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Paul Schor, Compter et classer. Histoire des recensements américains

Alain Blum
Compter et classer
Paul Schor, Compter et classer. Histoire des recensements américains, EHESS, coll. « En temps et lieux », 2009, 383 p., EAN : 9782713221736.
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Texte intégral

1Cet ouvrage apparaît comme l'aboutissement d'un long processus de recherche consacré à l'histoire de la statistique administrative, qui a conduit à de multiples travaux durant les 20 dernières années. Les recensements ont été parmi les sources les plus utilisées pour réfléchir sur les formes de représentation des populations, dans des cadres nationaux, sur l'usage de la statistique et son caractère formateur voir performatif, sur les relations complexes entre sciences et pouvoir, entre administration et société. Ces recherches ont été au cœur de la mise en avant des représentations comme formant l'action politique, ou encore de la mise en évidence des multiples médiateurs intervenant entre gouvernants et gouvernés.

2Paul Schor nous offre ici, en réalisant cette histoire des recensements américains de la fin du 18ème siècle à 1940, une recherche très complète qui au-delà de l'intérêt propre de cette étude, montre à quel point l'histoire de la statistique administrative est une piste féconde, tant elle permet de questionner une multitude d'aspects au cœur de la relation entre État, serviteurs de l'État, populations, sociétés, experts et savants. En 5 parties et 20 chapitres, nous suivons les transformations des catégories du recensement, de leurs usages, des rapports complexes qui s'établissent entre statisticiens et politiques. Les premiers veulent faire de leur science et de leur expertise un atout incontournable permettant d'imposer leurs choix, ; les seconds tiennent, de façon très forte aux Etats-Unis, à éviter la perte d'autonomie et la domination de l'expert sur le politique. Nous voyons l'action de la société, qui passe par de multiples canaux, et s'empare de ces opérations régulières et singulières, inscrites dans la constitution et fondamentales dans les équilibres de pouvoir aux Etats-Unis, pour affirmer ses propres représentations de ce qu'est une population.

3Le fil conducteur, essentiel et presque exclusif de ce travail, est la transformation des catégories de descriptions des populations se référant à la couleur, à la race. On connaît l'origine de cette histoire : « La constitution ne distingue pas par couleur ou race, mais en obligeant le recensement à compter à part les esclaves [comptés pour 3/5 dans le calcul de la représentation et de l'assiette des impôts], elle ouvrait la voie à une distinction différente, non pas de statut mais de couleur, qui est apparue dès le premier recensement bien qu'elle soit absente de la Constitution ». C'est à partir de ce point de départ que se déroule toute l'histoire de la transformation de ces catégories, de la construction d'une nomenclature, qui va s'asseoir de plus en plus sur la racialisation de la société à partir du milieu du 19ème siècle. On voit ainsi se fixer définitivement la catégorie des noirs et des mulâtres, conséquence directe de la distinction des esclaves, et dont la dimension hétérogène, statut et couleur ou race, va persister au-delà de ces origines. Paul Schor montre bien en effet comment cette distinction persiste, s'élargit ensuite à d'autres groupes de population, mais garde pourtant, tout au cours de cette histoire, une dimension qui ne se réduit pas à un contour biologique, mais reste un statut.

4Cette histoire est alors celle de l'empilement de couches archéologiques : l'intérêt (et la difficulté) de l'élaboration d'un recensement est qu'il s'agit d'une opération qui ne rompt pratiquement jamais avec le passé, avec le recensement qui précède, mais le modifie graduellement. Dans une interaction entre expression sociale des différences et inertie propre à cette opération, on voit s'exprimer les revendications de groupes multiples, soucieux, car le recensement les y invite, d'être présents, représentés - mais à partir justement de ces feuillets du passé, qui orientent les catégories de revendication. La démonstration que nous en fait Paul Schor est magistrale, tant elle est précise et déroule ces transformations au fil des années.

5Ces acteurs sociaux ne sont cependant pas les seuls qui soient essentiels. Les statisticiens qui mènent les recensements apparaissent déterminants. Ils ne sont pas simplement des professionnels, mais se situent à la croisée de multiples et contradictoires demandes sociales et politiques. Ils cherchent aussi à défendre leur professionnalisme, quitte à se heurter au congrès et à jouer un rôle politique certain. Ils se cachent souvent derrière l'argument professionnel pour maintenir des dispositions ou pour en proposer de nouvelles qui, pourtant, peuvent orienter assez profondément le sens du recensement. Cet ouvrage montre ici de façon extrêmement convaincante à quel point le bureau du recensement prend un rôle important dans la configuration générale, de façon un peu inattendue américaines.

6Ce livre nous oriente aussi dans bien d'autres directions : celle, publiés, utilisés dans le débat publics, même s'ils sont faux. Ainsi, ce passionnant chapitre de l'histoire américaine (et de l'ouvrage), « la surprenante folie des noirs libres », voit à la fois émerger une communauté statistique américaine bien constituée, qui cherche à affirmer son autorité, mais aussi la politisation du débat statistique sur l'esclavage, qui va s'alimenter d'erreurs grossières dans les résultats, fautes techniques énormes qui conduisirent à faire penser que les noirs du nord, alors tous libres, étaient 10 fois plus fous que les noirs du sud, alors esclaves, entraînant un débat public très fort sur les bienfaits de l'esclavage...

7D'autres débats s'alimentent toujours des recensements, tels ceux portant sur le « suicide de la race » face à une immigration d'Europe orientale grandissante, montrant à quel point le recensement peut devenir formateur d'arguments et de représentations devenant faits et preuves. L'ouvrage nous montre à la fois ce débat et l'émergence de la catégorie « immigré » dans les recensements de la seconde moitié du 19ème siècle, qui aurait pu conduire à la dispartition de la race, mais ne le fait pas et s'y conjugue.

