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20 minutes de bonheur

Un documentaire d’Isabelle Friedman et Oren Nataf (France, 2008, 1h40)

publié le mercredi 24 septembre 2008

Sujets : Culture

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Par Igor Martinache

Qu’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas d’une apologie des journaux gratuits. S’il est question de médias ici, c’est le plus captivant d’entre eux qui nous occupe ici : la télévision. Mais si la sociologie s’est depuis plusieurs décennies penché sur la question de la réception des œuvres, les conditions de production restent encore relativement mal connues. C’est en cela que « Vingt minutes de bonheur » constitue un document aussi rare que précieux. Pendant quatre mois, Isabelle Friedman et Oren Nataf ont suivi une équipe de production de la société Loribel, dont le produit-phare n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’ « Y a que la vérité qui compte » - émission diffusée entre 2002 et 2006 par TF1 et présentée par l’inénarrable duo Laurent Bataille et Pascal Fontaine [1], symbole du phénomène étiqueté comme « télé-réalité » dans la version gentille, « télé-poubelle » pour les plus acerbes.

Le concept est simple (à énoncer, mais pas forcément à mettre en œuvre...) : une personne contacte la société Loribel car elle souhaite rétablir un lien rompu avec quelqu’un de son entourage pour diverses raisons (rupture amoureuse, amicale, familiale,...). Les employés de Loribel s’efforcent alors de retrouver la personne en question et, sous l’œil de la caméra, l’invitent au prochain tournage sans leur dire qui souhaite les revoir. Sur le plateau, celle-ci est alors censée découvrir celui ou celle qui souhaite la revoir, par écran interposé, et doit après l’avoir écouté-e, décider d’ouvrir ou non le rideau qui les sépare. S’ensuit une séquence très émouvante dans les deux cas qu’il est inutile de décrire. Tout cela en vingt minutes environ, d’où le titre du documentaire [2]...

La caméra d’Isabelle Friedman et Oren Nataf a donc accompagné la préparation de cette émission, permettant de passer derrière le rideau - si l’on ose dire- de cette émission emblématique. Le téléspectateur pénètre ainsi les « coulisses » d’un tel programme, pour reprendre une métaphore de la vie sociale chère à Erving Goffman [3] et de la présentation que ses artisans veulent donner de lui. Un fait assez rare pour être souligné, puisqu’une fois n’est pas coutume, ce « making of » n’est pas le fait de l’équipe de tournage.

Premier enseignement : on aurait tort de se fier à l’image que « Les Guignols de l’info » donnent du tandem Bataille et Fontaine puisque, loin d’être des parangons de cerveaux disponibles [4], ceux-ci se révèlent ici de redoutables patrons [5]. Fins analystes des statistiques d’audience, ils n’hésitent pas à pousser leur gueulante et à donner leur avis sur tout entre deux départs de vacances [6]. C’est que les petites mains sont nombreuses à s’atteler au recrutement d’ « invités » qui permettront de remplir les émissions vendues à la première chaîne. Celles-ci passent un temps important au téléphone, n’hésitant pas à se faire passer pour les télécoms ou pour une vieille amie des personnes recherchées afin d’obtenir leurs coordonnées [7]. On ne sait pas très bien quel est le statut de ces jeunes -filles en majorité [8]-, si ce n’est un petit stagiaire qui remercierait presque ses employeurs de lui octroyer un tiers de SMIC [9]...
.
C’est que Bataille et Fontaine savent y faire pour motiver leurs troupes, usant d’un savant mélange de savons pas trop humiliants et de petites attentions, comme offrir une bouteille de parfum à un « collaborateur » pour son mariage. Le même traitement est d’ailleurs appliqué aux invités pour les convaincre de participer à l’émission, et surtout de signer (sitôt le tournage achevé) l’autorisation de diffusion. Serge, le « rédacteur en chef », personnage peut-être le plus intéressant de cette petite troupe, sait ainsi déployer des trésors de psychologie pour convaincre ses cibles (« c’est très courageux de venir à la télé », « c’est une victoire personnelle »,...). A se demander s’il n’est pas sincère dans ses discours qui font de l’exposition télévisuelle une super-psychothérapie [10].

Plus qu’un cynisme décomplexé, il semble bien que les responsables de cette émission soient surtout animés par de nombreuses contradictions. Exploitant le filon presque inépuisable que constituent les mutations actuelles de l’institution familiale [11], ceux-ci paraissent réellement convaincus de servir l’intérêt général, confondant celui-ci avec l’intérêt que leur accordent les téléspectateurs et que mesurent - évidemment- les résultats d’audimat. En constatant ainsi un mauvais score après une diffusion qui confirme le savon passé l’avant-veille à son équipe lâche un révélateur : « j’aime quand l’audimat suit, ça me donne une légitimité populaire » - voilà une source de légitimité à laquelle Max Weber n’avait pas songé [12] ! Dit en termes bourdieusiens [13] , les agents semblent ainsi pris dans l’illusio du champ -médiatique- dans lequel ils gravitent, au point de presque en oublier que l’audimat est surtout synonyme de recettes publicitaires pour eux. D’autres objectifs que l’appât du gain semblent ainsi les animer, comme celui de « se faire plaisir » [14] en faisant plaisir aux spectateurs - auxquels soit dit en passant ils s’identifient (« des gens comme vous et moi ») autant qu’ils pensent que ceux-ci s’identifient à leurs invités. C’est d’ailleurs au nom de cette identification ambiguë qu’ils justifient quelques choix peu « politiquement corrects », comme l’éviction d’une jeune fille jugée trop moche à l’écran, ou le rejet de reconquêtes amoureuses homosexuelles (« les homos, on les aime quand ils font rire... », « ces gars-là ils ont l’âge des fils qui nous regardent, on va les faire flipper... »).

