Par Igor Martinache
Si la sociologie des professions et celle de l’action publique constituent des champs de recherche prolifiques, les croisements entre les deux se font, comme souvent, plutôt rares. C’est sans doute ce constat qui a conduit plusieurs laboratoires [1] à organiser un colloque sur le thème, « Action publique et légitimité professionnelle ». Celui-ci, qui s’est tenu en 2005 à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, est donc à l’origine du présent ouvrage. Pas moins de seize contributions en forment la trame, auxquelles il faut ajouter introduction et conclusion, et adoptent des perspectives très diverses.
Comme Patrice Duran et Thomas Le Bianic l’exposent en introduction, l’analyse conjointe de l’action publique et des profession est rendue de plus en plus nécessaire par la complexification sociale croissante déjà présentée par Durkheim dans sa thèse qu’on ne présente plus [2]. L’organisation bureaucratique, elle aussi bien décrite par un autre des « pères » de notre discipline [3] qui structurait la mise en œuvre des politiques publiques, mais aussi le développement des professions, est « épuisé ». L’analyse des politiques publiques a ainsi laissé la place à un nouveau paradigme, celui de l’action publique, accordant une attention plus importante à la mise en œuvre des premières. L’activité professionnelle comme l’action politique font ainsi face à un ébranlement des fondements de leur légitimité. La seule qualification a priori ne suffit plus, ce sont les résultats de l’action qui constituent désormais en premier lieu sa légitimité a posteriori aux yeux des clients ou usagers. D’où le développement du New Public Management, notamment, et sa cohorte d’instruments d’évaluation [4]. Outre ces problématiques communes, les professions sont également indissociables de l’activité politique, dans la mesure où leur formation s’est plus ou moins directement adossée à l’Etat, avec des variations évidemment importantes selon les groupes professionnels et les cadres nationaux. Reste que chacune est en quelque sorte prise dans une tension entre autonomisation et régulation (par l’Etat) dans la construction de sa légitimité. Reprenant une typologie élaborée par Mark Suchman [5], les auteurs distinguent enfin trois types de légimité - rompant ce faisant avec le fameux tryptique wébérien : une légitimité pragmatique, résidant dans « la capacité d’une institution à satisfaire les intérêts (le plus souvent matériels) de ses publics et à emporter leur adhésion » (p.28) ; une légitimité normative (ou morale), fondée sur la proximité des valeurs promues par l’institution avec celles qui dominent dans la société où elle s’inscrit ; et enfin une légitimité cognitive, qui repose sur le partage de mécanismes de représentation du monde - chacune renvoyant en fait à différents sous-champ théoriques particuliers (interactionnisme et sociologie du travail et des professions pour la première ; science politique pour la deuxième ; et sociologie des organisations ou des professions pour la dernière).
Les différentes contributions sont regroupées dans quatre grandes parties, qui abordent chacune un aspect bien distinct de ces problématiques, avec pour chacune une introduction bienvenue dans la mesure où elle met bien en relation des articles parfois disparates. Une manière de réduire l’effet de catalogue d’articles que rend bien souvent ce type d’ouvrages collectifs.
La première partie est ainsi consacrée aux conséquences de la déstabilisation de la coordination bureaucratique, et plus particulièrement celles que l’émergence de la « rationalité managériale » exerce sur le travail de différentes catégories de professionnels. Elisabeth Dugué et Guillaume Malochet analysent ainsi les contradictions dans lesquelles sont inscrits les directeurs de service la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), à la fois dernier maillon de la chaîne administrative et plus haut échelon de la hiérarchie sur le terrain. Titulaires d’un statut relativement récent, puisque créé en 1992, ceux-ci doivent ainsi traiter de front contraintes gestionnaires, pressions politiques mais aussi et surtout un éclatement de la culture professionnelle des éducateurs de jeunesse, où l’opposition entre répression et pédagogie semble s’être exacerbée au sein même de la profession.
