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Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l'"insécurité"

Igor Martinache
La France a peur
Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l'"insécurité", La Découverte, coll. « cahiers libres », 2008, 418 p., EAN : 9782707150844.
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Notes de la rédaction

Un site à visiter : Le site du Groupe d'analyse politique de Paris 10-Nanterre

Texte intégral

  • 1 Voir par exemple, concernant l'avènement du capitalisme, L'Éthique protestante et l'esprit du capit (...)

1« La France a peur ». C'est sur cette formule que Roger Gicquel ouvrait le journal de 20 heures sur la première chaîne le 18 février 1976. Un enfant venait alors d'être retrouvé assassiné. Trente-deux ans plus tard, le message reste le même, notamment sur cette chaîne entre-temps privatisée, mais le ton est moins sentencieux. Le traitement médiatique de ce type d'affaires est en effet entre temps devenu presque banal, reflétant une nette inflexion dans la manière dont la société - et particulièrement ses « élites » politiques et journalistiques - percevait les phénomènes de « violence » et de « délinquance ». La notion de « sentiment d' insécurité » s'est entre-temps imposé dans les discours, et reflète bien cette évolution des représentations à l'égard de certaines formes de déviance propres aux catégories les plus pauvres de la population. Or, comme l'avait déjà bien montré Max Weber 1 , les représentations agissent en retour sur la réalité sociale, ce qui suffit à justifier leur analye.

  • 2 Sous-titré « Pratiques et discours sécuritaires », L'Esprit frappeur, 2001
  • 3 « L'émergence d'une préoccupation publique pour la sécurité en France depuis le début des années 19 (...)

2C'est donc au développement de cette notion d'« insécurité » et à ses conséquences que Laurent Bonelli, chercheur au Groupe d'analyse politique (GAP) de l'Université Paris 10-Nanterre et co-directeur de La Machine à punir 2 consacre cet ouvrage issu de sa thèse en science politique 3 . Il montre en 14 chapitres assez diversifiés, comment la « sécurité » a progressivement « débordé le champ des institutions spécialisées qui en avaient la charge pour devenir un enjeu politique de première importance », mais aussi et surtout comment un consensus s'est construit entre gauche et droite pour adopter un traitement sécuritaire des actes délinquants au détriment d'une approche préventive et « rééducative », qui semblait pourtant encore dominer au sortir de la Seconde guerre mondiale comme en témoignent les ordonances de 1945.

  • 4 Cf Les logiques de l'exclusion, Fayard, 1997 [éd.originale : 1965]

3Ce travail d'enquête s'appuie sur de nombreuses observations et entretiens que l'auteur a pu réaliser en tant que chargé d'études dans les missions d'assistance aux villes dans la réalisation de leurs diagnostics locaux de sécurité (DLS), réalisées pour le compte de l'Institut des hautes études sur la sécurité intérieure (IHESI) - organisme qui occupe d'ailleurs une place importante dans la démonstration de l'auteur-; mais également un travail documentaire assez approfondi. La preuve en est donné dès le premier chapitre, qui vient décrire les mutations qu'ont connues les quartiers « populaires » au cours de la décennie 1980, en insistant sur le paradigme « établis-marginaux » développé par Norbert Elias et John Scotson 4 qu'il place ensuite au coeur de son analyse tout au long de l'ouvrage. De la même manière, il traite ensuite de la déviance des « jeunesses populaires » en la reliant aux transformations socio-économiques plus générales (notamment la « généralisation » scolaire et la précarisation du travail non qualifié). Deux thèmes on ne peut moins originaux pour la sociologie urbaine acutelle, mais dont l'auteur fournit cependant une synthèse très claire et relativement complète, en l'axant plus particulièrement sur ses deux terrains d'enquête, Créteil et Toulouse.

