Par Jean Paul Filiod [1]
Débit d’idées ou débats d’idées ? Entre bavarder et dialoguer, il faut choisir [2] : ainsi s’affiche la collection Conversations pour demain, qui ambitionne d’offrir des réflexions à partir de l’actualité des sciences sociales et de la philosophie. Quinze ans d’existence, 37 titres au format 128 pages, où philosophes, sociologues, historiens, spécialistes des sciences ou des lettres argumentent sur la base d’un entretien. L’anthropologie s’y invite à présent.
Connu pour ses travaux sur le monde kanak et pour d’importantes traductions des années 1970 [3], A. Bensa, directeur de recherche à l’EHESS, a engagé une réflexion sur sa discipline en parallèle d’un travail de terrain en prise directe avec les soubresauts de l’histoire. Cette réflexion passe par une critique des théories qui ont figé “l’autre” à l’aide d’étiquetages pourtant inopérants pour comprendre les mondes contemporains. Le culturalisme et le structuralisme sont dans le viseur, comme ils l’étaient dans un recueil d’articles du même auteur (La fin de l’exotisme. Essai d’anthropologie critique, Anacharsis, 2006).
Pour A. Bensa, ces théories à succès ont pesé par leur absence de prise en compte des changements et leur tendance à l’effacement des individualités derrière des collectifs déterminés par les “structures”. L’auteur joue ainsi l’action concrète contre la totalité surdéterminante, la compréhension des acteurs et de leurs logiques d’action contre les modèles explicatifs holistes. Un débat récurrent, au moins depuis l’après 2ème guerre mondiale, lorsque des anthropologues, comme G. Balandier, réintroduisirent l’histoire et le politique dans les analyses, contre l’immobilité des sociétés établie par les promoteurs de la structure, Lévi-Strauss en tête. L’auteur a choisi son camp, et le titre aurait pu être Contre Lévi-Strauss, tant la charge est directe et sans détour. Au passage : pourra-t-on parler d’anthropologie sans citer Lévi-Strauss, quitte à s’en dédire, comme en psychanalyse, ne pas citer Freud, ou en sociologie, Bourdieu, tiendrait du sacrilège ? À cette recherche sur le rapport des chercheurs à leurs ancêtres, la triple lunette anthropologique, psychanalytique et sociologique serait très utile, mais passons. Admettons plutôt que si la référence est omniprésente, c’est moins pour tuer un père encombrant que pour livrer une critique de la discipline, qui aurait un peu trop oublié l’historique et le politique dans ses analyses.
Pour résoudre ce problème, et c’est l’objet de la 1ère partie, il faut “revenir au réel”. Cela passe par un “regard rapproché” (clin d’œil au “regard éloigné” de Lévi-Strauss), qui n’est “pas celui du myope, mais le moyen de ne pas céder aux facilités de la généralisation” (p. 42). Cette proximité est à construire, pour prendre en compte les “réalités sociales et leurs acteurs”, oubliés des travaux des “grands ancêtres” (p. 43). Un mal français, voire européen, tant sur les autres continents “l’historisation des faits sociaux est de longue date une évidence et ne prête à discussion que de manière résiduelle” (p. 31).
On comprend donc bien comment la critique des théories surplombantes, très présente dans la 2e partie, s’accompagne d’une “ethnologie de la proximité” que l’auteur considère “authentiquement démocratique” (p. 116). Les résonances politiques se font ainsi jour dans la 3e partie, où A. Bensa réfère à des faits d’actualité prégnants et renvoyant tous à la question de la différence : sans-papiers, identité nationale, voile islamique, dissociation des objets traités par les musées du Quai Branly et de la Porte Dorée,... les sujets ne manquent pas, dans un contexte de durcissement des hiérarchies et de grand écart entre les “logiques d’État” et les “logiques d’action” des “populations” (p. 115). L’anthropologie peut ici jouer un rôle en travaillant à une “déhiérarchisation des liens sociaux”, pour “retrouver un certain universalisme du lien humain” (ibid.).
On pourrait alors s’attendre à une proposition d’offensive médiatique, mais c’est plutôt vers l’écriture qu’A. Bensa se tourne. L’ouvrage s’achève en effet par un appel à un renouvellement de la discipline par des “contacts réfléchis avec la littérature” (p. 123), de sorte à mieux dire l’expérience des acteurs et les enjeux qu’elle rencontre. Ici comme ailleurs dans l’ouvrage, s’affirme une indifférence entre ethnologie et anthropologie, semble-t-il assumée par l’auteur, et qui confirme la rupture avec Lévi-Strauss.
Au final, l’ouvrage s’avèrera utile aux lecteurs pas très au fait des enjeux liés à l’anthropologie, moins aux autres. Mais tous pourraient se retrouver autour de l’idée de la nécessité de faire vivre ensemble le souci de scientificité et le souci d’engagement, ancrés dans une “ethnologie en marche” [4] qui renvoie les chercheurs à une responsabilité : faire résonner les analyses et les interprétations avec une réalité sociale et politique qui ne peut faire fi ni de l’histoire, ni des acteurs concrets qui la vivent et la font.