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Au-delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse

Un ouvrage de Norbert Elias, avec une préface de Bernard Lahire, traduit par Nicolas Guilhot et Valentine Meunier, avec une présentation de Marc Joly (La découverte, Coll" Textes à l’appui / Lab. Sciences Sociales", septembre 2010)

publié le vendredi 12 novembre 2010

Domaine : Psychologie, sciences cognitives , Sociologie

Ce compte rendu fait partie des notes critiques publiées par Liens Socio.

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Par Quentin Deluermoz [1]

On savait Norbert Elias influencé par la pensée de Sigmund Freud, même si le sociologue ne citant pas toujours ses influences, il fallait aller en chercher la trace au cœur des premiers textes : « ce qui détermine l’homme tel qu’il nous apparaît concrètement, écrivait-il ainsi dans son Processus de civilisation, ce n’est pas le Ça, le Moi et le Surmoi, mais toujours et fondamentalement l’ensemble des rapports qui s’établissent entre les couches fonctionnelles de l’autocontrôle psychique, couches dont quelques unes se combattent, tandis que d’autres conjuguent leurs efforts » [2]. Dès 1939, la psychanalyse permettait déjà à Norbert Elias d’associer les mutations socio-politiques de longue durée avec les ressorts d’une économie psychique fondée sur un meilleur contrôle de soi - ou, selon ses termes, la « sociogenèse de l’Etat » à la « psychogénèse de l’individu ». Le présent ouvrage, réunion de cinq textes inédits en français et élaborés entre 1950 et 1990 - articles, cours, conférences ou manuscrits inachevés -, vient définitivement confirmer ce compagnonnage de longue date : cette clarification, faite de respect et de distance, permet à la fois de mieux comprendre la pensée du sociologue et de proposer un superbe exercice d’historicisation des mécanismes mis au jour par la psychanalyse.

La présentation de Marc Joly resitue la production des textes dans le parcours biographique d’Elias. Ce dernier a en effet mûri son projet de thèse sur la société de cour dans le cadre de la très dynamique Université de Francfort des années 1930 : il a pu y connaître à la fois la sociologie, la philosophie marxiste et la psychanalyse dont les centres se côtoyaient spatialement. Nulle surprise, donc, dans notre citation introductive. Après avoir fui l’Allemagne en 1933, puis fait un bref séjour en France, Elias s’installe en Angleterre à partir de 1935, où il rédige l’essentiel de son Processus de civilisation (traduit en français en deux ouvrages séparés, La Civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident). Malgré sa situation institutionnelle précaire et le fait qu’il doive donner des cours du soir pour subvenir à ses besoins, il se rapproche dès les années 1950 des milieux freudiens réunis à Londres et participe à la mise en place de la Psychanalytic Group Society fondée par le psychanalyste S.H. Foulkes. Cela explique, malgré leurs différends intellectuels, les premiers textes du recueil. Devenu Lecturer en sociologie à l’Université de Leicester en 1954, professeur émérite à l’Université du Ghana en 1962, proche de l’Université de Bielefeld dans les années 1980, il n’a jamais cessé, tout en multipliant les sujets d’étude (le temps, la mort, la connaissance, le génie...), de poursuivre sa discussion avec le fondateur de la psychanalyse, comme le montrent les conférences suivantes. Cela explique que le dernier texte sur lequel il travaillait quelques semaines avant sa mort, en 1990, était consacré à Freud. Laissé sous la forme d’un manuscrit, de brouillons épars et de notes inachevées, reconstitué, clarifié et ordonné selon le plan de départ par Marc Joly pour la présente édition, il peut sans doute être considéré comme le testament intellectuel d’Elias.

