Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2010Joëlle Le Marec, Les études de sc...

Joëlle Le Marec, Les études de sciences. Pour une réflexivité institutionnelle

Antoine Blanchard
Les études de sciences
Joëlle Le Marec (dir.), Les études de sciences. Pour une réflexivité institutionnelle, Archives contemporaines, 2010, 129 p., EAN : 9782813000330.
Haut de page

Texte intégral

1Comment gouverner les sciences ? Telle est l'une des questions posées par les études sociales des sciences et technologies (science studies ou STS), qu'elles posent depuis « la décennie 1970 à la faveur du développement conjoint d'une pluralisation des épistémologues et des rationalités scientifiques, de l'attention aux dimensions sociales du fonctionnement des sciences et d'une mobilisation politique et culturelle interne aux sciences expérimentales et aux sciences de la nature » (p. 11). Comment gouverner les études sociales des sciences ? Dans ce domaine pas véritablement institutionnalisé mais « donnant lieu à de multiples collaborations interdisciplinaires, et à une exploration permanente des frontières entre production académique, action culturelle et politique, et expérimentation institutionnelle » (p. 11), l'agencement des chercheurs, leur pilotage et leur évaluation (pour parler crûment) sont indissociables de leur objet de recherche.

2L'ouvrage dirigé par Joëlle Le Marec est issu des premières journées d'étude du cluster 14, centré sur les « Enjeux et représentations de la science, de la technologie et de leurs usages » et créé en 2006 par la région Rhône-Alpes. On reconnaîtra, parmi les contributeurs, les noms de Joëlle Le Marec elle-même, Dominique Pestre (conseiller scientifique du cluster), Florian Charvolin (membre du comité de programme), Dominique Vinck et - bonne surprise ! - deux politistes : Renaud Payre et Gilles Pollet (tous trois membres du comité scientifique). Lors de ces journées, le cluster 14 s'est demandé « comment une communauté de recherche sur les sciences peut-elle développer une réflexion collective sur les dispositifs qui l'organisent, sur le contexte dans lequel elle se développe, sur les rapports à la scientificité qu'elle active, sur les contraintes qu'elle subit et qu'elle se donne ? » (p. 14). Chacune des contributions en tente un aperçu.

3Dominique Pestre revient sur les principaux apports des études des sciences. Il décrit d'abord le « nouveau régime de production, d'appropriation et de régulation des savoirs et des produits techno-scientifiques » qui s'est mis en place, après les années 1960, « dans le cadre d'une redéfinition globale du monde » (p. 17). Alors que les élites sont myopes face à ces nouvelles réalités, il conclut sur quatre pages en proposant quelques principes normatifs destinés à guider la recherche en STS : « reconnaître la variété des valeurs et des projets humains, comme la variété des moyens et des formes de savoir » ; « réapprendre à dialoguer » et « réapprendre la difficulté et la nécessité des choix en contexte d'intérêts divergents »; « prendre des risques et 'penser généreusement' les questions les plus complexes » ; « être imaginatif » dans les façons de « coltiner à des questions de valeur et des questions politiques ».

4Renaud Payre et Gilles Poulet retracent une histoire de la science politique en s'attachant « aux liens existants entre les produits intellectuels et savants et les activités sociales de ceux qui les font advenir » (p. 45). Ils montrent comment la policy analysis est devenue une « science du gouvernement » en se nourrissant de multiples emprunts et échanges avec les mondes de l'administration publique, des think tanks, des fondations, des programmes militaires et d'armement etc. Leur ambition est « de proposer une double réflexivité, du chercheur sur ses objets, ses méthodes, ses disciplines, mais également du chercheur vers le décideur », bien que les leviers de cette action ne sont pas explicités.

5Dominique Vinck fait de l'anthropologie de laboratoire pour nous raconter comment les chercheurs réagissent aux injonctions contradictoires et au tensions qui traversent la recherche contemporaine - entre constat d'un échec personnel, "reconstruction biographique" et "redéfinition de ce qu'ils sont et de ce qui les anime" (p. 75). En une page, l'auteur s'attache à la question de la réflexivité institutionnelle, qu'il interprète comme "le développement d'un savoir partagé et d'une nouvelle vision et visée de l'institution elle-même" capable de mieux accompagner les chercheurs dans leurs usages "des institutions, des normes, des injonctions et des dispositifs qui les visent", pour développer de "nouvelles formes communautaires de socialisation" et des "processus collectifs de différenciation des carrières" (p. 78).

6Florian Charvolin, spécialiste de la question des savoirs amateurs en science, montre comment la persistance des sciences à amateurs (astronomie, botanique, entomologie etc.) est un "débordement du cadre mis en place par le capitalisme scientifique du XIXe et XXe siècle" et remet en cause le "professionnalisme salarié" de la recherche scientifique (p. 92). Il montre aussi la part que l'attachement et l'affect ont dans ces sciences de terrain (l'observation d'un oiseau par exemple), et qui "enlève encore un peu de crédit à la coupure stricte entre amateur et professionnel" (p. 88). Enfin, cela ouvre la voie à une réflexion sur la pratique de recherche et l'idée que l'engagement bénévole ne se fait pas "au détriment de la connaissance exacte" (p. 89).