8Une direction tout aussi intéressante, et peut-être plus inattendue, montre comment certaines innovations techniques, qui peuvent tenir à la forme d'un questionnaire, aux méthodes de restitution et de comptage (avec les machines à cartes perforées) , voire les techniques de marketing développées au profit d'un marketing ethnique, peuvent marquer l'orientation même des formulaires de recensement et de leur usage.

9Cet ouvrage est donc un aboutissement passionnant d'une histoire de la statistique qui n'a pas fini d'offrir un regard fin sur les sociétés du 19ème et 20ème siècles. Il s'agit d'un aboutissement extrêmement achevé, qui nous offre une histoire très riche d'un processus dont on connaît aujourd'hui une issue, temporaire. Paul Schor tient avant tout avec une belle rigueur la ligne qu'il a choisi de suivre, tout en nous faisant parcourir les multiples recoins de la société américaine et de la relation entre groupes, lieux de pouvoirs, lieux d'expertises, lieux politiques.

10Ce livre est aussi un très bel exemple de l'établissement d'une archéologie du savoir, ce savoir souvent mis en avant aujourd'hui dans les débats qui touchent directement l'action politique et scientifique contemporaine. L'exemple américain, comme exemple accompli d'usage d'une statistique ethnique, d'une « statistique de la diversité » comme certains le diraient aujourd'hui, est le plus souvent manipulé sans être vu comme une étape sur un long parcours, et surtout comme développement d'un processus constituant « une partie de la population [...] en autre, en objet de connaissance ».

11Il s'agit donc d'un livre donc très complet, précis et passionnant ; reste malgré tout une lacune, quelque peu étonnante après une vingtaine d'années d'études approfondies des recensements, de leur genèse, dans de multiples pays : la faible référence aux débats internationaux, à l'ensemble des travaux réalisés ailleurs, comme si les Etats-Unis avaient là, une histoire singulière, autonome, qui rien d'autres que les débats internes ne justifiaient. Paul Schor en parle bien entendu, mais en cinq petites pages. Cette lacune a deux composantes : d'un côté Paul Schor semble ne pas vraiment admettre de relations fortes entre milieux statistiques, même si il souligne que les acteurs américains du recensement sont présents, dès 1853, au congrès international de statistique à Bruxelles. D'un autre côté, il fait finalement peu référence aux analyses qui ont porté sur d'autres pays, qui ont développé ou n'ont pas développé dans les recensements, des catégories d'analyses apparentées (par exemple l'Empire russe puis l'URSS ou l'Empire austro-hongrois d'un côté, la France de l'autre).

12Admettons que l'auteur n'ait pas souhaité s'engager dans une étude des conséquences de ces pratiques aux Etats-Unis sur l'ensemble des pratiques censitaires mondiales. On est en revanche moins convaincu par l'autonomie apparente de la dynamique américaine, qui serait plus sensible aux débats internes. Ou tout au moins en souhaiterions-nous une démonstration plus approfondie. Les débats sur l'introduction de l'ethnique ou du religieux sont nombreux au sein des congrès internationaux de statistiques ou des divers pays, nations ou Empires. Les débats plus généraux sur les races le sont tout autant. Mais ils existent auparavant, autant que celui portant sur la pertinence de réaliser un recensement et sur son usage politique. Le recensement comme opération nationale, à la symbolique bien marquée, ne peut non plus être isolé ainsi dans le cas américain. Simple exemple, la représentation photographique du recensement en action est fascinante par le caractère souvent répétitif qu'elle exprime, cette relation de confiance mais aussi de légère domination mise en scène par un agent recenseur et ceux qu'il interroge, des familles la plupart du temps, souvent nombreuses. Mais, elle semble se développer en de multiples lieux, sous de multiples déclinaisons, et il aurait été passionnant qu'on en comprenne la nature internationale ou nationale ; d'autant qu'on sait que les statisticiens circulaient souvent à partir du milieu du 19ème siècle. Loin d'être un monde national, ils circulaient au sein du monde international des statisticiens, qui œuvraient pour imposer leur représentation du monde.

13Autre regret, le très court épilogue, qui évoque ce qui suit 1940. On connaît l'intensité du débat contemporain, tout autant que l'usage qui est fait de l'exemple américain dans le débat français ou européen. On aurait aimé, plus qu'un épilogue, un ou deux chapitres qui fassent vraiment le point sur ce débat (d'autant qu'il existe de multiples travaux sur ces dernières années, qui auraient permis de réaliser une synthèse mettant vraiment en perspective l'actuel et le passé) et sans doute, en guise d'épilogue, une intégration de tout ce beau travail dans la problématique du débat qui s'est développé en France ou en Europe.

14Mais ces regrets n'en montrent que mieux le caractère essentiel de cet ouvrage, tant il traite de façon précise, riche, une question dont les échos contemporains restent forts et font partie autant du débat public que du débat scientifique. Il est exemplaire par sa volonté de suivre un fil tout en le ponctuant de multiples dérivations, exemplaire aussi comme usage d'un objet a priori simple pour traiter de multiples questions des sciences sociales et humaines.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alain Blum, « Paul Schor, Compter et classer. Histoire des recensements américains », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne le 15 mars 2010, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1349 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1349

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Rédacteur

Alain Blum

Institut national d'études démographiques et Ecole des hautes études en sciences sociales.

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Droits d’auteur

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