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Yves Citton, L'avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l'interpétation ?

François Granier
L'avenir des humanités
Yves Citton, L'avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l'interpétation ?, La Découverte, 2010, 204 p., EAN : 9782707160096.
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Texte intégral

  • 1 Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

1Dans son essai : « Accélération. Une critique sociale du temps », [2010] le sociologue allemand Hartmut Rosa1 tente de nous alerter. Hantés par la peur d'être dévorés par Chronos, nous remonterions jour après jour, et de plus en plus désespérément, des pentes que nous croyons vitales. Le triomphe d'horizons à court terme nous asservirait-il et nous priverait-il en outre de ressources pour appréhender les changements majeurs et construire lucidement nos avenirs ?

2Les formidables potentialités des technologies dédiées à la circulation de l'information nous sont présentées comme un eldorado. Dès 1995, les dirigeants du G7 popularisèrent la métaphore proposée par le vice-président Al Gore : les « autoroutes de l'information » qui allaient révolutionner nos sociétés. Quant aux dirigeants européens, ceux-ci décrétèrent [Lisbonne, 2000], qu'il convenait de « faire de l'UE à l'horizon 2010 la société de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Si nous validions les analyses d'H. Rosa, aurions-nous dilapidé les bénéfices d'une révolution technologique majeure ?

3Yves Citton, professeur de littérature à l'Université de Grenoble, après dix ans d'enseignement aux Etats-Unis, s'emploie d'abord à distinguer information et connaissance. Il souligne combien il serait erroné de considérer le savoir comme une somme de données segmentées. Si l'information « existe indépendamment des individus, la connaissance est attachée à eux puisqu'elle repose sur leurs capacités subjectives ». C'est toute la différence entre « l'information contenue dans une recette de cuisine et le savoir mobilisé par un cuisinier pour la réaliser ». (p. 13). Dès lors, la connaissance ne peut être assimilée à un bien marchand. En effet, quatre propriétés la distinguent :

  1. Elle est un « bien non rival ». A la différence d'un objet, je peux transférer une connaissance sans m'en priver.

  2. Elle génère des « externalités positives » qui s'avèrent extrêmement difficiles à mesurer. Comment estimer les effets d'une lecture, d'un débat d'idées... ?

  3. Elle peut circuler à un coût virtuellement nul, grâce notamment à la Toile, même si le fonctionnement de nos terminaux exige de l'énergie.

  4. Elle est devenue, à la différence de celle des biens matériels, une économie de la pléthore. La nouvelle rareté est en effet celle de la disponibilité de notre temps d'attention.

4L'éloge de l'interprétation constitue le cœur de la thèse développée par Y. Citton. L'interprétation se différencie de la simple lecture entendue comme prise d'information. Celle-ci s'engage souvent sans décision autonome, de manière réactive, par exemple face à l'irruption d'un média publicitaire ou lors d'un incident technique nécessitant le recours à une notice ... Ce mode de lecture peut être mesuré, comptabilisé... Yves Citton définit l'interprétation comme une opération ternaire. Elle implique d'abord la sélection de certains aspects du donné, elle valorise ensuite des tâtonnements entre différents circuits et enfin elle explicite des choix entre les hypothèses et la construction finale d'un sens. Pour l'auteur, un « bon déploiement de l'activité interprétative » (p. 73) implique cinq conditions.

5L'aménagement de « vacuoles protectrices », au sens où le sujet se donne les moyens de ne pas être simplement en situation de stimulus réponse, constitue un préalable. L'auteur se réfère ici à un droit humain, celui de ne pas communiquer partout et tout le temps et que Virginia Woolf revendiquait pour les femmes sous la belle expression de pouvoir disposer d'une « chambre à soi ».

6L'impératif d'inaction, recouvre l'otium cher à Sénèque, c'est-à-dire le fait de ne pas être contraint de « vaquer à son business » (p. 78). L'auteur nous invite non seulement à en reconnaitre la pertinence mais plus encore à la cultiver. Sans cette posture, nous serions selon lui, condamné à la duplication de nos actions et donc privé de toute authentique capacité d'imagination créatrice.

7Pour favoriser l'activité interprétative, Y. Citton nous invite à privilégier dans notre quête des connaissances celles faisant appel à notre « jugement réfléchissant » (p. 80). Seules celles-ci nous conduisent à dépasser la simple cognition, opération par laquelle nous classons un objet à partir de catégories qui nous sont proposées. L'interprétation au sens plein du terme nous conduirait donc à la « reconnaissance attentive » telle que définie par G. Deleuze, posture par laquelle nous questionnons les critères proposés au regard des questions que nous jugeons important de traiter.

8L'auteur nous recommande par ailleurs de préférer les « énonciations indirectes » (p. 85) aux prises de position ex-abrupto. En commentant une œuvre, le locuteur ouvre un champ de réflexion par lequel il se livre et donne à autrui la possibilité d'un échange sur des registres moins affectifs. Les débats interprétatifs tels qu'ils peuvent se dérouler dans un cinéclub nous conduiraient à centrer nos propos, non sur des vérités d'ordre général, mais sur nos compréhensions plurielles.

9Enfin, Yves Citton, se fait l'ardent propagandiste de la libre circulation de la connaissance et de l'accès à ce bien commun. Il n'est pas dupe d'une interdisciplinarité qui masque trop souvent le cloisonnement des savoirs et fait donc l'éloge d'une « indisciplinarité » (p. 94). Celle-ci serait à ses yeux la seule posture capable de nous faire approcher la complexité du réel. Interpréter un texte ou une image n'exige-t-il pas de confronter tout à la fois des « discours relevant de l'amour, de l'économie, de la politique, de l'éthique...  » ? (p. 95).

10L'homme serait donc conduit à gérer un paradoxe : revendiquer la communication et résister à celle-ci.

11Mais comment former d'authentiques sujets - citoyens capables d'assumer cette tension ?

12Une Université refondant un discours humaniste et déliée des critères d'un capitalisme cognitif qu'il considère comme particulièrement intrusif lui apparaît comme l'option à privilégier. Les recommandations de l'auteur, parfois formulées sous un mode quelque peu incantatoire, voire polémique, éclairent explicitement le sous-titre de l'ouvrage. Nous serions ainsi appelés à ne pas succomber à l'illusion mercantile de l'économie de la connaissance mais au contraire à œuvrer à l'avènement de cultures de l'interprétation : seules à même de nous faire discerner un avenir responsable et humain.

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Notes

1 Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François Granier, « Yves Citton, L'avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l'interpétation ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 octobre 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1148 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1148

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