Ce sont les médecins auxquels Magali Robelet consacre sa contribution, ou plus exactement à la mise en place des réseaux de santé en France, en montrant bien comment la fonction de coordinateur de réseau peut ouvrir une possibilité spécifique de carrière pour certains médecins ou infirmiers. François-Xavier Schweyer et Arnaud Campéon s’intéressent à une autre sous-famille de la profession médicale : les médecins inspecteurs de la santé du travail. L’occasion de donner à voir « la variété des stratégies déployées par les professionnels dans les transformations « en train de se faire » de l’action publique » (p.87-88). Enfin, toujours sur les fonctions d’inspection liées à l’action publique, Vincent Tiano revient pour sa part sur la crise profonde que traverse le corps des inspecteurs du travail, crise mise en lumière par ailleurs par l’assassinat récent de deux de ses représentants dans l’exercice de leur fonction [6].
Le rôle des usagers dans l’évaluation des pratiques, et partant dans la nouvelle forme de légitimation de l’action publique, constitue l’objet de la deuxième partie. Une partie qui ne sera pas sans intéressés les praticiens eux-mêmes. Sarra Mougel-Cojocaru analyse ainsi finement les attitudes des pédiatres face aux parents d’enfants hospitalisés dans une veine très interactionniste. Elle met en particulier bien en évidence le travail d’étiquetage [7] que les premiers effectuent à l’égard des derniers, ce qui permet au passage de nuancer l’idée d’un « usager-roi ». Odile Join-Lambert, Yves Lochard, Marie Raveyre et Pascal Ughetto apportent pour leur part un éclairage original sur le débat de la démocratisation de l’accès aux musées [8] en l’analysant du point de vue des professions concernées, conservateurs en tête, mais qui sont eux-mêmes impliqués de manière croissante dans une concurrence avec de nouvelles professions émergentes. Une contribution qui devrait beaucoup intéresser les acteurs de l’éducation nationale est celle d’Hélène Buisson-Fenet consacrée à la profession de Conseiller Principal d’Education -les fameux CPE- pris entre une gestion du « sale boulot » - au sens d’Everett Hughes- lié à la régulation de la discipline, et des activités plus riches de suivi et d’animation. L’auteure observe cependant par rapport à cette profession qui apporte un « liant » plus nécessaire que jamais aux établissements scolaires, qu’elle est en train de basculer progressivement du côté du pouvoir administratif, qui, s’il la dédouanerait d’une bonne part du « sale boulot », risque de les couper des enseignants. Rétablir l’ordre est encore plus au coeur du travail des patrouilleurs de la police, auxquels Valérie Boussard, Marc Loriol et Sandrine Caroly consacrent leur article, en montrant bien la fragilité de leur légitimité, y compris au sein de leur propre profession, comme l’illustre une certaine condescendance que nourrissent à leur égard les agents de la BAC (Brigade anti-criminalité).
L’adaptation aux particularités du terrain et en particulier aux exigences de la légitimation par les usagers engendre une recomposition des savoirs détenus par les corps professionnels de l’action publique. Face au nouvel « impératif délibératif » [9], il leur faut désormais composer avec les contextes locaux pour atteindre des compromis plutôt que de mettre en oeuvre la solution a priori optimale d’un point de vue « technique » sans discussion. Tel est l’objet de la troisième partie, où Julie Gervais montre donc comment les membres du prestigieux corps des Ponts et Chaussées doivent passer par l’apprentissage du dialogue avec le public et l’acquisition de « compétences sociales » afférentes. Une socialisation particulière qui s’opère désormais dans les formations avant de s’éprouver sur le terrain. Ce n’était pas le cas de leurs aînés, ainsi que le montre le cas de la construction des autoroutes urbaines dans Lyon que retracent Fabrice Bardet et Sébastien Gardon. Face aux contestations des riverains, plusieurs tronçons du projet initial ont du être progressivement abandonnés, infléchissant de ce fait largement l’ « arraisonnement » fulgurant des ingénieurs des Ponts et Chaussées, alliés aux architectes, de l’urbanisme dans les années 1960. L’analyse de tels processus demande cependant une focale assez fine sur le terrain, tant les dispositifs d’expertise en réseau qui relient spécialistes et acteurs publics peuvent adopter des déclinaisons locales différentes. C’est ce que montre bien Jean-Pierre Le Bourhis en comparant deux cas de projets environnementaux : la lutte contre les inondations dans les Bouches-du-Rhône dans les années 1990 et la gestion du marais de l’Audomarois dans le Nord-Pas-de-Calais. La « géométrie variable » des réactions de la part des publics concernés, mais aussi des reconnaissances dont ils peuvent faire l’objet de la part des décideurs publics, constitue également le coeur de la démonstration de Gwenola Le Naour, à partir cependant d’un objet très différent : la mise en place de politiques de réduction des risques liés à l’usage des drogues dans deux quartiers très différents de Marseille : l’un de centre-ville, l’autre constitué par la cité de Frais Vallon.
