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Béatrice Hibou, Anatomie politique de la domination

Lilian Mathieu
Anatomie politique de la domination
Béatrice Hibou, Anatomie politique de la domination, La Découverte, coll. « Sciences Humaines », 2011, 298 p., EAN : 9782707167668.
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Texte intégral

1S’il rejoint à bien des égards la question de la servitude volontaire, ce n’est pas du côté d’Etienne de La Boétie qu’il faut rechercher les principales sources d’inspiration de cet ouvrage, mais plutôt de Max Weber, Michel Foucault ou encore Paul Veyne, amplement sollicités au fil des pages. Son propos, en effet, n’est pas philosophique mais bien sociologique, et l’enjeu n’est pas pour l’auteure « de chercher le pourquoi de la domination, mais de tenter de comprendre comment elle s’exerce » (p. 220). Béatrice Hibou mobilise pour cela une abondante documentation sur des contextes autoritaires géographiquement et historiquement divers : Allemagne nazie, Italie fasciste, Union soviétique, RDA, Portugal de Salazar, mais aussi Côte d’Ivoire d’Houphoüet Boigny puis de Gbagbo, Maroc d’Hassan II et de Mohamed VI, ou Tunisie de Ben Ali (à laquelle l’auteure a par le passé consacré d’importants travaux). Son ambition n’est pas de proposer une théorie générale de la domination politique valable pour l’ensemble des régimes autoritaires mais, en recourant à une démarche comparative maîtrisée, d’identifier les principaux mécanismes qui en assurent la pérennité.

2Ces mécanismes sont prioritairement étudiés dans leur dimension économique, et plus que d’une anatomie politique, c’est d’une économie politique de la domination qu’il est question dans l’ouvrage. L’apport de cette démarche est double. Il permet d’une part de ne pas faire reposer la pérennité des régimes autoritaires sur les seules menace et coercition à l’encontre de leur population. Il ne s’agit bien évidemment pas de nier que la peur de la répression constitue un de leurs principaux instruments de gouvernement, mais de pointer que celle-ci n’est pas la seule et que la docilité quotidienne obéit également à d’autres logiques. Centrer l’attention sur l’économie permet d’autre part de ne pas la concevoir comme une sphère totalement à part, nettement différenciée de celle du politique. Au contraire, l’enjeu est de montrer comment « les dispositifs économiques les plus banals et le fonctionnement économique quotidien participent simultanément des mécanismes de la domination » (p. 14-15). Cette attention portée au quotidien, ce souci du détail dans l’analyse des rapports de pouvoir, constituent la principale originalité de la démarche, à mille lieues des discours surplombants et unilatéraux sur l’aliénation des masses ou la toute-puissance coercitive.

  • 1 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006

3La première partie de l’ouvrage rompt d’emblée avec la tentation d’appréhender le pouvoir « d’en haut ». Envisager, dans une veine foucaldienne, le pouvoir non comme une propriété mais comme une relation impose à l’inverse de s’attacher aux transactions équivoques qui unissent gouvernants et gouvernés. Car pour arbitraire et coercitif qu’il soit, un régime autoritaire n’en vise pas moins à une forme de légitimation et se doit d’apparaître malgré tout souhaitable ou préférable à ceux qu’il se soumet. Il lui faut pour cela répondre à certaines de leurs attentes : celles de vivre « normalement », à l’abri du besoin et de l’insécurité, dans un confort relatif mais avec l’assurance d’une forme de protection. D’où l’importance que prend le clientélisme dans de tels contextes : celui-ci assure l’accès à des ressources matérielles (autorisations commerciales, permis de construire, postes administratifs, prébendes lucratives…) en échange d’une allégeance politique, sans pour autant exiger une véritable adhésion aux valeurs et à l’idéologie du régime. Dans cette optique (qui est notamment celle de la « politique du ventre » étudiée par Jean-François Bayart1), la légitimité du dirigeant se mesure non à son onction démocratique mais à sa puissance économique, gage de sa capacité à redistribuer biens et services à sa clientèle.