4La deuxième partie de l'ouvrage est consacrée au traitement politique de ces phénomènes sociaux, autrement dit à l'émergence des discours politiques « de sécurité ». Laurent Bonelli distingue ici deux phases dans leur émergence : le développement au cours de la décennie 1980 d'une approche globalisante de la question urbaine, puis dans la décennie suivante, un accent mis sur la « sécurité » et la « responsabilité individuelle » des auteurs d'actes délinquants. Avant même l' « été chaud » des Minguettes à Vénissieux qui ont signé l'acte de naissance médiatique des problèmes des « quartiers », le rapport Peyrefitte diagnostiquait dès 1977 une « montée de la violence » qu'il s'efforçait d'expliquer par de multiples facteurs (psychologique, biologique, architecturaux, sociaux,...). De par l'action de plusieurs élus locaux « modernisateurs » (Hubert Dubedout ou Gilbert Bonnemaison notamment) s'est ensuite élaborée la fameuse « politique de la Ville », non sans tâtonnements, et dont la prévention de la délinquance ne constituait encore qu'un des multiples volets. Remises en cause dans les discours médiatiques et parlementaires, les politiques de la ville vont en même temps voir leur cadre progressivement étendu. Suite à une série d'émeutes urbaines, les rapports de Julien Dray (PS) à l'Assemblée et Gérard Larcher (RPR) au Sénat vont alors successivement villipender l' « échec » des dispositifs de politique de la ville en mettant l'accent sur des explications individuelles à la délinquance en lieu et place des explications macrosociales qui dominaient jusqu'alors - dans le discours de gauche du moins. C'est en effet à un véritable conversion sécuritaire à laquelle se livre le parti socialiste au début des années 1990, et que ratifie le colloque de Villepin des 24 et 25 octobre 1997 intitulé « Des villes sûres pour des citoyens libres ».

  • 5 Cf Violences et insécurité, Fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2001
  • 6 Cf Le « populisme du FN » un dangereux contresens, Editions du Croquant, coll. Savoir /Agir, 2004

5Pour expliquer comment l'« insécurité » s'est imposée au centre du débat politique, Laurent Bonelli revient dans la troisième partie sur la manière dont la sécurité est gérée au niveau municipal à travers l'exemple notamment des arrêtés municipaux antimendicité. Il insiste ainsi sur la mobilisation de certains groupes d'habitants ou de commerçants, inégalement dotés en ressources culturelles et sociales pour se faire « entendre », ce qui instaure une frontière entre « bons » et « mauvais » citoyens, autrement dit « établis » et « marginaux ». Il détaille ensuite les différents dispositifs qui ont amené une codification et une standardisation des pratiques locales en la matière, une véritable « pédagogie d'Etat » se diffusant à travers les associations d'élus et la mise en place des Contrats locaux de sécurité (CLS), eux-mêmes consécutifs des diagnostics locaux de sécurité (DLS) qui représentent une manne pour certains « consultants » en sécurité urbaine, Alain Bauer en tête dont Laurent Mucchielli avait déjà pointé la trajectoire d' « entrepreneur de morale » 5. Laurent Bonelli analyse ensuite à un niveau plus global du champ politique comment la sécurité a été investi par les différents partis comme un « bien politique », et vient corriger au passage, à la suite d'Annie Collovald, certaines idées fausses concernant une prétendue reconversion des classes populaires du vote communiste vers l'extrême-droite 6, même si cette présence du Front Nationale a incontestablement accéléré la constitution de la sécurité comme enjeu politique. Reste que les mutations du « jeu » politique ont également joué un rôle certains, à commencer par l'avénement des sondages d'opinion.

6Les médias ont ainsi un rôle de premier plan dans la reconnaissance de la sécurité urbaine comme enjeu politique, mais aussi dans sa reformulation. Tel est l'objet de la quatrième partie de l'ouvrage. Laurent Bonelli remarque d'abord la diffusion des faits divers dans l'ensemble des organes de presse, alors qu'ils étaient au début du XIXème siècle cantonnés à la presse populaire. La télévision a exercé une influence essentielle dans cette évolution, ce que l'auteur s'efforce de démontrer dans une analyse de contenus à propos de magazines télévisés diffusés entre 1995 et 2002. Cela lui permet de montrer d'abord une concordance étroite entre agendas médiatique et politique, mais aussi un traitement biaisé en faveur d'une présentation « spectaculaire et alarmiste » valorisant un traitement coercitif des phénomènes reliées à l' « insécurité ». Il décortique ensuite dans un chapitre qui attirera les sociologues des médias la manière dont se constitue le plateau d'une émission (en l'occurence « La Marche du siècle » présentée alors par Michel Field) pour montrer que celle-ci est en soi conçu pour mettre en valeur l'approche policière de la question.

