Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2011Michel Billé, Didier Martz, Franç...

Michel Billé, Didier Martz, François Dagognet, La tyrannie du "bien vieillir"

Laure Célérier
La tyrannie du "bien vieillir"
Michel Billé (dir.), La tyrannie du "bien vieillir", Le Bord de l'eau, coll. « Clair & Net », 2010, 151 p., EAN : 9782356870773.
Haut de page

Texte intégral

1« Certes, il est pénible de vieillir, mais il est important de vieillir bien, c'est-à-dire sans emmerder les jeunes ; c'est une simple question de bonne éducation » s'était exclamé Pierre Desproges, qui mourut jeune. Aujourd'hui, la personne âgée est sommée de vieillir en masquant le « vieux » qu'elle est déjà devenue, en éludant une part de son identité en décrépitude, si angoissante pour le commun des mortels. Le vieillissement, déjà compliqué, devient sans doute encore plus difficile lorsque sa fatalité s'accompagne d'une injonction au « bien vieillir » revêtant douloureusement l'aspect d'un oxymore. C'est ce sujet que traitent Michel Billé et Didier Martz, respectivement sociologue et philosophe, dans leur ouvrage explicitement intitulé La tyrannie du "bien vieillir", paru en 2010 aux Editions du Bord de l'eau. Les auteurs exposent dans cet ouvrage les manifestations et causes de la tyrannie du bien vieillir. A nous de trouver les remèdes à ce mal contemporain.

2La tyrannie du "bien vieillir" se manifeste de diverses manières. Elle réside par exemple dans l'enfermement de ceux qui vieillissent dans des maisons spécialisées, dont on sait pourtant qu'elles réservent un traitement inégal aux personnes âgées. Cette exclusion nous permet égoïstement de mettre à distance des parents déclinants, devant la déchéance desquels l'angoisse nous saisit. L'enfermement des vieux est également accompagné de leur infantilisation, voire de leur réduction à l'état d'objet d'une médecine toujours plus envahissante. Pour les autres, les vieux en devenir, bien vieillir c'est répondre à de nouvelles sollicitations, comme soigner son corps et en modifier les contours, pour masquer à autrui les dégâts du temps. Maltraitance des « vieux » et obsession de vieillir en paraissant toujours plus jeune sont ainsi les deux faces de la médaille de cette nouvelle tyrannie. Dans nos sociétés à l'hygiénisme croissant, la transgression de cette nouvelle norme sociale devient culpabilisante, puisqu'assortie de conséquences sur ceux qui devront gérer notre vieillesse, tant financièrement qu'affectivement : trop fumer, trop manger, n'est-ce pas se refuser à bien vieillir en s'exposant à des risques ? Cette tyrannie se traduit également par le refus de parler de « vieux » au profit de l'expression de « quatrième âge », de « seniors », éructations d'un politiquement correct qui préfère occulter la réalité dans ses aspects dérangeants, nier les problèmes pour mieux refouler les angoisses. Et d'ailleurs, l'apparition d'un quatrième, voire d'un cinquième âge succédant au troisième, ne consiste-t-elle pas à rétrécir les contours de la vieillesse, à en repousser l'orée, pour renforcer notre sentiment de n'être pas déjà vieux ? Et ne révèle-t-elle pas notre incapacité à définir précisément ce qu'est la vieillesse, en raison de l'appréhension négative que nous en avons ?

