Par Igor Martinache [1]
Il est une métaphore que les libéraux - les néo surtout, mais aussi les ultra et les autres [2]- affectionnent particulièrement : celle du Code de la route comme système idéal de régulation sociale [3]. Les seules règles légitimes y apparaissent en effet comme celles qui minimisent les risques de collision entre véhicules. Seul problème : dans la vie sociale, les collisions se produisent aussi biens souvent à distance [4]. C’est ce que vient joliment rappeler Adieu Gary, premier long-métrage du très prometteur Nassim Amaouche. Le film s’ouvre justement par une scène où Icham (Mhamed Arezki) vient chercher son grand frère Samir (Yasmine Belmadi) qui sort de prison. Mais ce n’est pas sur le bitume que la voiture évolue, mais sur les rails d’une voie de chemin de fer désaffectée. Image aussi impressionnante que lourde de sens. Incarcéré pour trafic de cannabis, Samir retrouve donc son village et ses habitants, mais surtout son père Francis (Jean-Pierre Bacri), ouvrier au chômage depuis la fermeture de la cimenterie locale. La mère, elle, est décédée, et on apprend simplement qu’elle a émigré du Maroc durant son enfance avec son père, ancien collègue de Francis. Le village, où le temps semble s’être arrêté avec l’activité industrielle, évoque un peu ces hameaux du Far-West où la conquête de l’Ouest n’a fait qu’une halte.
Complètent cette galerie de portraits : Maria (Dominique Reynaud), la voisine qui entretient une liaison avec Francis, qu’eux seuls croient secrète, son fils José, adolescent mutique qui partage son temps entre l’attente du retour d’un père qu’il croit être Gary Cooper, et le visionnage des films de ce dernier, Abdel (Hab-Eddine Sebiane), dont le fauteuil roulant sert à dissimuler le « shit » et les recettes de sa vente [5], sa sœur Nejma (Sabrina Ouazani), serveuse dans le bar local, et leur père (Mohamed Mahmoud Ould Mohamed) dont on ne connaît pas le nom, comme pour signifier la réduction d’identité que la migration a pu exercer sur lui [6].
Grâce à Icham, Samir retrouve rapidement un emploi [7] dans le supermarché local, mais il lui faut accepter pour cela de porter un déguisement, qui varie selon l’animation du jour - car dans la grande surface, contrairement au village, tout doit bouger très rapidement. Pour la semaine du fromage par exemple, c’est en souris qu’il lui faut apparaître pour mettre les articles en rayon. Difficile dans un tel accoutrement de séduire Nejma, et plus largement de se construire une image positive de soi [8].
On l’aura compris, dans Adieu Gary, il est question de la fin d’un monde et du commencement d’un autre, marqué par l’incertitude et une certaine forme d’immobilité. La désindustrialisation et ses conséquences pour l’emploi sont dépeintes dans leurs différentes facettes. Icham, projette de partir à Marrakech travailler dans le restaurant qu’un de ses copains compte ouvrir. Il apprend pour cela assidûment l’Arabe littéraire en rentrant du supermarché, dont il ne connaissait pas un mot auparavant, et incarne ainsi ce fantasme du « retour au bled » de ceux qui ne l’ont pas connu dont Francis ne semble pas comprendre les racines [9]. Comme son frère Samir ou les jeunes rencontrés par Eric Marlière, Icham souhaite simplement « s’en sortir », « devenir quelqu’un », mais ses marges de manœuvre sont comme celles de sa voiture, bien étroites. Chaque personnage construit comme lui ses propres projections, et pour beaucoup de ces jeunes dont l’accession au statut d’adulte et surtout aux propriétés qu’il implique sont problématiques, la pratique religieuse semble fournir un support de substitution [10]. Hormis Francis, plus aucun ne semble croire à la lutte collective, et c’est ainsi que le local syndical est reconverti en salle de prière.
La question de la transmission est ainsi également au centre du film, et celle de la famille et de ses mutations est ainsi également abordée, de par les différentes configurations que Nassim Amaouche nous donne à voir [11]. Ainsi de José qui ne prend la parole que pour accepter Francis comme nouveau père. Ou du père de Nejma qui ne comprend pas que sa fille porte des « chemises d’homme » mais la laisse aller sous les reproches d’Abdel.
Adieu Gary semble chercher à montrer certaines réalités sociales plutôt qu’à les juger, et bat ce faisant en brèche certaines idées reçues [12]. Dans cet hommage certainement voulu au génial Romain Gary, dont les ouvrages sont également emplis de personnages bigarrés en quête d’idéal, il s’efforce de restituer la pluralité des points de vue, mais aussi leurs contradictions. Icham, Samir et Abdel ne semblent ainsi en rien dérangés de s’amuser avec un jeu vidéo où ils incarnent les soldats étasuniens chargés de massacrer les « terroristes » islamistes en Irak ou en Afghanistan...
Servi du reste par de belles prises de vue [13], une musique qui ne l’est pas moins, et un très bon jeu d’acteurs (de Jean-Pierre Bacri bien sûr, mais aussi de Yasmine Belmadi, malheureusement récemment décédé dans un accident de scooter), Adieu Gary est aussi une vraie réussite esthétique, où la poésie ne manque pas. Manière de montrer après Ken Loach, Robert Guédiguian et surtout Pier Paolo Pasolini que « social » et poésie ne s’excluent pas. Reste sur le fond qu’on pourra être gêné par le fait qu’à l’instar de presque tous ses personnages, Nassim Amaouche semble quelque peu résigné face aux tensions qu’il met à jour. Le malaise social qu’il dépeint semble ainsi résulter d’un « processus sans sujet », tant sont absents les responsables - employeurs - dirigeants du supermarché, ou ceux qui ont décidé la fermeture de la cimenterie-, élus ou policiers [14]. Si certaines touches d’espoir sont timidement rajoutées à la toile - comme ce plateau de fruits de mer que Samir s’accorde enfin, ou la machine que Francis tient à finir de réparer-, le message qu’Adieu Gary semble délivrer peut-être trop implicitement semble bien être que ce n’est que par le collectif et la lutte que l’on peut espérer « s’en sortir » [15].