Les intérêts des textes ici rassemblés sont cependant pluriels. Ils montrent d’abord la pensée d’Elias « au travail » dans les années 1950-1990. Est ainsi prolongée l’analyse en termes de « processus de civilisation », jamais abandonnée, associant, dans une relation dynamique et non planifiée le développement de l’Etat dans sa forme dite « moderne », l’accroissement des interdépendances du fait de la plus grande différenciation des activités sociales, et la mise en place d’une nouvelle économie psychique fondée sur un contrôle plus homogène des pulsions. Mais on y trouve aussi les objets abordés après coup (les rapports hommes-femmes, l’informalisation ou le fonctionnement des institutions scientifiques), ainsi que les nombreux aménagements développés par la suite. Cette évolution historique, insiste ainsi Elias à plusieurs reprises, ne suppose pas le passage d’une absence de contrôle des pulsions à un meilleur autocontrôle, mais bien de formes différenciées de maîtrise de soi allant vers un contrôle plus régulier des attitudes. De même ce processus de civilisation est « sans commencement » et « non déterminé », il peut être frappé de régressions, d’inversions (la « décivilisation ») et il ne porte pas en lui de jugement de valeur, positif ou négatif. L’ouvrage constitue en ce sens une très bonne introduction à une approche « actualisée » d’Elias. On retrouve notamment sa capacité à inscrire son objet d’analyse au cœur de dynamiques apparemment éloignées, pour en renouveler le regard. Ainsi dans la « civilisation des parents », Elias revient, en 1980, sur le thème de la perte d’autorité au sein de la cellule familiale. D’après lui, celle-ci correspond à des évolutions sociales larges qui ont peu à peu modifié fonctions et habitudes familiales traditionnelles sur lesquelles s’appuyait la relation de domination parents/enfants (l’éducation, l’apprentissage, la santé des enfants sont par exemple partiellement prises en charge par l’Etat, les seuils de tolérance à la violence se sont élevés...). Mais cette modification des rapports ne se traduit pas pour autant par un croissant « laisser-aller ». Cette relation plus égalitaire - dont Elias rappelle qu’elle coexiste avec d’autres rapports, toujours autoritaires - n’est en fait possible que par l’intermédiaire d’un plus grand auto-contrôle des parents, qui retiennent davantage énervement et brutalité, physique ou verbale, mais aussi auto-contrôle des enfants qui en réaction doivent intégrer plus tôt des formes de régulations beaucoup plus subtiles. Apparaît ainsi une situation plus complexe, qu’il faudrait savoir considérer. L’exemple, parmi d’autres (des analyses intéressantes sont également faites à propos de la violence dans les sociétés contemporaines) montre ce que cette perspective peut encore avoir à dire dans les débats actuels sur le « retour à l’autorité », dans lequel interviennent de nombreux psychologues, psychiatres ou psychanalystes.

De fait la réunion des textes, c’est leur deuxième intérêt, permet surtout de saisir le face-à-face critique qu’Elias mena entre la psychiatrie et la sociologie. L’expression n’est pas de trop, tant l’opposition semble consacrée entre la première, centrée sur l’individu et son parcours familial, et la seconde, soucieuse de l’étude des groupes et de la société dans son ensemble. La dualité est renforcée par les luttes institutionnelles qui orientent les regards, que ce soit celles qui les opposent entre elle, mais aussi celles qui les opposent à d’autres disciplines supposées proches (médecine pour l’un, histoire pour l’autre par exemple). Précisons que dans ces textes, Elias utilise aussi bien les termes de psychologie que de psychiatrie, trace de sa méfiance à l’égard des structurations disciplinaires trop fermes. Dans « sociologie et psychiatrie », il dissèque ces logiques de fermeture pour poser à nouveau, à la jonction des deux disciplines, sa question des rapports entre société et individu, compris dans une relation dynamique. En retour, la discussion avec Freud le pousse à approfondir ses premières approches. Le père de la psychanalyse, pour Elias, est en effet celui qui est allé le plus loin dans la compréhension dynamique des méandres de l’esprit humain, de manière particulièrement vive dans l’examen du passage de l’enfant à l’adulte. Il lui reproche cependant de ne pas tenir suffisamment compte de la société et de considérer les mécanismes qu’il décrypte (Moi, Surmoi, Inconscient...) comme des invariants de l’être humain. Pour Elias, ces derniers sont plutôt caractéristiques d’un certain état du développement social, celui de l’Europe du 19e siècle. Le sociologue entend alors historiciser ces notions pour les rendre plus opératoires dans d’autres contextes. Pour cela, il s’attaque au mythe des origines freudien (le parricide originel) puis procède à une sorte de dégoupillage des mots de Freud, remplacés par des formulations plus souples et adaptables. La « conscience » devient une « forme d’autorégulation » parmi d’autres, l’inconscient désigne « des souvenirs oubliés qui restent actifs en suscitant chez les individus des sentiments et des actions spécifiques » (p. 172). Dans son éclairante postface, Bernard Lahire rappelle que, ce faisant, Elias n’a jamais aussi clairement pris en compte le rôle des histoires singulières des individus dans ses analyses configurationnelles ; de même, il n’est sans doute jamais allé aussi loin dans l’idée qu’au-delà du terme « individu » se joue un ensemble relationnel interne plus fluide, un système d’équilibre complexe entre régulation et pulsion, lui-même articulé à un jeu d’interdépendances sociales et à des formes politiques changeantes. Il devient alors même possible d’établir une relation entre les situations historiques et les troubles psychomatiques, la balance des expressions obéissant à de subtils partages au cours du temps (« civilisation et troubles psychosomatiques »). Se dessine ainsi une fascinante histoire des formes d’autorégulation et des mécanismes psychiques qui les accompagnent - une histoire qui reste à faire, selon les matériaux disponibles, mais dont on comprend combien elle pourrait enrichir la compréhension des sociétés passées, autant que l’intelligence des déplacements du présent [3].