3La tyrannie du "bien vieillir" est un mal spécifique à nos sociétés actuelles, caractérisées par la double injonction à la performance et au bien être individuel. Le caractère contradictoire de ce double impératif, déjà analysé par les spécialistes de la souffrance au travail, est particulièrement flagrant pour les personnes âgées, condamnées naturellement à une performance en déclin, et à une érosion du bien être liée à la dégradation physique et mentale à l'approche de la mort. Ce double impératif est à l'origine de notre incapacité à considérer les personnes âgées autrement que comme un fardeau nécessairement improductif, oisif et incapable d'autonomie. Alors que, pour certains vieux, exprimer sa vieillesse, c'est sans doute mieux se l'approprier, et plus sereinement accepter la mort, les vieux se voient enjoints de vieillir en masquant au tout venant leur décrépitude, afin de « nous » permettre de ne pas voir ce que « nous » sommes appelés à devenir, dans une société productiviste qui pardonne peu l'affaiblissement. La tyrannie du bien vieillir est également révélatrice de notre rapport pathologique au temps et à la durée, que nous rejetons, car nous ne savons plus apprécier la lenteur. Plus profondément, l'injonction au bien vieillir reflète l'incapacité des hommes à accepter l'imparfait de ces frères humains qui « n'arriv[ent] pas à être humains », pour reprendre les propos d'Albert Cohen. L'enjeu n'est-il autre que de nous faire oublier que si la vieillesse est un naufrage, pour reprendre De Gaulle, nous sommes tous sur le même bateau, comme l'avait souligné Desproges ?

4« Mourir, cela n'est rien. Mourir, la belle affaire ! Mais vieillir... Oh ! vieillir ", écrivait Jacques Brel. Si vieillir est difficile, bien vieillir l'est encore plus. Face à la tyrannie du bien vieillir, il semble urgent de réapprendre à vieillir, d'arriver à accepter que la vie n'est qu'un sursis - au lieu d'occulter cette évidence - d'apprendre à considérer que la vieillesse n'est pas seulement l'antichambre de la mort, qu'elle est aussi l'expérience de la vie. En d'autres termes, il s'agit de parvenir à nous divertir, au sens pascalien, en étant entourés de vieux nous mettant face à notre condition d'êtres mortels. Car si vivre est une tâche compliquée, ce n'est tout de même pas aux vieux de payer le prix de notre renoncement à relever le défi de l'acceptabilité de la mort. Et pour les vieux eux-mêmes, renoncer à la tyrannie du bien vieillir doit amener à redéfinir la vieillesse, non plus comme un âge de résignation, de renoncement, mais comme un âge de résistance. Sur ce point, en s'appuyant sur la réflexion de Stéphane Hessel, on peut tout de même se demander pourquoi l'indignation ne devrait pas plus largement être caractéristique des différentes périodes de la vie.

  • 1 Voir l'analyse sur ce sujet page 59

5L'ouvrage se distingue par son originalité : proposant les interventions successives des deux auteurs sur un même thème lié à cette tyrannie du bien vieillir, il est un condensé d'idées tant sociologiques que philosophiques, au sujet du vieillissement, du bien vieillir et de notre perception de la mort. La dénonciation de cette tyrannie du bien vieillir, de notre jeunisme vain, est saine et pertinente. A ce titre, l'ouvrage est intéressant et sa lecture enrichissante. Néanmoins, on aurait préféré que certaines idées soient approfondies au lieu d'être traitées de manière allusive. Il est ainsi regrettable que l'euthanasie soit reléguée, sans analyse réelle, au rang de nouvelle technique médicale destinée à épargner aux citoyens le visage d'une vieillesse devenue insupportable1. L'argumentation est ici hâtive, le jugement peu convaincant. Ensuite, l'expression du point de vue d'un psychologue, sur les questions du bien et du mal vieillir, aurait été d'un enrichissement non négligeable. L'ouvrage, n'épuisant pas l'ensemble des questions liées vieillissement et à son actuelle perception sociale, invite donc le lecteur à poursuivre son enquête, en consultant des ouvrages complémentaires sur le sujet.

Haut de page

Notes

1 Voir l'analyse sur ce sujet page 59

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Laure Célérier, « Michel Billé, Didier Martz, François Dagognet, La tyrannie du "bien vieillir" », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 janvier 2011, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1251 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1251

Haut de page

Rédacteur

Laure Célérier

Professeure agrégée de sciences économiques et sociales - Université Paris Est-Créteil - IUT de Fontainebleau.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search