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Pascale Jamoulle, Fragments d'intime. Amours, corps et solitudes aux marges urbaines

Jérôme Courduriès
Fragments d'intime
Pascale Jamoulle, Fragments d'intime. Amours, corps et solitudes aux marges urbaines, La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2009, 262 p., EAN : 9782707156785.
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Texte intégral

  • 1 Robert McLiam Wilson, 2005, Les Dépossédés, Paris, Christian Bourgeois.

1Avec Fragments d'intime Pascale Jamoulle propose une immersion parmi les populations urbaines tenues à la marge par le reste de la société et en livre une analyse originale. Les prostitué(e)s, les immigrés sans papiers, les « travellers » (jeunes sans domicile fixe en rupture), les « dépossédés » (reprenant ainsi à son compte le mot proposé par le sociologue anglais Robert McLiam Wilson 1 pour désigner les victimes de l'Angleterre ultralibérale), ont, au-delà du fait qu'ils sont victimes d'une forte ségrégation sociale, d'autres points communs. Leur perception du corps et de l'autre sexe, leur rapport à la solitude et à l'intimité se transforment, en même temps que s'opère une re-définition des espaces privés et publics.

2Dans son premier chapitre, Pascale Jamoulle s'intéresse à la marchandisation du corps et à la prostitution. Après la lecture de l'histoire tragique de Yérina, fille d'un couple d'immigrés marocains, mère d'une petite fille, abandonnée par un mari dont elle avait assumé toutes les dépenses en se prostituant en secret, le lecteur suit l'ethnologue chez des prostituées indépendantes, d'âge mûr, alors qu'elles continuent à attendre les clients, assises dans la vitrine de leur petit local aux décors kitch, consacré aux plaisirs masculins. Leur manière de vivre la prostitution et de s'assumer varie de l'une à l'autre. Mais elles sont toutes condamnées à une forme d'invisibilité sociale. On découvre à travers leur propre discours, rapporté et mis en perspective, leur rôle de confidente pour des hommes qui les sollicitent pour assouvir leurs fantasmes les plus secrets ; certaines se voient même dans un rôle de soignante, qu'elles disent remplir auprès d'hommes déclassés, en souffrance. Ignorant qu'elles-mêmes n'en sont pas affranchies, du fait même du cadre de la prostitution et des limites qu'elles posent aux fantasmes de leurs clients, les prostituées disent leur permettre d'échapper aux conventions sociales. L'auteure rapporte les exemples d'hommes ayant dans leur vie professionnelle des responsabilités importantes et occupant une position sociale plutôt dominante qui trouvent dans les « carrées » des prostituées la possibilité d'un renversement des rôles sociaux et des rapports de genre.

  • 2 Catherine Deschamps, 2006, Le sexe et l'argent des trottoirs, Paris, Hachette Littératures ; Cather (...)

3L'originalité de ce travail ne réside pas tant dans la description de ces clients, qui viennent se soulager, chez la prostituée à laquelle certains sont fidèles depuis des années, du poids de la pression professionnelle voire familiale, que dans la mise à jour de la vie personnelle, amoureuse et familiale de ces travailleuses du sexe indépendantes. On y découvre notamment Maria, catholique fervente, qui a toujours subvenu aux besoins de sa mère, de son frère et de sa fille et Célia, depuis longtemps en analyse et qui rêve secrètement d'être thérapeute. Leur vie à toutes à été marquée « par la violence, la pénurie, les deuils, les abandons, l'instrumentalisation, les déceptions et l'oppression masculine » (p.57) ; aucune n'est parvenue à vivre une relation amoureuse épanouissante. Au fil du premier chapitre, le lecteur se familiarise avec l'expérience de femmes qui ne sont pas seulement des prostituées mais aussi des filles, des mères, des sœurs, des épouses. Ce faisant, l'auteure situe son travail en dehors des débats moraux qui ont cours à propos de la prostitution comme semblent d'ailleurs le faire d'autres ethnologues 2.

4Non loin de ces arrière-vitrines où des professionnelles recréent pour leurs clients une forme d'intimité contractuelle, régulée par des garde-fous liés à la nature et au lieu de la relation, le lecteur découvre dans le deuxième chapitre que Pascale Jamoulle est également allée à la rencontre des personnes à la rue, vivant dehors ou squattant des lieux désaffectés. L'auteure dépeint des hommes et des femmes victimes de la violence de leur entourage mais aussi de la violence de la part d'institutions, tout à fait ignorantes des enjeux de la vie dans la rue et de ses codes. Les errants, s'ils vivent depuis longtemps dehors, sont pris dans des formes de socialisation pour le moins différentes de celles habituellement valorisées ; leur espace d'intimité est au mieux réduit à un tas de couvertures usées et sales sur une palette de bois, les relations hommes-femmes sont profondément changées et l'expérience de la violence, en particulier en contexte de toxicomanie, est quotidienne. Parfois, l'impossible se produit et quelques errants se regroupent, investissent des lieux vidés depuis longtemps de leurs occupants, s'organisent en communauté, se dotent d'une sorte de règlement intérieur et font l'expérience, non sans difficulté, de la « démocratie directe » (p.108). Dans ce contexte, les services sociaux et médicaux qui proposent des prises en charge sans souvent prendre toute la mesure des difficultés des personnes qu'ils suivent et n'ont que peu de considération pour leur mode de vie, se heurtent de manière récurrente à des échecs. Le sevrage de Tarra, jeune femme toxicomane qui vivait dans un squat depuis trois ans, a été brutalement interrompu « parce que la psychiatre refuse de prolonger son séjour » (p.106). Si ce que l'ethnologue nous donne à voir du fonctionnement rigide de ces institutions se déroule à Bruxelles, l'analyse est certainement au moins en partie transposable au-delà des frontières de la Belgique.