« Au-delà », pour reprendre la formule du titre, la confrontation avec Freud pousse Elias à préciser sa conception du monde, particulièrement explicitée dans le dernier texte (« Le concept freudien de société et au-delà »). Pour dépasser la théorie freudienne et son soubassement - l’opposition entre nature (pulsionnelle) et culture (régulatrice, répressive, sublimante) - Elias ajoute la sociologie historique, mais aussi les sciences biologiques, selon un recours sensible dans les textes précédents : à plusieurs reprises il évoque les traductions somatiques des troubles ou des sensations dont il entend rendre compte. Mais sa compréhension de l’évolution biologique est là encore indissociable de l’évolution sociale. Elias estime en fait que l’homme est équipé « par nature » pour l’autorégulation ; et cet équipement peut être mis en sommeil, stimulé et orienté différemment en fonction des sociétés ou des situations historiques. Evolution biologique et mutations sociales vont bien de paire : il s’agit d’un processus « biosocial ». Au crépuscule de sa vie, Elias répond ainsi clairement à ses détracteurs, notamment l’anthropologue Hans Peter Duerr, qui lui reprochaient d’opposer des sociétés frustes (avant le processus de civilisation ou à côté de lui) à des sociétés sophistiquées, « civilisées ». Par nature dans la culture, l’homme ne connaîtrait que des formes différenciées d’activation de cet équipement à l’autorégulation. Au-delà de ce débat, Elias entend surtout proposer un nouveau « paradigme » des sciences de l’homme, qui, après avoir rompu les barrières entre sociologie, histoire et psychanalyse, romprait celle qui les sépare des sciences physiques et biologiques. Invitant les sciences sociales à se méfier des attitudes hégémoniques de ces dernières, il en appelle à un dialogue franc établissant les justes connexions entre les deux (et non des liens de subordination). Vingt ans plus tard, à l’heure de l’affirmation croissante des sciences cognitives, cet appel et cette proposition d’un cadre d’intellection demeurent toujours très suggestifs.