  • 7 Qui peut être résumée par le proverbe « Qui vole un oeuf vole un boeuf « 

7Cette approche est justement l'objet de la cinquième partie. C'est plus précisément la « criminologie » comme « science de l'Etat » non réellement constituée en tant que telle dont Laurent Bonelli retrace la genèse -et l'essor- dans cette partie. Cette dernière souffre d'un indéniable manque d'autonomie pour plusieurs raisons : elle se situe à la confluence de disciplines très hétérogènes (médecine, psychiatrie, droit et sciences sociales), est d'abord élaborée par ses praticiens, et surtout reste étroitement subordonnée au maintien de l'ordre social. Dominée par les juristes pénalistes dès son origine, aux alentours des années 1880, le développement de la « criminologie » connaît cependant quelques spécificités dans le contexte français. Ses changements d'orientations peuvent se lire dans l'essor ou le déclin d'un certain nombre d'institutions, telles le Centre de recherches interdisciplinaire de Vaucresson (CRIV) - qui mettait l'accent sur la prévention et dont les moyens ont été continuellement réduits entre 1975 et 1990- ou l'IHESI déjà évoqué, qui a contribué à diffuser un nouveau sens commun en matière de sécurité à travers les auditeurs de ses sessions annuelles. Une autre institution récente a contribué également à cette diffusion, il s'agit des Contrats locaux de sécurité (CLS) qui font partie de la panoplie d'instruments déployés à partir du colloque de Villepinte de 1997. Le « Guide pratique » censé faciliter leur mise en oeuvre a ainsi constitué un outil essentiel de standardisation des pratiques, et surtout de diffusion et « neutralisation » d'une doctrine impulsée par l'Etat. Cette dernière a du reste contribué à élargir le champ des intervenants à la politique locale de sécurité, en « enrôlant » notamment les bailleurs ou les chefs d'établissement scolaire dans une vision « partenariale », modifiant de ce fait en profondeur les équilibres institutionnels locaux au profit notamment de la police, comme Laurent Bonelli le détaille au chapitre 12. Les CLS ont enfin contribué à promouvoir la lutte contre les « incivilités » - notion floue et arbitraire comme priorité, conformément à la théorie de la « vitre cassée » 7 importée des auteurs étasuniens J.Q.Wilson et G.Keeling devenue dominante également en France malgré ses nombreux démentis empiriques.

  • 8 Ainsi a-t-on assité au cours des dernières années à une montée importante des infractions à la légi (...)
  • 9 Dénoncée y compris dans les rangs des policiers
  • 10 On peut en voir une bonne illustration dans le (très bon) film Wesh Wesh, Qu'est-ce qui se passe ? (...)

8La dernière partie de l'ouvrage est enfin consacrée aux effets de cette évolution idéologique sur l'organisation et la valorisation de l'institution policière. Celle-ci n'a pas été épargnée par l'avènement du paradigme « managérial » appliqué jusqu'aux services publics - on parle alors de « modernisation ». Il devient désormais prioritaire d'évaluer l'activité des fonctionnaires pour accroître leur efficacité, or la production d'indicateurs n'est pas sans orienter en profondeur cette dernière 8. Laurent Bonelli examine également les mutations intervenues dans les relations entre les différentes composantes de l'institution policière et pointe notamment une certaine militarisation des rapports entre policiers et jeunes 9 largement imputable aux méthodes des Brigades anti-criminalité (BAC), elles-mêmes particulièrement conformes à la nouvelle représentation que l'on se fait de la « petite délinquance » 10 . Une autre branche de la police a connu également un essor récent dans la « lutte contre l'insécurité » - plus inattendu celui-là : il s'agit des Renseignements généraux. Laurent Bonelli montre ainsi comment l'action acharnée d'une commissaire, Lucienne Bui-Trong, a ainsi été décisive pour imposer la prise en charge de ce domaine au départ extérieur -et peu « noble »- des « violences urbaines » dans cette institution. Les méthodes de cette dernière ont ainsi pu être reconverties dans le traitement de ces questions, et un outil s'est en particulier imposé : une échelle de mesure des troubles à l'ordre public - surnommée désormais « échelle Bui-Trong » -, qui a encore largement contribué à l'intériorisation de l'idée -largement démentie- selon laquelle il existerait un continuum entre les incivilités les plus bénignes et les émeutes les plus dévastatrices.

