Par Igor Martinache [1]
Comme diraient nos confrères psychanalystes, les lapsus sont souvent révélateurs de nos impensés. Celui qu’a commis l’éditeur du présent ouvrage ne semble pas déroger à la lettre : en en-tête de chaque page de gauche, à la place du titre de l’ouvrage, il a en effet inscrit « à vos marques, prêts...partez ! ». Comme s’il voulait prévenir les chercheurs insuffisamment performants du sort qui les attend... L’ouvrage d’Isabelle Bruno [2] traite en effet de la mise en œuvre de l’Espace Européen de la Recherche (EER)- une libre circulation des chercheurs [3] dans le cadre de la stratégie de Lisbonne. Peu connue du grand public, celle-ci concerne pourtant l’ensemble des citoyens de l’Union. Il s’agit en effet de l’axe principal de la politique communautaire pour la décennie 2000-2010, décidée au Conseil européen [4] qui s’est tenu les 23 et 24 mars dans la capitale portugaise. Il s’agit, selon le 5ème paragraphe de ses conclusions, de faire de l’Union Européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». L’essentiel repose cependant, selon l’auteure, non dans cet objectif relativement flou - sinon absurde d’un point de vue économique [5] ]]-, mais dans la méthode choisie pour le mettre en oeuvre, à savoir le benchmarking. Tel est en effet l’objet principal de ses recherches, ou plus exactement l’importation de ce concept managerial dans la sphère de l’action publique. Le benchmarking, ou « parangonnage » comme l’appellent nos cousins québecois, est en effet un concept forgé initialement dans le monde de l’entreprise par Robert Camp, initialement chef de projet chez Rank Xerox [6], qui l’a mise en œuvre au sein de cette entreprise - selon la légende pour contrer la concurrence des firmes japonaises et de leur organisation toyotiste [7] avant de la théoriser [8]. Celle-ci consiste à comparer les performances de différents agents par rapport à un certain nombre d’indicateurs préalablement sélectionnés, selon le slogan : « qui veut s’améliorer doit se mesurer, qui veut être le meilleur doit se comparer ». Rien de révolutionnaire a priori - le benchmarking est déjà partout serait-on tenté de dire, à commencer... par l’école !- mais aussi dans les palmarès des lycées, hôpitaux, etc., qui fleurissent dans la presse magazine - et surtout, rien de plus neutre, politiquement s’entend. Car par cette mise en compétition des états européens, et les pratiques qui l’accompagnent - les palmarès (league tables) quasi-quotidiens destinés à exercer une « pression par les pairs » (peer pressure) via la célébration des meilleurs et la dénonciation des lanternes rouges (le fameux triptyque « naming, faming, shaming »). Or, les indicateurs privilégiés pour cette mise en comparaison sont d’ordre quantitatifs plutôt que qualitatifs, et de préférence synthétiques. Or, comme le montrent notamment les travaux d’Alain Desrosières [9] , les statistiques et leurs usages sont tout sauf neutres. Outre que celles-ci possèdent un puissant pouvoir de conviction - et rappellent par là la place croissante de la communication dans l’action politique [10] -, leur construction même implique un long processus fait de nombreuses décisions, plus ou moins « petites » [11], et pourtant totalement hors de contrôle des citoyens.
Isabelle Bruno apporte donc ici une contribution au dévoilement de la pénétration de la logique managériale dans la sphère de l’action publique, à la suite notamment de travaux de Michel Foucault, [12]. Elle reprend ainsi son concept de « technologie environnementale », pour mettre en évidence comment le benchmarking constitue un mode de gouvernement d’autant plus efficace qu’il n’apparaît pas directement contraignant, mais oriente les agents sociaux en modifiant le cadre normatif dans lequel ils évoluent. Un mélange des « genres » dont il ne faut cependant pas exagérer la nouveauté, comme elle le remarque en citant les travaux de Michel Senellart [13] qui montrent que celui-ci remonte au...Moyen-âge [14]. Reste que sa « rationalisation » à coups d’instruments et d’indicateurs chiffrés semble aujourd’hui connaître une accélération préoccupante, dont certains travaux ont déjà pointé certains des aspects [15].
