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Franck Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide

Jean-Yves Moisseron
La pensée PowerPoint
Franck Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2010, 260 p., EAN : 9782707159533.
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Texte intégral

1Le livre de Franck Frommer ne doit pas être lu pour le choix d’un titre volontairement provocateur qui résume une thèse accrochante mais contestable si elle est prise au premier degré : le logiciel Powerpoint rend stupide. En effet, un premier niveau de lecture qui parcourt l’ensemble de la démonstration se résume à ceci : le logiciel Powerpoint est une arme massive de destruction de la subtilité de la pensée. Le deuxième niveau de lecture, qui nous semble plus pertinent encore est l’articulation entre la nature de l’outil technique et les modalités de la gouvernance dans la globalisation actuelle. Cette articulation complète et enrichit la première lecture univoque.

2Le premier niveau de lecture est donc une affirmation simple mais bien argumentée : Powerpoint rend stupide. L’affirmation est directement inspirée d’une déclaration du général américain James N. Mattis en avril 2010 reprise dans le New York Times. L’utilisation intensive de Powerpoint explique des erreurs d’appréciation, de stratégie dans le domaine militaire en raison de simplifications grossières et d’un « aplatissement » de la pensée. Ce qui est tout particulièrement dénoncé est l’utilisation des « puces », c’est à dire des points censés organiser et simplifier le message. Le premier écueil est la discontinuité introduite par la puce. Cela n’a pas seulement un effet « séparateur, réducteur, simplificateur ». Cela brise « l’enchaînement logique et la fluidité de l’argumentation ». Les affirmations soutenues ne tirent plus leur légitimité de la cohérence d’une démonstration nécessairement linéaire et articulée mais de leur affirmation propre. La puce est l’outil d’une affirmation performative qui utilise les ressources rhétoriques de la phrase nominale. Par exemple, « une croissance rapide » empêche la possibilité d’une discussion et donc d’une négation que pourrait ouvrir un autre énoncé : « la croissance est rapide ». L’affirmation nominale est plus péremptoire et souvent articulée avec l’emploi de verbe à l’infinitif ayant un fort pouvoir d’injonction. Autre avantage, l’énoncé dépersonnalise le document et fait disparaître le positionnement du locuteur. L’obsession de la puce est donc loin d’être neutre. A force de niveler l’importance des informations, il peut conduire à cacher ce qui est le plus essentiel. L’auteur signale à propos, l’étude d’Edward Tuffe qui souligne que les informations utiles qui pouvaient empêcher l’explosion de la navette columbia en 2003 étaient présentes dans les diapositives de présentation de la NASA. Mais précisément, ces informations étaient noyées dans la masse des informations et donc invisibles.

3Pour aller plus loin encore dans l’analyse, l’auteur insiste sur les procédés nombreux visant à séduire l’auditoire et emporter l’adhésion par l’émotion plutôt que le convaincre par la rigueur d’une démonstration. La possibilité d’articuler dans un même support, du son, de l’image, y compris des films multiplie la mobilisation de réflexes émotifs. Powerpoint mobilise notre perception visuelle stimulée, non plus par la pauvreté d’une page blanche couverte de signes mais par des effets visuels colorés et sonores. L’écran livre une donnée immédiate qui s’inscrit dans un schéma, c’est à dire dans une représentation spatiale censée livrer des conclusions partageables, en faisant l’économie d’une laborieuse démonstration prenant nécessairement du temps. L’information se donne comme une globalité qui peut être traitée en parallèle, en simultanéité plutôt qu’en séquentiel. Le graphique ouvre toutes les possibilités des manipulations pour diminuer ou accentuer des tendances, faire passer des corrélations pour des causalités. Du coup, les risques de transformer une communication en « événement » en un « show » sont bien présents d’autant qu’internet fournit en un clic photos, vidéos, exemples, voir même d’autres présentations Powerpoint où l’on pourra même copier des diapositives. Toute communication avec Powerpoint peut devenir un « spectacle total » s’inscrivant dans un certain cérémonial. Mais le temps de la composition des diapositives qui peut être assez long est pris sur celui de la réflexion. Du coup, la tentation est grande de standardiser et de rationaliser les diapositives. Même dans le monde de la recherche, il n’est pas rare de voir des diapositives d’une présentation ayant manifestement servi à une autre. Une présentation peut être une nouvelle combinatoire de diapositives constituant des fragments réutilisables. La fragmentation des puces, répond à la fragmentation des éléments du discours. Comme il s’agit moins de convaincre que d’assembler et d’articuler une nouvelle syntaxe, le pillage, le plagiat, le pré-formatage, la standardisation sont très courantes. On le comprend, l’outil technique formate le discours, réduit la qualité des démonstrations, plonge la réflexion dans l’instantanéité et le spectaculaire. Toutes les dérives sont possibles.