7Toutes ces idées sont reprises et prolongées dans le texte ambitieux de Joëlle le Marec qui milite en faveur d'un questionnement des "imaginaires qui sous-tendent les choix des terrains ou des objets" (p. 111) en passant plutôt par l'engagement dans les choix quotidiens des chercheurs que par le commentaire et les textes. Elle promeut la création de communautés de recherches pratiquant la critique les unes des autres et "qui s'informent et se contraignent mutuellement par l'extension de la discussion sur leurs pratiques d'enquêtes et leurs rapports aux terrains" (p. 112), construisant ainsi "un espace d'intersubjectivité autonome par rapport aux lieux et aux temps qui organisent la recherche comme activité de production salariée" (p. 113).

8L'ouvrage s'ouvre et se referme sur les écrits de Roger Fougères, vice-président du Conseil régional, délégué à l'Enseignement supérieur et à la recherche. Le discours d'un acteur politique, fut il dans l'opposition et à l'origine d'un dispositif aussi unique que celle des clusters de recherche, pâtit souvent d'un manque d'originalité et de profondeur académique, ces textes ne faisant malheureusement pas exception.

9La réflexivité institutionnelle qu'annonce l'ouvrage prolonge la réflexivité à laquelle sont habituées les STS, qu'il s'agisse du principe constitutif mis en avant par le "programme fort" de Bloor et Barnes, des réflexions sur la posture axiologique des STS (cf. Dominique Pestre, "L'analyse de controverses dans l'étude des sciences depuis trente ans. Entre outil méthodologique, garantie de neutralité axiologique et politique", Mil neuf cent, n° 25, 2007) ou sur la construction d'objets de recherche à la frontière des sciences dures et des STS (cf. Gilles Tétart et Didier Torny, "« Ça tue parfois mais ce n'est pas dangereux ». Injonction institutionnelle et mobilisation scientifique autour d'un pathogène émergent, Bacillus cereus", Revue d'anthropologie des connaissances, vol. 3, n° 1, 2009). Plutôt qu'un ouvrage définitif sur la question de la réflexivité, le lecteur y trouvera un jalon pour penser la recherche en STS, dans un contexte politique qui compte beaucoup pour les auteurs - sorte de complément à l'ouvrage de Jean-Michel Berthelot et coll. : Savoirs et savants. Les études sur la science en France (Paris : PUF, 2005).

10Surtout, l'ouvrage tourne autour du cluster 14, qui en est à la fois le point de départ et le point de fuite. Malheureusement, ce qui nous est présenté comme relevant "d'une réflexion politique" et témoignant "d'une expérience de réflexivité institutionnelle en cours" (p. 12) ne fait pas toujours suffisamment la preuve des spécificités du cluster 14 comme "large espace communautaire et interdisciplinaire" (p. 12), où s'est imposée une "logique du dialogue" (p. 11) et de la "discussion critique intense et régulière" (p. 12), sans être jamais "entravé par des modèles fonctionnels d'une séparation des registres du cognitif et du social" (p. 12). Où sont les "doctorants de différentes disciplines et différentes équipes de recherche qui réfléchissent ensemble à leur rapport aux contextes de recherche dans lesquels ils sont impliqués" (p. 14) ? Où est l'invention de nouvelles formes de discours scientifique ou de publication qui fassent mieux jouer la réflexivité, la pluridisciplinarité et la pensée en réseau ? Si la juxtaposition des textes trouve sa justification dans l'observation que "la singularité et la pluralité des démarches restent des facteurs essentiels de la qualité scientifiques (sic), et non des faiblesses potentielles dans un contexte de concurrence favorable à une injonction de lisibilité et donc d'homogénéisation des questions et des méthodes" (p. 12), elle déçoit sans doute un peu.

11À l'image des recherches sur les sciences dont Joëlle Le Marec écrit qu'elles contribuent « à étudier, mais aussi à entretenir et complexifier le feuilletage de plans hétérogènes et contradictoires qui constituent les sciences » (p. 110), l'ouvrage se situe entre plusieurs plans. Portant haut la bannière de la réflexivité institutionnelle et produit d'une nouvelle organisation de la recherche, il donne beaucoup à penser mais peine à convaincre de la mise en pratique de cette réflexivité par le cluster 14.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Blanchard, « Joëlle Le Marec, Les études de sciences. Pour une réflexivité institutionnelle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 novembre 2010, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1195 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1195

Haut de page

Rédacteur

Antoine Blanchard

Diplômé en sociologie des sciences de l'Université de Strasbourg, co-fondateur de Deuxième labo, membre du groupe de réflexion Traces

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search