Enfin, l’ouvrage se clôt sur une partie plus théorique, et par laquelle il aurait peut-être pu s’ouvrir. Le lecteur aurait ainsi tout à gagner à commencer par lire la très claire synthèse bibliographique proposée par Thomas Le Bianic concernant les différents paradigmes d’analyse des rapports Etat-profession dans la littérature européenne et anglo-américaine et qui permet de mieux situer les analyses les unes par rapport aux autres. Vient ensuite une contribution de Lucien Karpik, dont l’analyse socio-historique de la profession d’avocat fait référence [10]. Il revient ici sur cette profession qu’il prend comme exemple d’une action politique professionnelle et vient au passage congédier la fausse alternative entre Etat et marché en montrant que les professions libérales ont à gérer une pluralité de principes d’action. C’est à un autre couple d’opposés apparents, essentiels dans l’analyse des professions, que Catherine Paradeise s’attaque dans sa contribution : autonomie et régulation. C’est en effet à un accroissement des deux que nous assistons aujourd’hui, ce qui tend à rapprocher les professions établies des autres groupes professionnels. Le développement de normes procédurales plutôt que substantielles permet en effet un certain accroissement des marges d’action, mais dans le même temps, les professions tendent à devoir se soumettre de manière croissante à des finalités hétéronomes, celles posées par « des clients ou employeurs plus méfiants et mieux organisés » (p.296). Enfin, Antoine Vion clôt cette partie en partant des analyses d’Eliot Freidson, récemment disparu et dont l’ombre plane sur l’ensemble de ce volume [11]. Il propose ainsi une typologie des différentes dimensions d’analyse de la légitimité professionnelle. Quatre sont ainsi distinguées : la préférence, qui consiste à s’intéresser aux modes de sélection des professionnels, l’inférence, qui s’applique à analyser les arguments sur lesquels s’appuie les diagnostics de professionnels, la référence, plus globalement intéressée aux plans d’énonciation sur lesquels les professionnels produisent du sens, et enfin la différence, l’examen des canaux par lesquels se consolide les positions professionnelles.
A la fois riche d’études de cas et de propositions théoriques, cet ouvrage vient sans conteste enrichir les champs déjà vifs de la sociologie des professions [12] et de l’action publique. Il contribue également à éclairer différemment les recompositions en cours dans ces champs, à savoir les effets de la transnationalisation des politiques publiques, comme l’expliquent Patrick Hassenteufel et Antoine Vion dans leur conclusion. Ces derniers identifient trois plans d’impact différents : les stratégies professionnelles, où, la substitution d’une « légitimité par les outputs » à une légitimité par les inputs soumet ses tenants à une double-injonction incarnée par les publics et les instruments d’évaluation ; les modes de régulation professionnels, où il est encore difficile de dire si l’on assiste à la fin ou à la recomposition des arrangements néo-corporatistes ; et enfin les modes de légitimation des professions, désormais dominés par l’expertise et évaluation. Difficile à l’avenir de penser les processus de professionnalisation sans l’action publique. Et réciproquement.