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Viviana Zelizer, La signification sociale de l'argent

Julien Dufour
La signification sociale de l'argent
Viviana Zelizer, La signification sociale de l'argent, Seuil, coll. « Liber », 2005, 348 p., EAN : 9782020654326.
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Texte intégral

1Premier ouvrage de Viviana Zelizer traduit en français, publié dans la collection Liber fondée par Pierre Bourdieu, La signification sociale de l'argent propose d'interroger la dimension sociale de la monnaie. A l'opposé à la fois des économistes orthodoxes qui l'envisagent comme étant socialement neutre, homogène, fongible et permettant l'action rationnelle des agents, et des sociologues comme Georg Simmel pour qui la monnaie dépersonnalise les relations sociales, Viviana Zelizer démontre que l'argent est un outil multiforme et « marqué » socialement dans ses significations et usages, publics et privés. Le livre part du mouvement de standardisation de la monnaie fédérale aux Etats-Unis vers 1870 et observe sur une période de soixante ans, la production sociale de monnaies diversifiées ainsi que le processus de marquage social, au travers de trois formes d'usages : la devise domestique, la monnaie du don et l'argent de la charité. Viviana Zelizer puise ses matériaux d'enquête dans des sources aussi diverses que les magazines féminins, les manuels de savoir-vivre, les guides pour les nouveaux immigrants, les comptes-rendus de jugement, les budgets familiaux, les romans, les publicités ou les confessions anonymes dans les journaux.

2Durant la période étudiée, la production et l'organisation de la monnaie domestique dans les familles américaines s'opèrent selon deux divisions principales : sexuelle et sociale. Alors que les gains sont principalement dus au travail des maris, les dépenses liées au foyer reviennent plutôt aux femmes. Cette transformation du salaire masculin en devise domestique féminine est alors une source de conflits qui s'étalent jusque dans les journaux : pour obtenir l'argent dont elles ont besoin pour leur dépenses personnelles, les femmes sont alors obligées de quémander « comme les mendiants » auprès de maris abusant parfois de cette situation de dépendance. D'un côté, les hommes ont et veulent conserver la propriété exclusive de cet argent, de l'autre, les femmes vont lutter des décennies durant pour qu'une part déterminée du revenu familial leur revienne.

3L'appartenance à la classe sociale joue aussi un rôle déterminant dans l'organisation des transferts de monnaie domestique. Certes, là où les épouses des familles pauvres « volent » quelques pièces dans les poches de leur mari, les bourgeoises utilisent des subterfuges comparables, comme le mensonge ou les fausses factures, pour détourner une part de revenu plus librement transférable. Mais progressivement publique, la question de l'argent des femmes se pose différemment que l'on soit dans une famille pauvre ou dans une famille riche. A mesure que la pratique de l'allocation versée par les maris gagne du terrain dans les foyers aisés, les prises de position publiques en faveur de cette option se multiplient jusqu'à ce que, comparée au paiement des domestiques et à l'argent de poche infantile, tous deux symboles de soumission financière, cette pratique perde son avantage dans les débats au profit du compte joint vers 1920. De leur côté, les ouvrières ayant elles-mêmes un salaire, ne bénéficient pas d'une situation plus favorable pour autant : gérant un budget précaire et des moyens limités, elles connaissent elles aussi le manque d'argent personnel et sont même tenues pour responsables des « fins de mois difficiles ».

4Malgré l'utilisation d'une monnaie standardisée, les transferts domestiques prennent différentes significations selon l'usage et l'usager. Ainsi, les revenus directs des femmes, qu'ils proviennent de ménages ou de travail salarié, sont systématiquement perçus comme étant moins « sérieux » que les revenus masculins. Un des exemples de l'attribution jugée frivole dans les milieux aisés est celui de l'argent donné.

5L'apparition de cadeaux pécuniaires est le signe d'une transformation plus fondamentale de l'économie du don. Dans la sphère d'intimité, la valeur monétaire d'un cadeau est jusqu'alors de préférence cachée au destinataire. A mesure que les dons d'argent se multiplient, les formes et les significations des échanges se développent : ils s'accompagnent de marquages sentimentaux et personnalisés (emballage, caché dans des biscuits, inscription intime...). Utilisés à l'occasion des fêtes familiales ou religieuses, les dons d'argent s'adressent surtout aux classes moyennes et supérieures, ainsi qu'aux immigrants à destination de leur famille d'origine, notamment les immigrants juifs. De devise familiale, l'argent des cadeaux devient progressivement une monnaie féminine. A l'opposé, hors de la sphère d'intimité, ce sont plutôt les hommes qui font des dons pécuniaires. Dans les entreprises, après de nombreux litiges, la prime de Noël passe progressivement d'un don laissé à la seule appréciation du patronat, à un don constituant une composante prévisible et négociable du salaire de tout travailleur. De la même façon, les pourboires, officialisés par le gouvernement fédéral en 1907 pour l'armée, provoque aussi des tensions : son caractère discrétionnaire accentue l'infériorité du bénéficiaire.