5Dans son troisième et dernier chapitre, Pascale Jamoulle tente une exploration des relations entre les sexes dans un contexte de migration. Après l'enquête de type ethnographique et l'exposé de cas, l'auteure s'appuie sur des récits de vie recueillis auprès de familles d'origine turque. Elle a également enquêté dans un établissement scolaire dont 95% des élèves étaient d'origine turque en menant chaque mois pendant trois ans des « entretiens de groupe » avec des adolescents scolarisés dans une filière professionnelle (p.168). A nouveau prise entre son identité d'ethnologue et son statut de travailleur social, P. Jamoulle voit dans ce dispositif l'occasion de donner à ces jeunes des espaces de parole inédits. Cette double enquête lui permet d'observer comment les rapports de genre se construisent, à la confluence entre des normes contradictoires, entre d'une part la norme d'égalité entre hommes et femmes et d'autre part une très forte valence différentielle des sexes. Si les discours sur l'égalité entre les sexes gagnent du terrain jusque dans la communauté turque, l'ethnologue ne manque pas de remarquer que « la prééminence masculine se rigidifie » (p.170), largement encouragée dans les familles par les hommes bien sûr, mais aussi par les mères et les grand-mères. Les stratégies matrimoniales constituent à cet égard pour P. Jamoulle, un point d'observation particulièrement fécond.

  • 3 Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (dir.), 2005, Penser par cas, Paris, Éditions de l'École de Hau (...)
  • 4 Voir par exemple les rapports du dispositif TREND sur les phénomènes émergents liés aux drogues de (...)

6Le premier apport de l'ouvrage de Pascale Jamoulle est méthodologique. Identifiée par beaucoup comme travailleur social, elle mène, sans faire secret de son projet, une véritable enquête ethnographique dans les quartiers « chauds » de Bruxelles. L'ethnologue mène bien sûr des observations directes mais s'adjoint aussi, avec une certaine audace, d'autres outils comme l'exposé de cas, procédé à propos duquel d'autres chercheurs ont montré tout l'intérêt3, et des « entretiens de groupes » qui évoquent les groupes focaux récemment utilisés en particulier dans les enquêtes qualitatives sur la santé publique et la toxicomanie.4

7L'analyse des cas qui parsèment son ethnographie sont autant de figures emblématiques des marges urbaines européennes. Pascale Jamoulle illustre ainsi les liens entre l'exclusion sociale et l'expérience dans l'enfance, à l'adolescence comme dans la vie d'adulte, de relations familiales, amoureuses et sociales violentes, génératrices chez les personnes qui en sont les victimes d'un fort sentiment de mépris de soi. L'ethnologue peint un tableau alarmant des marges urbaines, mais ne verse pas dans le misérabilisme. Les personnages racontés dans leur vitrine, sur les trottoirs, dans les squats ou les structures de prise en charge, témoignent tous d'actes de résistance, de révolte et se prennent parfois même à rêver, sans oser le dire, à des bonheurs petits ou grands.

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Notes

1 Robert McLiam Wilson, 2005, Les Dépossédés, Paris, Christian Bourgeois.

2 Catherine Deschamps, 2006, Le sexe et l'argent des trottoirs, Paris, Hachette Littératures ; Catherine Deschamps, Anne Souyris, 2009, Femmes publiques. Les féminismes à l'épreuve de la prostitution, Paris, Amsterdam Editions ; Lilian Mathieu, 2007, La condition prostituée, Paris, Textuel

3 Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (dir.), 2005, Penser par cas, Paris, Éditions de l'École de Hautes Études en Sciences Sociales ; Nicolas Dodier, 1993, L'expertise médicale, Paris, Métailié

4 Voir par exemple les rapports du dispositif TREND sur les phénomènes émergents liés aux drogues de l'OFDT. Agnès Cadet-Taïrou, Michel Gandilhon, Abdalla Toufik et Isabelle Evrard, 2008, Phénomènes émergents liés aux drogues en 2006. Huitième rapport national du dispositif TREND, Paris, OFDT, 191p.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Courduriès, « Pascale Jamoulle, Fragments d'intime. Amours, corps et solitudes aux marges urbaines », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 février 2010, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/924 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.924

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Rédacteur

Jérôme Courduriès

Anthropologue, post-doctorant CNRS-Sidaction, Centre Norbert Elias, Marseille

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Droits d’auteur

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