Par Igor Martinache
La routinisation des pratiques clientélistes – voire de corruption [1] -, y compris dans les sociétés qui se targuent de démocratie, que suffit à démontrer pour l’Hexagone la lecture hebdomadaire du Canard enchaîné, mais aussi la montée apparemment corrélative d’une indifférence parfois hostile pour la « classe » politique [2], peuvent conduire à penser que le champ politique se serait tellement autonomisé de nos jours qu’il se serait totalement affranchi du « terreau » social. Une hypothèse que contribue également à alimenter la mise en avant – non dénuée de fondements- de la « managérialisation » des structures partisanes [3]. A cette idée selon laquelle la politique serait devenue « hors sol », un peu comme la production de tomates et autres légumes sous serres et récoltées par des journaliers migrants surexploités dans le sud de l’Europe [4], les articles rassemblés dans ce numéro viennent apporter de sérieuses nuances par des approches assez diversifiées.
François Bonnet inaugure le dossier par une synthèse bibliographique portant sur les « machines politiques » qui ont prospéré aux États-Unis entre 1870 et 1950. Il les définit comme des « organisation[s] conçue[s] pour gagner les élections en mobilisant des clientèles dans le cadre de relations professionnelles et de solidarité ethnique » tout en précisant d’emblée qu’elle ne se réduisent pas aux formes de clientélisme « ordinaire ». Leur essor s’inscrit en effet dans le développement particulier du champ politique (la polity) dans ce pays, où, contrairement aux états ouest-européens, la démocratisation de la société survient avant la centralisation du pouvoir et le développement de la bureaucratie (c’est l’auteur qui souligne). Le déploiement des machines partisanes s’articule de ce fait étroitement avec les deux tendances de fond qui agissent la société étasunienne à cette période : l’urbanisation et l’immigration, elles-mêmes indissociables comme l’ont montré les travaux des pionniers de l’école de Chicago [5]. Le cœur de leur fonctionnement est constitué par la distribution de biens clientélaires – à commencer par les emplois publics- suivant une logique où prime l’interconnaissance et le lien « ethnique », dans un contexte de concurrence où les conflits entre groupes immigrés priment sur les solidarités de classe. Un « jeu » où les immigrés irlandais tirent en particulier leur épingle du jeu. François Bonnet décrit ensuite l’organisation interne de ces machines, où règne une certaine hiérarchie au sommet de laquelle trône un boss, mais qui ne doit pas occulter la complexité de l’organisation interne, où entrent en tension un impératif de performance et le poids des réseaux de sociabilité personnels. L’auteur restitue ensuite les débats historiographiques en passant en revue les différents paradigmes d’analyse – souvent critiques des machines qui se sont succédés : « réformateurs », fonctionnalistes (Robert Merton, évidemment, en tête) puis « progressistes ». Autant de perspectives qui rappellent en passant combien il est difficile – sinon impossible- pour les sciences économiques et sociales de ne pas être normatives. Ces analyses joueront dans tous les cas un rôle bien moins décisifs que les lois sur les quotas d’immigration de 1921 et 1924 et les transformations ultérieures de la société étasunienne (embourgeoisement des Blancs et migrations intérieures des Noirs notamment) dans la disparition des machines.
C’est en Roumanie que nous emmène ensuite Antoine Roger, et plus précisément à Constanta où il analyse ce qu’il qualifie également de « machine politique », à savoir le système clientéliste mis en place par le maire, Radu Mazare, élu député sans étiquette en 1996 à l’âge de 28 ans, puis en maire en 2000 avant d’intégrer l’année suivante le Parti Social-Démocrate (PSD). Il montre ainsi comment cet « évergétisme notabiliaire », consistant à prodiguer une assistance individualisée aux pauvres sur le budget de la mairie (tout en prétendant puiser dans sa fortune personnelle), a reposé dans un premier temps sur la mise en place des formes de financement frauduleuses (principalement des « pots-de-vin ») avant de trouver des ressources pérennes et légales. Mais surtout que cette pratique lui permettait de répondre à trois attentes de la population locale en termes d’image : celle d’un maire à la fois « généreux », « combattif » et « influent ». On rejoint ainsi d’une certaine manière les analyses de Pierre Lascoumes et de son équipe à partir de l’enquête « Probité publique », qui invitent à prendre en compte les demandes différenciées et souvent contradictoires des citoyens vis-à-vis de leurs élus, surtout à l’échelon local. Mais surtout, Antoine Roger montre par son étude de cas que l’opposition convenue entre clientélisme et activités programmatiques des partis ne tient pas, car les deux se nourrissent en fait mutuellement, et il montre ainsi ici comment tout en distribuant des avantages personnalisés, l’équipe municipale se livre à un travail d’« unification » de ces dernières qui consiste à les inscrire dans des catégories -et des actions- de politiques publiques générales.