4Ce point de vue peut certes être défendu. Mais il faut remarquer que ce premier jeu de critiques et d’observations peut se faire pour tous les logiciels de bureautique. Les logiciels de traitement de textes ont eux-aussi considérablement évolué dans les possibilités d’enrichir les contenus graphiques. La diapositive n’a pas été inventée par Powerpoint mais était utilisée depuis plus de 70 sous la forme de transparents. La critique sur l’usage des graphiques ou les limites de la modélisation est elle aussi très ancienne. Ce qui change aujourd’hui, c’est la diffusion monopolistique de l’outil. Powerpoint est un succès planétaire, du coup, les tendances au formatage se répandent à la planète entière. Le danger n’est pas donc dans l’outil en lui-même mais dans la globalisation de son usage. Cette dernière remarque conduit à ce qui présente à nos yeux un deuxième niveau de lecture qui rend cet ouvrage tout à fait intéressant.

5La deuxième idée qui traverse tout l’ouvrage est que l’apparition de Powerpoint à l’aube des années 1990 intervient à un moment clé de l’histoire des organisations. Ce moment clé est lié à l’émergence d’une société post-tayloriste qui se caractérise par l’émergence de nouveaux modèles managériaux. Au modèle d’une entreprise pyramidale, organisant le travail sur un mode militaire entre des chefs, les managers et les ingénieurs et des exécutants se substitue des modèles plus horizontaux pariant sur la flexibilité, l’autonomie et la multicompétence des individus. C’est ce que l’auteur réunit sous le vocable : l’« entreprise projet ». Reprenant les thèses de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello dans le Nouvel esprit du capitalisme, l’« entreprise projet » modifie profondément le rapport au travail. « Il ne s’agit plus de s’inscrire dans la linéarité confortable de la carrière, mais plutôt dans la mobilité effervescente des projets ». Les salariés doivent être mobiles, autonomes, capables de rendre compte, de communiquer et d’être performants dans la communication. Ils doivent être multi-compétents et connectés, savoir utiliser les outils de la bureautique mais aussi les instruments de la communication moderne. Car l « entreprise projet » fait de la réunion une nécessité vitale. Elle est en effet la médiation complémentaire d’individus « autonomes ». Que ce soit pour rendre compte, pour convaincre, pour se mettre au diapason, pour se former, la « réunionite » devient avec l’e-mail, l’activité par excellence de l’« entreprise projet ». L’individu perd ici ce qu’il avait gagné d’autonomie. La réunion est un instrument de normalisation, d’intégration des cultures de projets, de mise en ordre de marche. Elle suit des codes spécifiques où l’enjeu pour l’individu est de montrer sa capacité à s’inscrire dans l’élaboration du discours dominant, de saisir les controverses et de se placer dans des dynamiques relationnelles. Mettre en valeur ses qualités, savoir se mettre en scène, mobiliser des qualités humaines autant que des compétences techniques est fondamentale. « Peu importe de savoir, il suffit de montrer que l’on sait ».

