Par Bruno Péquignot [1].
Je tiens à remercier tout d’abord Pierre Mercklé, qui dès qu’il a appris la mort de notre ami Alain Pessin m’a proposé d’écrire quelques lignes d’hommage à cet ami si cher et si tôt disparu. Si j’ai hésité à répondre immédiatement à cette invitation, c’est que je ne me sentais pas complètement légitime pour un tel hommage. En effet, comme j’en ai eu d’ailleurs la confirmation dans la cérémonie amicale d’adieu qui a été organisée à Grenoble, je ne connaissais d’Alain qu’une part infime de ce qu’il était et j’ai ainsi découvert qu’il avait fait du théâtre, qu’il avait publié des poèmes et peut-être qu’il en écrivait toujours, qu’il avait fait deux thèses dont l’une à quatre mains etc. Autant d’éléments que j’ignorais à peu prés complètement, bien que nous nous connaissions depuis 1978. De fait, après une première rencontre en octobre 1978 dans un couloir de l’université où nous étions tout deux candidats sur un poste d’assistant non titulaire, qui fut attribué à Alain, nous nous rencontrions régulièrement sans qu’il y ait réellement de travail en commun. À quand remonte nos premières collaborations, je ne saurais vraiment le dire, tellement j’ai l’impression que nos carrières à un moment se confondent ; sans doute vers 1984 quand j’ai rejoint le département de sociologie, ou peut-être un peu plus tard. En tout cas, très clairement à partir de 1991 et de ces premières journées internationales de sociologie de l’art qu’il a organisé avec Jean-Olivier Majastre et aux quelles ils m’avaient invité. Depuis ces journées, nos échanges ont été réguliers et se sont multipliés. D’Alain Pessin, je voudrais souligner son investissement au service de la sociologie des arts : après ces Journées de 91, il y aura des journées tous les deux ans, occasions de rencontres qui vont contribuer à structurer le groupe tellement dispersé, des sociologues des arts, avec l’aide du CR 18 de l’AISLF, et de sa revue Sociologie de l’Art, alors sous la direction de son ami de fac : André Ducret de Genève. C’est dans ce cadre qu’il va concevoir et monter le projet de GDR Œuvres, Public Société (OPuS), qu’il va proposer en 1998 au CNRS et qui sera le mieux classé des projets en création cette année là. Il va le diriger dès le premier janvier 1999 et jusqu’à sa mort, il en a été le directeur, l’inspirateur. Il sera de l’organisation de toutes les rencontres avec les différentes équipes membres du GDR : Amiens, Nantes, Toulouse, Montréal, bientôt Albi et Marseille et bien sûr tous les deux ans Grenoble. Après le renouvellement en 2003 (classé 1 er en section 36) il va chercher à pérenniser le réseau et à y intégrer plus largement les équipes étrangères qui déjà participaient pour certaines à nos travaux. Il va ainsi préparer et proposer au CNRS la transformation du GDR en GDR International, projet auquel il m’avait associé, comme directeur adjoint. Ce projet accepté par la Direction du Département Hommes et Société du CNRS ainsi que par la Direction des Relations Internationales verra le jour le 1er janvier 2007. Il a été l’artisan, malgré les difficultés, les refus parfois, les incrédulités de certains de la structuration de notre communauté nationale et internationale de chercheurs en sociologie des arts et de la culture. Il disparaît au moment où ces années d’effort se trouvent pleinement reconnues par nos institutions scientifiques. Dans ces activités, il a toujours montré la plus grande attention aux « nouveaux » entrants dans le champ : doctorants, jeunes docteurs ou plus anciens en reconversion thématique, toujours invités aux journées, mêlés aux « anciens » mais aussi en soutenant la mise en place d’une coordination des doctorants du GDR, attentif à ce qu’ils aient toujours un espace important de parole, refusant la constitution d’un ghetto qui aurait séparé jeunes chercheurs et