Par Bruno Michon [1]
Le 219e numéro de Sciences Humaines propose un dossier intitulé « A quoi pensent les enfants ? ». Avant d’aborder les articles s’inscrivant dans cette problématique. nous pouvons signaler deux contributions renouvelant la question de « la modernité asiatique » et se faisant l’écho de récentes recherches en ce domaine. Le journaliste Xavier de La Vega résume le débat opposant les historiens américains Kenneth Pomeranz et Robert Brenner. Le premier affirme que la supériorité de l’occident sur la Chine est relativement tardive (19e siècle) et largement due au hasard, le second affirme au contraire l’importance du système libéral, dont on trouve très tôt les prémisses en Angleterre, dans l’apparition de cette modernité économique. Le débat se résume finalement à une divergence sur la définition du concept de « développement ». Quels que soient les avis, il semble bien qu’il existe une spécificité du développement économique asiatique en ce que l’on cherchait avant tout à augmenter la productivité de la terre, là où les Européens cherchaient principalement l’augmentation de la productivité du travail. Le sinologue François Gipouloux vient compléter utilement ce premier article par un entretien dans lequel il trace une comparaison originale entre la méditerranée de Fernand Braudel et l’Asie maritime.
Le dossier principal de la revue fait le point sur les recherches récentes quant à la pensée de l’enfant. Les innovations techniques ont en effet permis un renouvellement de la question et une remise en cause d’un certain nombre « d’idées reçues » sur l’enfance. Ces idées reçues font l’objet du premier article du dossier. Ainsi, à l’encontre des théories piagétienne sur l’impossibilité pour le nourrisson d’appréhender « la permanence des objets », les dernières découvertes montrent le contraire. Dès 6 mois, l’enfant est capable de pensées abstraites et peut s’étonner d’un objet défiant les lois de la physique (une balle roulant sans avoir reçu d’impulsion par exemple). De même, le thème de la perversité enfantine est contredit par des études prouvant l’existence d’« émotions morales fondamentales universelles et non acquises par l’éducation » (p. 43). Dans un deuxième temps, les auteurs du dossier proposent un utile « point de repère » dans lequel ils listent les nouvelles approches et méthodes qui font de l’enfant et du nourrisson un être rationnel. La théorie de l’habituation fait par exemple du nourrisson un physicien naïf. La théorie de l’esprit insiste sur la précocité de ce qu’Alfed Schütz nomme les « perspectives réciproques, c’est-à-dire la capacité à comprendre l’intention de l’autre. Un interview d’Alison Gopnik, professeure de psychologie cognitive, permet au lecteur de comprendre la spécificité de l’enfance sur l’âge adulte. Il s’agit, dit-elle, de deux formes distinctes d’Homo sapiens, que différencie entre autres la constitution du cerveau.
L’article de Marina d’Amato sur les nouveaux personnages peuplant l’imaginaire enfantin est relativement décevant. L’auteur cherche à décrire les phénomènes sociaux à l’œuvre dans les jeux vidéos, dessins animés, mais ne convainc guère. En parlant « d’imaginaire de l’instabilité et de l’ambiguïté sexuelle » (p. 48), il semble qu’elle sélectionne une minorité de production médiatique, laissant de côté la majorité des productions proposant une division stéréotypée du genre -la femme, soit-elle guerrière, reste par exemple émotive et fragile- et une représentation d’un monde généralement bipolaire, suivant la morphologie classique du conte déjà étudiée par Propp. On suit ainsi difficilement l’auteur lorsqu’elle affirme qu’un jeu vidéo de simulation de football tel Pro Evolution Soccer développe un imaginaire centré sur la « transformation continuelle de l’individu » (p. 49). De même en traitant des séries South Park et Griffin Happy Tree Friends dans un article sur l’enfance, l’auteur néglige le public majoritairement plus âgé de ce type de série effectivement violente.
L’article de Nicolas Journet change d’approche et s’intéresse à la question de « la culture enfantine ». L‘auteur propose ainsi une histoire des recherches sur cette culture, en commençant par les folkloristes du 19ième siècle jusqu’aux ethnologues actuels. Il rappelle avec Lena Alanen que l’enfance est une « condition » qui comme toute condition engendre une culture particulière. Il traite ainsi des recherches nord-américaines sur les cooties (le mot évoque les poux ou les morpions), qui sont une forme imaginaire de ‘souillure’ qui atteint certains enfants alors rejetés du groupe. L’auteur conclu son article en affirmant « la culture n’est pas un acquis qui se transmet de père en fils, mais une croyance aisément partagée parce que facile à assimiler et utile à un moment où les enfants commencent à développer une sociabilité propre » (p. 53).
Pour conclure ce dossier Hugo Lagercrantz, professeur en néonatalogie, compose une contribution traitant de manière pédagogique des recherches récentes sur la formation du cerveau. À partir de la problématique nature et culture, il montre le rôle de l’environnement social dans la formation du cerveau. C’est ce que les neuroscientifiques nomment l’épigenèse. Le cerveau serait donc coproduit à la fois par la nature et la culture.
Pour conclure, le dossier propose une approche cohérente des avancées dans la connaissance de la cognition du nourrisson et de l’enfant. On peut regretter certains partis pris fonctionnalistes implicites, comme dans les recherches interrogeant la fonction de l’imaginaire enfantin dans l’apprentissage. On peut de même s’interroger sur le peu de recul théorique face aux affirmations innéistes postulées par les cognitivistes. Ainsi, en affirmant l’innéité des « émotions sociales fondamentales » (p. 43), les auteurs du dossier n’interrogent pas les questions philosophiques qu’elle engendre. Quoi qu’il en soit, on ne peut que se féliciter qu’une revue telle que Sciences Humaines propose une synthèse aussi riche sur les nouvelles recherches interdisciplinaires sur l’enfance