6L’auteur met en relation la révolution managériale et l’émergence de la « réunion » comme modalité de coordination avec les réformes de la gestion des administrations publiques. Il prend l’exemple de la « Révision générale des politiques publiques » mise en œuvre en France en juillet 2007. Le problème est insoluble, comment améliorer la qualité des services en diminuant le nombre des fonctionnaires ? Comment faire adhérer les participants et aller vite. Au delà d’un discours incantatoire sur l’efficacité, la méthode utilisée consiste à externaliser l’étude par un cabinet d’audit missionné par Bercy. Premier avantage : les décisions brutales sont prises par des « experts » extérieurs. Ceux-ci peuvent aller assez vite, car sur la base d’une enquête rapide, ils disposent déjà des questionnaires, des méthodes, des slides pré-formatés et peuvent puiser dans le stock des audits semblables déjà réalisé. L’intervention d’experts permet de contourner et désamorcer l’action collective des principaux intéressés à tous les niveaux de la hiérarchie. Le statut même du document Powerpoint le permet. A l’inverse de tout document administratif, il est anonyme, sans destinataire, signé par un logo, bref, il ne donne aucune prise à la contestation, il se veut objectif. C’est un instrument de pouvoir (power) qui se dissimule tout en se révélant.

7L’auteur reprend l’exemple spécifique de la modernisation de France Telecom. Il décortique en particulier une partie des slides qui ont été utilisés pour faire basculer France Telecom dans un nouveau modèle de management. Le but était de supprimer 16000 postes entre 2006 et 2008. Les documents conçus par un cabinet de consultants allaient jusqu’à styliser les comportements de résistance et à modéliser le processus d’acceptation et de deuil, symbolisé par un schéma en forme de corde…pour se pendre. « Contrairement à son usage « commercial » et spectaculaire, Powerpoint « desaffective », irréalise et met à distance. Du même coup, il permet de poursuivre la dissémination de la « pensée unique » avec ses valeurs de simplicité, rapidité, performance, etc. tout en déresponsabilisant ses propagateurs, et en continuant à séduire des victimes hypnotisées par la beauté des chiffres et des courbes »

8L’ouvrage de Frank Frommer est bien documenté et construit à partir d’une consultation assez large de la littérature traitant de Powerpoint. On doit se réjouir qu’un journaliste fasse une enquête aussi fouillée. Le reproche que l’on peut lui faire est peut-être de délaisser tout un pan de la sociologie et l’anthropologie des connaissances. Les références théoriques sont surtout relatives à la communication et aux sciences du management. D’autres champs théoriques, notamment la sociologie de la traduction ou encore l’Actor-Network Theory auraient pu apporter des concepts théoriques particulièrement adaptés. On pourrait par exemple montrer à quel point Powerpoint est un instrument de représentation et d’occultation des controverses. Le choix et la validation de l’outil technique, le logiciel Powerpoint dans ces différentes phases (ce qui marche, ce qui ne marche pas) serait un indicateur des relations entre l’outil et les évolutions de la société. Mais en réalité, il faudrait dépasser cette opposition entre outils d’une part et utilisation politique d’autre part, mais bien voir que l’objet lui-même a un contenu politique et définit dans sa configuration même un « script » au sens où l’entend Madeleine Akrich, c’est à dire une certaine répartition du monde physique et social, une attribution de rôles à certains types d’acteurs et tout en excluant certains et comment enfin, le logiciel formate les modes de relations entre ces acteurs. Cette critique est finalement une invitation à organiser une réflexion à partir des travaux de l’auteur et pourquoi pas, la proposition d’un programme de recherche.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Yves Moisseron, « Franck Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 février 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1271 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1271

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Rédacteur

Jean-Yves Moisseron

Chargé de Recherche IRD, HDR, Responsable de l'axe: "Gouvernance, Norme, savoir", UMR n° 201 "Développement et sociétés"

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Droits d’auteur

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