chercheurs plus avancés. Comme le disait Georges Canguilhem, dans la recherche il n’y a pas d’autre hiérarchie légitime que celle du travail, principe on ne peut plus démocratique qu’il n’est pas mauvais de rappeler parfois, les titres et les grades ne font pas la pertinence ou la justesse d’une recherche. Des recherches d’Alain, je ne suis certainement pas le mieux placé pour parler ; ses travaux ont porté sur la littérature, et notamment sur la littérature anarchiste, sur la notion de peuple pour ce qui concerne ces dernières années, après avoir été plutôt un sociologue de la ville, ces deux domaines se rejoignant dans une sociologie de l’imaginaire qui est le fil conducteur de ses recherches. Plus récemment, il avait entrepris un travail sur les concepts fondamentaux de notre discipline et sur ses fondateurs. Il travaillait en particulier sur l’interactionisme et notamment sur et avec son ami Howard Becker au quel il a fait le superbe cadeau d’un livre remarquable et d’un titre : un sociologue en liberté, qui s’applique tout aussi bien à l’auteur du livre ; un sociologue en liberté oui, et ce n’était pas la moindre des qualités d’Alain. Il est toujours difficile de choisir parmi les qualités d’un ami celle ou celles qui paraissent le mieux le caractériser, on ne peut que regretter la réduction que cela suppose. Alain Pessin, outre ses qualités de chercheur, d’enseignant, d’organisateur de la recherche, où la finesse de son intelligence, sa capacité d’écoute de l’autre, son sens de la diplomatie, sa rigueur intellectuelle, mais aussi sa capacité à défendre avec fermeté ce qui relevait de ses convictions, donnaient toute leur mesure, avait des qualités humaines qui faisaient de lui un ami rare et recherché. Mais s’il fallait choisir un mot, je dirais « élégance » : élégance du cœur et de l’intelligence, élégance des sentiments et du comportement, élégance de la langue et du corps. Pour conclure ces quelques mots maladroits qui n’ont d’autre intention que de dire mon amitié et mon admiration pour Alain, je voudrais dire qu’il nous faut maintenant poursuivre ce qu’il a si remarquablement mis en place, sans lui aujourd’hui, ce sera bien difficile certes, mais c’est pourtant ce qu’il aurait souhaité et qu’il est nécessaire de faire avec lui et aussi pour lui, afin que à travers notre travail collectif, et notre mémoire aussi, Alain Pessin soit présent, vivant. Bruno Péquignot | Par Jean Peneff [2].
L’annonce de la disparition, en raison d’une maladie soudaine et cruelle, d’Alain Pessin, a frappé ses proches, ses amis, ses collègues. Je ne retracerai pas sa carrière de chercheur, de penseur, de responsable d’équipes ; son apport en sociologie de la culture et de la littérature militante est dans tous les esprits et il y a plus compétent que moi pour en parler. Je n’évoquerai que l’interprète, le traducteur et le collaborateur de Becker ; ce qu’il fut ces dernières années et ce qui me donna la chance de le rencontrer. Alain Pessin a en effet relancé une troisième carrière de Becker en France. D’abord en le faisant distinguer par son université par le grade de docteur Honoris Causa, puis en organisant et en éditant un livre d’hommages de la part des chercheurs français qui lui doivent le plus. En écrivant aussi un pénétrant traité d’initiation aux thèmes et aux idées de Becker [3]. Il favorisa ainsi l’octroi d’une nouvelle influence à la sociologie de terrain, par le commentaire pertinent qu’il donna de l’interactionnisme de Becker, dont cette troisième carrière en France fut ainsi plus orientée vers la rencontre en province avec les étudiants que les deux précédentes (marquées par la présentation et la traduction d’Outsiders ou des ficelles du métier, puis celle des Mondes de l’art). La traduction du livre « Ecrire les sciences sociales » s’en suivit et les débats avec les étudiants se