Conforme à l’esprit de la collection « Savoir/Agir » des éditions du Croquant, l’ouvrage d’Isabelle Bruno ne contient pas l’ensemble du dispositif méthodologique déployé pour mettre en œuvre cette recherche, mais présente ses résultats afin d’alimenter le débat public et fournir des ressources aux militants. Sa démonstration suit ainsi trois étapes qui forment autant de chapitres. Le premier retrace ainsi la genèse et les principes de l’EER à travers les différents agents qui l’ont patiemment édifié : dirigeants politiques, industriels, mais aussi chercheurs et médias contribuant à alimenter la représentation d’un « retard » européen en matière de recherche et l’avènement de l’ère du « capitalisme cognitif ». Isabelle Bruno met notamment en évidence le rôle moteur joué par la Table ronde des industriels européens (European Round Table of Industrialists (ERT)), club très fermé de 47 dirigeants de grandes firmes, fondé en 1983, qu’il ne faut pas confondre avec les groupes de pression « classiques » tels Business Europe - ex-Unice-, le « Medef européen » présidé par Ernest-Antoine Seillière. Le deuxième chapitre est lui consacré plus spécialement à la mise en œuvre d’un benchmarking entre états membres pour atteindre les objectifs chiffrés fixés à Lisbonne à atteindre en 2010 - objectifs de taux d’emploi pour les femmes ou les séniors notamment, mais surtout la cible des « 3% » du PIB investis dans la recherche. L’auteure ne manque pas ici de préciser que ces investissements devront être aux deux tiers financés par le secteur privé, via des allégements de cotisations sociales et autres dispositifs incitatifs... Plus qu’une technique, souligne Isabelle Bruno, le benchmarking constitue un « nouveau langage politique » qui parvient à créer un consensus jusqu’aux rangs de l’extrême-gauche [16] et surtout une « fuite en avant » sans fin, puisque par définition, un objectif « relatif » ne peut jamais être réellement atteint. La « cuisine » des statistiques qui conduit à cette mise en compétition permanente des différents agents - l’UE par rapport au reste du monde, les états membres entre eux, les territoires et les chercheurs en leur sein - fait l’objet du dernier chapitre. Isabelle Bruno regrette de ne pas avoir pu enquêter -pour l’instant !- directement au sein d’Eurostat, l’institution européenne chargée d’élaborer les données communautaires -en s’appuyant toutefois largement sur les appareils nationaux existants, mais met ici en évidence un certain nombre de tendances générales, comme la tension entre décentralisation et coordination en la matière [17]. La mise en place du benchmarking s’est engagée d’une manière particulièrement précoce en matière de recherche et développement grâce à une relative proximité des systèmes de mesure nationaux en la matière, et a finalement relégué aux oubliettes la représentation jusque-là dominante selon laquelle « l’idée selon laquelle la science et la technique relèvent de l’indicible et n’ont de compte à rendre à personne fait partie de notre patrimoine culturel » comme l’écrivent Rivas Arvanitis, Michel Callon et Bruno Latour dans un rapport public consacré à la question qui nous intéresse [18].
Au-delà de l’enjeu scientifique qu’il serait donc malvenu de discuter ici, cet ouvrage d’Isabelle Bruno apporte une contribution importante au débat démocratique. Il vient en effet contribuer à repolitiser des lieux du politique que leurs architectes ne cessent de présenter comme neutres. Il faut toujours se méfier de ceux qui prétendent servir l’intérêt général, a fortiori quand ils usent de statistiques serait-on tenté d’ajouter. Car sous les dehors apparemment inoffensifs et frappés du « coin du bon sens » du benchmarking, c’est à une mise en compétition généralisée que les dirigeants communautaires travaillent. Une évolution qui concerne donc, mais pas seulement, le domaine de la recherche, avec un déploiement polarisé des moyens alloués déjà palpable [19], mais aussi - et peut-être surtout-, l’avènement d’une « nouvelle » figure : le « chercheur entrepreneur ». Un profil bien plus « convenable » désormais que celui de l’« intellectuel engagé ». Une espèce de ce fait plus que jamais en voie de disparition.