d'intelligibilité concernant la question de l'acteur.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucie Bony, « Jean-Paul Payet, Corinne Rostaing, Frédérique Giuliani, La relation d'enquète. La sociologie au défi des acteurs faibles », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 novembre 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1199 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1199

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