La nécessité d’intégrer la dimension des sociabilités locales (la « base ») des organisations partisanes dans leur analyse sans s’en tenir aux seules instances dirigeantes nationales ou à leur dimension « idéelle » est également rappelée par Elise Massicard [6] . Elle montre ainsi à partir d’une ethnographie de la fédération départementale du CHP (Parti Républicain du Peuple) à Adana, dans le Sud de la Turquie. Elle montre notamment comment la constitution et recomposition des factions internes – objet finalement peu étudié par les politistes- n’y est pas la simple réplication de celles qui existent au niveau national. Elle met ainsi en évidence comment le factionalisme épouse étroitement le découpage en groupes d’interconnaissance au sein de la structure, au sein desquels les relations dépassent le parti, sans pour autant qu’ils ne se résument à des groupes préexistants. Il s’agit ainsi d’être attentif à la variété et à la dynamique de ces liens pour comprendre l’instabilité des bases sociales du parti, qui influencent ainsi étroitement les clivages internes tout comme les ressorts complexe des formes de leadership internes.
L’article de Marie Vannetzel est peut-être le plus roboratif du dossier, et pas seulement pour l’éclairage qu’il apporte sur la révolution actuelle en Égypte [7]. L’auteure y traite en effet de la manière dont, dans ce pays, l’organisation des Frères Musulmans ont su s’implanter dans la société en jouant de leur statut de semi-clandestinité, qui l’a situé de fait à la fois « dedans » et en « dehors » du jeu politique officiel. A travers une étude de cas, celle de l’équipe de Shaykh al-Muhammadi ’Abd al-Maqsud, député de la circonscription d’Helwan dans la banlieue ouvrière sud du Caire, l’auteure analyse ainsi la stratégie d’implantation indissociablement sociale et politique des Frères Musulmans, qui s’appuie en particulier sur une implication tous azimuts des militants dans les activités sociales de différentes natures – caritatives, syndicales, politiques, etc.-, qui constituent ce que les Egyptiens désignent fort à propos comme le « travail public ». Elle montre notamment comment cette implantation des Frères Musulmans s’appuie sur le processus de « décharge » de l’État, autrement dit d’une « privatisation » de ses fonctions – y compris « régaliennes »- engagées dans les pays pauvres sous la pression notamment des institutions financières internationales [8]. La confrérie contrôle ainsi hôpitaux, écoles et associations qui compensent les déficiences des pouvoirs publics, et peut ainsi bénéficier d’une image positive qui résulte de ses « bonnes œuvres », mais aussi de la conduite « exemplaire » que ses membres s’efforcent d’exhiber, et ce en dépit du statut de « clandestinité » auquel les contraignait le régime d’Hosni Moubarak. Prise dans une contradiction entre l’utilité, voire la nécessité, sociale des services rendus par cette dernier et l’interdiction de leur publicité par l’organisation, cette clandestinité est ainsi toute relative, et donne ainsi lieu à une forme de « secret public » bien particulière qui se joue au plus près des relations interindividuelles. Par cet exemple, Marie Vannetzel montre ainsi bien comment loin d’avoir été perdu de vue par les organisations partisanes, l’ancrage social peut résider au contraire au cœur de leur stratégie de développement, dans un contexte, il est vrai, ici quelque peu particulier.
Le dossier est complété par une recontextualisation du débat interne à l’UMP déclenché par les sorties homophobes du député nordiste Christian Vanneste ces dernières années, proposée par Anne-Sophie Petitfils, où elle montre comment les prises de position de et à l’égard de ce dernier ne peuvent se comprendre sans restituer la trajectoire sociale de ce dernier et sa position dans les réseaux de sociabilité locale, en l’occurrence catholiques et conservateurs [9], et par une analyse de Cyrille Rougier concernant la « réinvention d’une tradition » populaire [10] : celle de la « Fête des Ponts » à Limoges par les socialistes locaux. Celui-ci analyse ce faisant les logiques qui ont présidé à ce travail politique particulier – en l’occurrence la légitimation d’une nouvelle équipe municipale- ainsi qu’à sa réception par le public local.
Deux articles hors-dossier s’inscrivent néanmoins tout à fait dans la thématique de celui-ci : le premier de Simon Luck, qui montre comment l’abstention électorale s’est constituée comme une norme implicite au sein de la Fédération Anarchiste, avant de constater que celle-ci est néanmoins transgressée fréquemment par les militants qui invoquent justement en guise de justification une certaine pression de la part de leur entourage qui peut revêtir différentes formes. Nicolas Mariot [11] clôt enfin ce numéro par une réflexion sur les difficultés que pose le projet d’une ethnographie des rapports ordinaires à la politique et à la « citoyenneté ». Celle-ci est ainsi pratiquement inexistante, apparaissant au mieux comme une « chute » dans les travaux concernant les classes populaires [12]. Les enjeux en sont pourtant aussi nombreux qu’essentiels, et le dernier n’est pas le fait que cette question n’était posée qu’à l’égard justement des classes populaires, comme si les autres ne pouvaient pas faire preuve d’« indifférence » ou d’« incompétence » caractérisées vis-à-vis de la politique, indépendamment de leur assurance à cet égard...