C’est en tous cas une belle démonstration de l’entreprise plus générale de psychologisation des rapports sociaux, une tendance contemporaine forte bien illustrée par les travaux d’Alain Ehrenberg [15] ou d’autres [16]. Les chômeurs ou précaires y sont ainsi rarement évoqués, sinon comme repoussoirs [17]. La seule fragilité tolérée (et encore) est d’ordre psychologique.

Le documentaire est également émaillé de pensées profondes -et surtout drôlatiques- du tandem d’animateurs-producteurs. Pascal Bataille confesse-t-il ainsi ne pas vouloir réaliser les émissions qu’il aime regarder par goût du défi, car explique-t-il sans rire, il est « plus facile de faire « Vol de nuit » [défunte émission littéraire de TF1 présentée par PPDA] que de réunir 3 millions de téléspectateurs avec « la méthode Cauet » ou « Y a que la vérité qui compte » ». Quand à Laurent Fontaine, il s’insurge à un moment contre les accusations de faire de la « télévision poubelle » et feint de ne pas voir qu’un même sujet peut être traité très différemment : « quand tu fais l’inceste sur TF1 c’est trash, alors que l’inceste sur France 2, ça devient un magazine de société, et sur Arte, c’est une Thema ». Une remarque qui apporte une belle défense à un service public de l’audiovisuel aujourd’hui largement menacé par la suppression prochaine de la publicité.

Cela fait quelques décennies maintenant que les études de réception ont battu en brèche la thèse de la « seringue hypodermique », selon laquelle la propagande -télévisée notamment- s’instillerait directement dans le cerveau des auditeurs-spectateurs du message [18]. On rappellera au passage l’ étude pionnière de Richard Hoggart [19] et son concept d’« attention oblique ». Des recherches plus récentes comme celles de David Morley [20], Ien Ang [21] ou Dominique Pasquier [22] pour ne citer que ceux-là ont bien montré la diversité des réceptions face à un même message donné en fonction des propriétés du téléspectateur. On a donc ici à un matériau assimilable à leur pendant, que l’on pourrait qualifier d’« étude d’émission ». On peut en effet voir en mouvements les multiples logiques contradictoires qui animent les artisans d’un tel programme.

Que ce soit pour rire ou réfléchir, courez vraiment voir « Vingt minutes de bonheur ». A l’affiche de trop peu de salles, il ne devrait pas y rester longtemps [23]. Espérons qu’une sortie en dvd suivra prochainement, car une chose est sûre, ce n’est pas TF1 qui devrait le diffuser !

NOTES

[1Aujourd’hui à la tête de l’émission « Utiles » sur LCI

[2Qui devait initialement s’intituler « Ne faites pas de télévision »

[3La mise en scène de la vie quotidienne, t.1 : La Présentation de soi, éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun »,1973 (1ère édition : 1959)

[4Allusion à la fameuse formule de l’ancien PDG de TF1, Patrick Le Lay, qui dans un ouvrage collectif (Les dirigeants face au changement, éditions du Huitième jour, 2004) définissait son métier comme ceci : Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ”business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (...).
Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (...)

[5Non dépourvus de capital culturel d’ailleurs : Pascal Bataille a ainsi été admissible à l’ENS après une classe préparatoire littéraire suivie au prestigieux lycée parisien Henri IV

[6Le documentaire nous les montre du moins à plusieurs reprises revenant de vacances

[7Ce qui n’est pas sans contraster avec le titre de l’émission

[8Et dont le critère esthétique n’a pas du être négligé lors du recrutement...

[9Or on sait que malgré de juteux bénéfices, les sociétés de production télévisuelle cultivent la précarité de l’emploi. Un phénomène dont la condamnation de Jean-Luc Delarue est emblématique -cf « Les sociétés de production n’ont pas la fibre sociale », Stratégies, n°1416, 1er juin 2006, p.42 disponible en ligne ici

[10Ce dont on peut franchement douter...

[11Cf François de Singly, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Armand Colin, coll. »128 », 2004 [1993]

[12Le savant et le politique, Paris, Union générale d’éditions, 1963 [1919]

[13Cf par exemple, Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés des champs » (1976), repris dans Questions de sociologie, Minuit, 1984

[14Ce que Laurent Fontaine déclare à un moment mais que semble confirmer son cri du cœur à un autre moment : « j’en peux plus des reconquêtes » en commentant les sujets proposés

[15La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998

[16Cf notamment sur la question particulière -mais centrale- des relations au travail, l’ouvrage collectif Le monde du travail dirigé par Jacques Kergoat, Josiane Boutet, Henri Jacot et Danièle Linhart, Paris, La Découverte, 1998

[17A propos du père d’une invitée qui pourrait être chez lui pendant la journée, Laurent Fontaine s’exclame l’air dégoûté, « il est peut-être chômeur »

[18Pour une synthèse sur ces études, cf par exemple Jean-Pierre Esquenazi, Sociologie des publics, Paris, La Découverte, 2003 ou sur la télévision plus particulièrement, Brigitte Le Grignou, Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, Paris, Economica, 2003

[19La culture du pauvre, Paris, Minuit, [1957]

[20The « Nationwide » Audience, London, British Film Institute, 1980

[21Watching Dallas : Soap Opera and the Melodramatic Imagination, Methuen, 1985 - sur la diversité des réceptions du feuilleton Dallas

[22La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1999 sur la réception de la sitcom « Hélène et les garçons »

[23Mais a bien failli ne pas sortir du tout devant les protestations des deux principaux protagonistes

Note de la rédaction

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