  • 11 « La production de l'idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, n°8-9, juin (...)
  • 12 Sur cette évolution, on peut également se reporter à un autre ouvrage récent dirigé par Laurent Muc (...)

9Le panorama de l' « insécurité » que nous présente Laurent Bonelli dans cet ouvrage s'avère au final très complet. Cet ouvrage peut ainsi se lire comme une suite de synthèses de la littérature sociologique complétée par les recherches de l'auteur concernant les mutations à l'oeuvre dans les « grands ensembles », la déviance des jeunes qui y habitent, les médias, le champ politique ou l'activité policière ; mais également comme une une démonstration éloquente de la réalisation des discours et représentations, quand « l'idéologie se fait chose pour faire des choses » comme l'écrivaient Pierre Bourdieu et Luc Boltanski 11. C'est enfin une charge solide contre l'évolution politique actuelle en matière de sécurité, dans lesquelles l'auteur distingue trois volets principaux : le renforcement du pouvoir policier des maires, le durcissement de la répression des petits délits et autres conduites étiquetées comme « déviantes » (comme l'occupation des cages d'escalier...), et le développement des technologies de contrôle et notamment de vidéosurveillance 12. L'insécurité ne serait finalement pas tant un problème, conclut l'auteur, qu'un « faisceau de solutions imaginées entre les annes 1980 et 2000 pour juguler les effets les plus visibles de la désorganisation et de la démoralisation des milieux populaires ». Des « solutions » bien problématiques, mais plus faciles et plus « médiatiquement rentables » à mettre en oeuvre qu'une véritable politique sociale...

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Notes

1 Voir par exemple, concernant l'avènement du capitalisme, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme [éd. Originale : 1905], trad. par J. Chavy, Plon, 1964 ; nouvelle traduction par J.-P. Grossein, Gallimard, 2003

2 Sous-titré « Pratiques et discours sécuritaires », L'Esprit frappeur, 2001

3 « L'émergence d'une préoccupation publique pour la sécurité en France depuis le début des années 1980 », sous la direction Bernard Lacroix, soutenue en avril 2007

4 Cf Les logiques de l'exclusion, Fayard, 1997 [éd.originale : 1965]

5 Cf Violences et insécurité, Fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2001

6 Cf Le « populisme du FN » un dangereux contresens, Editions du Croquant, coll. Savoir /Agir, 2004

7 Qui peut être résumée par le proverbe « Qui vole un oeuf vole un boeuf « 

8 Ainsi a-t-on assité au cours des dernières années à une montée importante des infractions à la législation sur les stupéfiants et à la législation sur les étrangers, qui tient largement au fait que ces « affaires » sont élucidées aussitôt qu'elles sont constatées - contrairement à d'autres délits plus « sérieux » (vols, cambriolages, agressions physiques,...)- et permettent ainsi d'améliorer les statistiques d'élucidation

9 Dénoncée y compris dans les rangs des policiers

10 On peut en voir une bonne illustration dans le (très bon) film Wesh Wesh, Qu'est-ce qui se passe ? de Rabah Ameur-Zaimeche (2002), sans doute un des meilleurs réalisés sur la vie quotidienne dans les « cités », loin du sensationnalisme d'autres fictions, mais aussi de la plupart des reportages. Voir la « chronique » qu'en a tirée à l'époque Loïc Wacquant

11 « La production de l'idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, n°8-9, juin 1976, p.55

12 Sur cette évolution, on peut également se reporter à un autre ouvrage récent dirigé par Laurent Mucchielli : La frénésie sécuritaire, La Découverte, 2008, dont un compte-rendu est disponible ici

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l'"insécurité" », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 juin 2008, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/611 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.611

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