4L’ouvrage le démontre : l’exercice du pouvoir autoritaire n’est pas seulement affaire d’obéissance et d’interdit, mais il repose aussi sur une capacité à produire du bien-être et de la sécurité — ou plus exactement à le faire croire. En témoigne l’effort consacré à attester d’une amélioration des conditions d’existence, et par conséquent le soin apporté à la production de statistiques économiques satisfaisantes. Mais en témoigne aussi le jeu sur des craintes parfois subtilement distillées et entretenues — comme le montre l’instrumentalisation de la menace islamiste par le régime de Ben Ali — auxquelles viennent répondre des politiques publiques protectrices. Le « désir d’Etat » de populations inquiètes trouve ainsi une réponse dans la « sollicitude omniprésente » du pouvoir dont les programmes « expriment une volonté d’apaiser les relations sociales, d’obtenir une sécurité dans l’ordre sociétal et, simultanément, témoignent d’une volonté de contrôle et de surveillance » (p. 89). Empêcher le débat démocratique peut dès lors se présenter sous les atours de la pacification, comme une manière d’éloigner la perspective menaçante du conflit interne.

5Anatomie politique de la domination ne se limite pas à un examen des multiples formes et instruments (idéologiques, technocratiques et juridiques, notamment) de la légitimation des régimes autoritaires. La seconde partie du livre va plus loin en posant la question de l’intentionnalité, à la source des recherches de responsabilité et des imputations de culpabilité. Contre les lectures courantes, mais naïves et simplistes, qui expliquent la persistance de la domination par la toute-puissance de la volonté des dirigeants, Béatrice Hibou enrichit l’analyse en intégrant les complications inhérentes aux rapports d’interdépendance qui trament toute vie sociale. L’exercice concret de la domination politique est soumis aux aléas des effets de composition entre logiques sociales hétérogènes, et il est le plus souvent vain de rechercher « la » décision au principe de telle ou telle mesure. L’auteure en livre plusieurs exemples, de la participation des industriels allemands à l’économie politique nazie (beaucoup plus chaotique que ce qu’en dit une certaine historiographie) aux instrumentalisations croisées entre les entrepreneurs tunisiens et le régime de Ben Ali. De sorte que « la domination ne peut être analysée comme un exercice maîtrisé du pouvoir, de stratégies ou de certaines décisions, mais comme un processus tout à la fois incertain, inachevé et partiel d’actions multiples et de compréhensions diverses et concomitantes de la réalité » (p. 170).

6En restituant aux rapports de domination toute leur complexité et, surtout, leur ambiguïté, Béatrice Hibou invite à rompre avec certaines tentations paresseuses de l’analyse politique. Avec celle qui attribue la pérennité des régimes autoritaires à la seule libido dominandi des gouvernants, on l’a vu, mais aussi avec l’exaltation quelque peu enchantée des « arts de la résistance » des dominés, prompte à conférer une portée politique à des comportements dans la réalité beaucoup plus équivoques. Que la domination s’exerce avec la participation active des dominés est un constat ancien de la sociologie, qu’il est toujours bon de rappeler mais aussi d’étudier dans ses modalités concrètes d’accomplissement. Anatomie politique de la domination offre pour ce faire des pistes d’analyse particulièrement stimulantes.

7Il reste cependant, au terme de la lecture, un questionnement que l’actualité récente ne peut manquer de faire surgir. Ecrit alors que Ben Ali dirigeait encore la Tunisie, l’ouvrage ne traite bien évidemment pas de la chute de son régime. Si la question des conditions de l’effondrement des régimes autoritaires se situe en dehors du domaine d’investigation du livre, celui-ci n’en fournit pas moins des outils précieux pour comprendre comment la crise des transactions entre gouvernés et gouvernants peut déboucher sur une rupture généralisée des allégeances, sur le modèle de ce qu’ont récemment connu la Tunisie et l’Egypte.

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Notes

1 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lilian Mathieu, « Béatrice Hibou, Anatomie politique de la domination », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/5228 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.5228

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