Par Alain Faure [1]
Ce film repose en bonne partie sur une vision mythique de l’histoire de la banlieue et de l’histoire de Paris.
D’abord, il est faux de dire que Paris "dès les années 1840" devient une ville exclusivement bourgeoise. La capitale est aussi une grande ville ouvrière et industrielle jusque dans les années 1950. N’importe quel Parisien ou Parisienne âgé et né dans un arrondissement à deux chiffres - sauf le 16 et le 17e, et encore ! - vous dira que son enfance a baigné dans les fumées et les odeurs industrielles. Certes, la banlieue eut plus que son lot d’établissements "classés" (c’est-à-dire réglementés en raison de leurs nuisances), mais certains quartiers de Paris n’avaient rien à lui envier. Mieux valait vivre à Romainville ou Dugny qu’à La Villette ou dans le 13e !
Autrement dit, il est faux de dire que l’industrie moderne ait été parquée, comme le film le prétend, dans les communes du futur 93. Aucune réglementation n’autorisait les préfectures ou les mairies à décréter que dans telle zone seraient les industries et dans telle autre les habitations. Bien mieux : le fameux texte de 1810, qui crée les établissements classés, est un texte protecteur de l’industrie vis-à-vis du voisinage, et non le contraire. Pour les autorités de l’époque, industrie égale progrès, et il ne convient pas de la gêner. Et en effet l’industrie était partout : non seulement à Paris et - nous en sommes bien d’accord - à Saint-Denis, Aubervilliers, Pantin ou Saint-Ouen -, mais encore dans l’ouest de la banlieue : Billancourt, Suresnes, Puteaux, Levallois ont été des communes industrielles, tout autant que leurs grandes sœurs du nord-est. C’est bien une des raisons pour lesquelles cette idée des vents dominants qui expliqueraient une prétendue concentration des industries à l’est ayant pour but d’épargner la fumée aux contrées de l’ouest, est une idée sans fondement : pourquoi avoir cherché à préserver une zone d’un fléau qu’elle subissait déjà ?
Enfin, il est faux de supposer que la misère ouvrière et l’exploitation des migrants aient été l’apanage de ces seuls lieux. Les Bretons ? Dieu sait s’ils étaient nombreux à Saint-Denis, et vivant dans de très pénibles conditions à leur arrivée, mais ils se pressaient aussi en foule dans le 15e, se brûlant la peau à l’usine à gaz, ou dans le 17e, trimant dur à la gare des Batignolles. Et les domestiques, ces demi esclaves des ménages parisiens ? Il est aussi extrêmement regrettable que le film n’accorde aucune place à l’existence, dans le futur 93, d’une banlieue populaire et heureuse, celle des promenades (la forêt de Bondy par exemple fut longtemps un Eldorado du dimanche, comme la Marne), et surtout celle des lotissements. Avoir une maison à soi, fuir Paris, mais ce fut le rêve de milliers et de milliers d’employés et d’ouvriers pour qui cette banlieue encore verte apparut longtemps comme infiniment désirable.
La façon dont le film traite d’importants épisodes historiques comme l’apparition des grands ensembles ou la naissance du département correspond peu, voire pas du tout, à ce qu’on peut lire dans les travaux historiques récents. Pourtant Mme Benguigui a longuement interviewé des spécialistes de ces questions, Annie Fourcaut et Emmanuel Bellanger. Pourquoi ne les entend-on pas ? Est-ce parce qu’ils n’auraient pas tenu les propos que la réalisatrice attendait ? Voilà le vice fondamental de ce film : quand il ne l’invente pas, tout simplement, il ne veut retenir du passé que le plus noir, pour faire, à toute force, de ce département une sorte de région martyre depuis deux siècles.
L’action politique dans le 93, aujourd’hui, a sans doute ses urgences et ses nécessités, mais il est inacceptable que son histoire soit ainsi tordue pour s’en faire une arme supplémentaire.
Université de Paris X-Nanterre