Harold Garfinkel est mort
Par Jean-Louis Fabiani
Harold Garfinkel, sociologue et fondateur d’une des orientations les plus originales de la discipline, l’ethnométhodologie, souvent raccourcie en EM, est mort hier 21 avril. Il était âgé de 93 ans. Né en 1917 à Newark, dans le New Jersey, il avait côtoyé, lors de ses études à Harvard, Talcott Parsons, père du structuro-fonctionnalisme américain, avant de contribuer, à travers le recours à la phénoménologie, à saper les fondements de la sociologie dominante et à proposer une forme radicale d’enquête empirique. Son livre principal, Studies in Ethnomethodology, publié pour la première fois en 1967, est un recueil d’articles dont la plupart sont devenus légendaires. Développée en Californie du Sud à la fin des années 1960, l’ethnométhodologie a toujours gardé un parfum de contre culture. Garfinkel, professeur à UCLA, aimait bien déconcerter ses disciples et préférait souvent le ronéoté à la publication à fort facteur d’impact. Au cours des vingt dernières années de sa vie, Garfinkel s’est éloigné de ce mode de fonctionnement quasi clandestin, particulièrement grâce au travail d’édition et de commentaire d’Ann Rawls. On a pu prendre la mesure de la relation qu’il n’avait cessé d’entretenir avec la formulation la plus classique de l’entreprise sociologique, celle d’Emile Durkheim et secondairement, de Max Weber. Prise au sens strict, l’ethnométhodologie est caractérisée par l’attention qu’elle porte aux opérations cognitives et évaluatives des agents sociaux (les « members ») lorsqu’ils sont confrontés à des situations d’incertitude dans lesquelles ils doivent mettre en œuvre des procédures de production du sens et des schèmes d’action. Marqué par des lectures phénoménologiques, particulièrement les travaux d’Alfred Schütz, d’Aaron Gurwitsch et aussi de Maurice Merleau-Ponty, qu’il affirmait avoir délibérément mal lu (« misred »), Garfinkel a profondément renouvelé la posture du sociologue. Qui se réfère aujourd’hui à la notion bien galvaudée de « réflexivité » en sachant qu’elle est le cœur de la méthodologie de Garfinkel ? L’ordre social n’est pas, comme chez Parsons, le produit mécanique de la conformité aux normes, mais l’effet de la réflexivité des agents fondée sur l’interprétation d’indices verbaux et non verbaux et sur l’anticipation des actions et des interprétations des autres membres. La notion de compte rendu et celle d’indexicalité ont sans doute gagné moins de popularité, mais elles sont centrales dans l’ethnométhodologie. Le compte rendu (account) permet de redéfinir l’interaction comme échange de comptes rendus et de comptes rendus de comptes rendus. Indexicality renvoie à la dimension contextuelle de toute action située. Il n’est pas étonnant de ce fait que l’ethnométhodologie ait pris comme objet privilégié la conversation, au point de lui consacrer une discipline spécialisée, conversation analysis ou CA.
Garfinkel n’a cessé de se référer à ce qu’il appelait « l’aphorisme de Durkheim », c’est-à-dire la reconnaissance de l’objectivité des faits sociaux au sein d’une « société éternelle » (Durkheim’s eternal society). Il est piquant de constater que deux esprits aussi brillants, quoique très dissemblables, que ceux de Pierre Bourdieu et de Bruno Latour se soient largement mépris sur cette œuvre, le premier y voyant, on ne sait trop pourquoi, un subjectivisme radical, le second l’assimilant, pour des raisons plus idéologiques qu’épistémologiques, au monde papillonnant et fugace de Tarde.
Pour en savoir plus
Ce billet de Jean-Louis Fabiani a été initialement publié dans son blog sur Mediapart, à l’adresse suivante : http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-louis-fabiani/220411/harold-garfinkel-est-mort. Il es reproduit dans Liens Socio avec son aimable autorisation.