Cette ampleur peut néanmoins troubler, et des doutes s’expriment aussi à la lecture des textes : la bibliographie ou l’état du savoir sur tel ou tel point, le fait est classique, peut paraître datée (les travaux de Philippe Ariès sur l’enfance, abondamment utilisés et discutés, ont été remis en question depuis). Plus qu’ailleurs, Elias propose une interprétation du processus historique étranger à la rupture, au jaillissement, à l’enfoui ou au rejeu. Reste surtout, toujours, une perspective que l’on a pu qualifier d’ « évolutionniste » - ou, selon une très bonne traduction proposée ici, « évolutionnaire » : malgré les précautions signalées, Elias parle bien de « stades plus ou moins avancés » du processus de civilisation et décrit, au détour d’une démonstration, les sentiments « inapprivoisés » des sociétés antiques. Des précisions importantes sont pourtant apportées dans certains textes : dans la « civilisation des parents », il convoque le processus de civilisation comme un « guide » pour éclairer ; dans le dernier texte, il rappelle que « la « civilisation » est pour [lui] un terme comparatif ». Cette contradiction appartient sans doute au fond même de sa démarche. Peut-être en va-t-il en fait pour le « processus de civilisation » d’Elias, comme pour l’idéal-type de Weber : tantôt il s’agit d’un outil d’analyse sans lequel on ne peut donner sens aux données constatées, tantôt de ce qu’il estime être la description vraie d’un certain mouvement historique. La frontière de l’un à l’autre demeure le plus souvent poreuse et, dans la seconde forme, plus normative, le concept peut être plus facilement critiqué. Chacun fera son choix. Il est vrai qu’appliqué à l’homme en général, dans une histoire de l’humanité qui va des sociétés « simiennes » aux sociétés « humaines », l’étendue du regard comme la question des données empiriques peuvent laisser circonspect.

Ce serait peut-être ne pas pleinement comprendre ce texte, qu’il faut inscrire dans la trajectoire intellectuelle d’Elias : après avoir observé dans la Société de Cour, les interrelations entre la monarchie absolutiste, la Cour, son étiquette et un certain type de rôle social ; après s’être penché dans le Processus de civilisation et les autres ouvrages sur l’examen d’une séquence historique occidentale en croisant une forme de pouvoir, un réseau d’interdépendance, un type d’économie psychique ; Elias propose ici une analyse de l’homme, dans laquelle celui-ci est toujours pris dans des processus mouvants, ces derniers activant différemment, sur le plan collectif comme singulier, un « équipement » biologique (l’auto-contrôle, la capacité à former des symboles par le langage [4]), lui-même pris dans une évolution plus profonde. Au croisement de toutes les disciplines intéressées à l’homme et à son environnement (histoire, sociologie, anthropologie, psychanalyse, sciences de la nature, sciences biologiques), Norbert Elias achève ainsi son parcours en proposant à son tour, comme pour toute grande perspective sociologique, sa définition de l’homme : une définition à la fois processuelle, historicisée et configurationnelle. On peut accepter ce cadre global ou le rejeter. Mais il paraît bien essentiel pour comprendre les analyses d’Elias. Ce faisant, il permet de considérer à un niveau plus modeste ce qui demeure peut-être la plus grande force de cette pensée : la faculté de lier entre eux les éléments, à tous les niveaux, selon toutes les tensions, avec un art de l’articulation unique, dont les chercheurs ont tout intérêt à s’inspirer ; la capacité à ouvrir des pistes et des regards en dehors des cadres d’interprétation hérités ; une curiosité scientifique insatiable, traquant les faux problèmes, dénichant de vraies questions, allant d’un défi à un autre, avec la même rigueur et la même patience. Le dernier texte, qui est en effet un véritable testament, manifeste la constance de cette exigence intellectuelle exemplaire. Il n’est pas anodin de la voir s’ouvrir une dernière fois, avant de s’éteindre, sur le constat du caractère inachevé et sans commencement de tous les processus touchant à l’être humain.

NOTES

[1Agrégé et docteur en histoire

[2Elias N., Sur le Processus de civilisation, T2, La dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, 1975, p. 255 (trad P. Kamnitzer)

[3Les analyses de Jean-Claude Schmidt sur la personne - plus que l’individu - dans la civilisation médiévale paraissent très bien nourrir de telles réflexions (« la découverte de l’individu : une fiction historiographique », in Le corps, les rites, les rêves, le temps, Paris, NRF, 2001, p. 241-262).

[4Cet aspect est expliqué dans un autre texte, qu’il faut rapprocher de la présente réflexion : Norbert Elias, The Symbol Theory, London, SAGE, 1991.

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