6Viviana Zelizer remarque que recevoir de l'argent implique des restrictions dans la façon de le dépenser et que contester un don d'argent liquide dans la sphère de relations revient à rompre des liens en rejetant les sentiments du donateur. L'apparition de l'argent dans les offres de cadeaux personnels n'a ni corrompu, ni occulté, ni affaibli les échanges sociaux des Américains dans la mesure où les familles, les milieux d'affaires et les institutions publiques ont produit les marquages nécessaires à la différentiation des devises. Pour illustrer la rencontre de ces divers lieux de production symbolique, Viviana Zelizer s'intéresse plus longuement aux organisations charitables et à l'argent des pauvres.

7Sur trois chapitres, Viviana Zelizer détaille les idéologies et les stratégies de marquage de la monnaie employées par les responsables de la protection sociale américaine. Un premier constat s'impose : à partir de 1870, avec le développement du charity organization movement (organismes de charité privés), l'argent des pauvres est considéré comme un danger. Les choix économiques des nécessiteux - jugés immoraux - éveillent alors une grande défiance si bien qu'à la fin du XIXe siècle, les secours en argent liquide sont plus rares qu'au début. Durant cette période, les travailleurs philanthropiques s'emploient à réguler l'économie des pauvres en supprimant la monnaie légale, en privilégiant les aides en nature et en organisant l'épargne. Le début du XXe siècle marque un revirement dans la façon de considérer l'argent des pauvres. Les arguments en faveur de devises charitables insistent sur le rôle éducatif et valorisant du « pouvoir de choisir » des biens et des services pour une population reconnue comme incompétente en matière de dépenses. La mise en place de ces devises par les travailleurs sociaux s'accompagne d'un tri sévère pour cibler exclusivement les pauvres « raisonnables » et d'un marquage moral officiel fondé sur les conseils, les restrictions et les contrôles sur les budgets familiaux par ces « visiteurs amicaux ». Ces incursions dans le monde privé des ménages assistés provoquent en retour des résistances chez les pauvres qui produisent leurs propres systèmes de marquage, plus diversifiés mais non écrits. Outre les travailleurs sociaux, les agents d'assurance - attirés par les aides en argent - démarchent eux aussi les familles pauvres, abusées par l'obsession d'une mort « convenable ».

8Avec la Grande Dépression des années 1930 et la perte de nombreux emplois, le nombre de pauvres croît considérablement. En 1935, le Social Security Act met un terme aux restrictions et au marquage officiel des prestations sociales qui deviennent du même coup essentiellement monétaires. Paradoxalement, la suspicion d'incompétence des pauvres en matière de consommation persiste et les organismes privés s'en servent pour obtenir la création de nouvelles monnaies charitables et imposer leurs propres marquages à des pauvres qui continuent de les convertir dans leurs systèmes.

9A la question de savoir « ce que l'argent veut dire », Viviana Zelizer répond par des monnaies multiformes et différenciées socialement, caractéristiques centrales des économies capitalistes avancées. Elle constate que l'homogénéisation monétaire impulsée par le gouvernement fédéral américain n'a pas eu d'effets standardisants ou dépersonnalisants comme le postulait Georg Simmel. Au contraire, ses observations montrent une multitude de marquages - et de contre-marquages - produit par les familles, les entreprises et les institutions publiques, afin de donner sens à leurs transactions et à leurs liens sociaux. Même si l'argent fonctionne comme un puissant instrument d'inégalité, les individus trouvent toujours le moyen de contester les systèmes de marquage dominants et d'y substituer leurs propres usages, symboles et significations. Elle rejoint les analyses des sociologues sur la consommation, de Thorstein Veblen à Pierre Bourdieu, pour qui la marchandisation des économies capitalistes ne se réduit pas à ce que toute chose soit une marchandise, mais aussi que toute marchandise soit une chose sociale. Pour l'avenir, le développement de la monétique sera-t-il accompagné d'innovations dans le domaine des marquages informatiques ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Dufour, « Viviana Zelizer, La signification sociale de l'argent », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 mars 2006, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/270 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.270

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Rédacteur

Julien Dufour

Julien Dufour est étudiant en M2 de sociologie à l'EHESS.

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