multiplièrent, surtout à Grenoble, préparés par l’homme clé qu’il était devenu. Avec Alain nous plaisantions Becker sur son destin en France : il s’était heurté, disions-nous, au mur de l’Atlantique mais il avait fait la conquête de l’Est, puisque toutes les universités de Metz à Marseille l’avait distingué et invité en passant par Lyon, Grenoble, Aix-en-Provence, mais aucune dans l’Ouest, de Toulouse ou Bordeaux à Caen. Becker savait ce qu’il devait à Alain quant à cette nouvelle reconnaissance. Le travail de pénétration en faveur d’un style de sociologie avait bénéficié de son influence reconnue de à ses réseaux. Mais ce faisant, Alain Pessin avait réalisé plus. Il avait relancé le travail de Becker, comme celui-ci le proclame, en le forçant à reprendre des idées, à les préciser, à présenter des prolongements. « Nouveaux amis, nouvelles collaborations, nouveau travail »disait Becker de cette expérience. Et même davantage : « nouveau langage »puisqu’il reconnaît que, pour remplir cette mission inattendue, il avait appris le français. Cette dette et d’autres stimulations, Becker les évoque particulièrement dans son texte : « Adieu Alain » [4]. Leur collaboration active se termina malheureusement trop tôt, en mai 2000 à Grenoble, lors d’une conférence à deux voix : « Dialogue sur les notions de Monde et de Champ » [5]... A la fin de ces conférences, Alain Pessin faisait à tous le cadeau d’un petit concert de Becker, où le pianiste accompagné de son bassiste local préféré retrouvait ses sensations juvéniles : le plaisir de jouer en public, de communiquer par la musique. Il revivait littéralement, nous donnant par ailleurs deux excellentes conférences sur le jazz. Alain était alors heureux de concilier art et sociologie, de réunir un grand chercheur américain et de jeunes auditeurs attentifs et passionnés. Tout ceci pour rappeler qu’outre l’analyste de la sociologie américaine, le fin connaisseur de l’interactionnisme, le commentateur profond, Alain fut aussi un stimulateur, un rassembleur, un orienteur généreux, préférant faire parler les autres plutôt que se mettre en avant. Sa réserve et sa modestie doivent être prises en tant que réactions à la sociologie ordinaire à laquelle il reprochait souvent son sectarisme ou l’excès de coquetterie de ses auteurs. Sa contribution au livre d’hommage qu’il a organisé et édité est un petit message ironique : sur un sujet dit léger (« Le monde du vélo expliqué à H. Becker »), se cache une façon de traiter sérieusement de la sociologie sans se prendre trop au sérieux [6]. Il était en train d’écrire de nouvelles choses quand la mort l’a fauché. Ces livres, nous ne les aurons pas. Pour toutes ces raisons, cette disparition est une perte irremplaçable. Jean Peneff Note bibliographique Alain Pessin est l’auteur de : Il a co-dirigé la publication des actes des Journées de Sociologie de l’Art. Signalons enfin, la publication imminente du numéro 8 de la revue Sociologie de l’Art qu’il a co-dirigé avec Catherine Dutheil-Pessin sur le jazz. Dans ce numéro on trouvera notamment un article co-signé par Alain et Howard S. Becker sur les concepts de monde et de champ. |
Alain Pessin (1949-2005)
Un hommage de Bruno Péquignot et Jean Peneff
publié le mardi 31 janvier 2006
Domaine :
Sociologie
NOTES
[1] Bruno Péquignot est professeur de sociologie et directeur du département Médiation Culturelle de l’Université paris 3 Sorbonne Nouvelle.
[2] Jean Peneff est professeur émérite de sociologie à l’université de Provence Aix-Marseille-1.
[3] Un sociologue en liberté, Lecture de Howard S. Becker, Les presses de l’université de Laval, 2004.
[4] Sociologie de l’art Opus 8, sous la direction d’Alain et Catherine Pessin, à paraître en mars 2006.
[5] Ibid.
[6] L’art du terrain, Mélanges offerts à Howard Becker, Textes réunis par A. Blanc et A .Pessin, L’Harmattan, 2004.