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Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement

Un ouvrage sous la direction de Marc Bessin, Claire Bidart, Michel Grossetti (La Découverte, Coll "Recherches", 2010)

publié le jeudi 25 mars 2010

Domaine : Economie , Histoire , Philosophie , Sociologie

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Par Aurélien Raynaud [1]

L’ouvrage est issu d’un atelier de recherche qui s’est tenu de 2003 à 2006 et dont le but était de réfléchir aux outils et concepts mis au point par différentes disciplines des sciences sociales pour penser et comprendre les évènements, les bifurcations et les ruptures. Le point de départ de cette entreprise collective était notamment le constat d’un certain dénuement conceptuel et théorique de la sociologie française pour analyser des « changements brusques et imprévisibles » (p. 7), alors même que les sociologues s’y trouvent confrontés de manière récurrente dans leurs recherches. Il est vrai qu’historiquement, la sociologie s’est davantage construite contre l’évènement, au profit de la mise au jour des régularités et permanences. La volonté de Durkheim de fonder la sociologie sur le modèle des sciences de la nature, en établissant des lois du fonctionnement social qui supposent la stabilité et l’inertie et excluent la contingence, en est une illustration. Dans cette perspective, les évènements sont laissés à la marge de l’étude sociologique ou absorbés dans l’analyse structurelle, ils sont les résidus de l’observation statistique. Or, depuis plus d’une vingtaine d’années, « la question de l’évènement est revenue » (p. 9) par le biais d’approches biographiques, processuelles, longitudinales...des phénomènes sociaux.

La problématique de l’ouvrage repose sur l’observation qu’il existe des situations d’incertitude et de changement pour les acteurs et des situations relativement imprévisibles pour les chercheurs, situations qui peuvent a fortioriavoir des effets notables sur le monde social et la dynamique des phénomènes sociaux. Ce postulat justifie une interrogation portant sur les bifurcations, entendues comme changements de direction, et sur l’évènement, comme phénomène historiquement, géographiquement et socialement situable qui modifie le cours de la vie sociale. Le présent volume propose un nombre conséquent de contributions (23 chapitres) qui toutes travaillent et interrogent d’une manière spécifique la notion générale de « bifurcation ». Inutile d’y chercher une approche, une définition ou une interprétation commune du phénomène, seul un intérêt pour les changements brusques aux conséquences durables est partagé par les auteurs. L’hétérogénéité des articles porte autant sur les échelles d’observation (micro/macro) ou la nature des faits étudiés (révolution, passage à la vie adulte, conversion religieuse, restructuration d’entreprise...) que sur l’approche théorique (actionnaliste, dispositionnaliste, structuraliste, réseaux sociaux...) et disciplinaire (sociologie, histoire économie, philosophie) ou le vocabulaire descriptif et conceptuel (« bifurcation », « évènement », « rupture », « turning point »...).

Malgré cette hétérogénéité, certaines propositions sont assez largement partagées. Michel Grossetti (chap. 7) envisage les bifurcations, qu’il considère comme des changements structurels, au croisement de l’imprévisible et de l’irréversible. Selon lui, on peut qualifier de bifurcation toute situation sociale dans laquelle un évènement imprévisible a des effets irréversibles, c’est-à-dire durables, et qui, amorcé dans un contexte spécifique, a des conséquences sur des registres plus étendus de la vie sociale. Les critères d’imprévisibilité et d’irréversibilité sont largement repris dans l’ouvrage et sembleraient pouvoir servir à construire une définition minimale des phénomènes bifurcatoires. Le postulat de la contingence radicale est par exemple au principe de la sociologie historique évènementielle à laquelle en appelle William H. Sewell dans un texte traduit de l’anglais par Grossetti (chap. 6). Sewell envisage l’Histoire comme une « succession d’évènements en grande partie contingents » (p. 111), les évènements étant définis comme étant « la sous-catégorie relativement rare des faits qui transforment significativement les structures » (p. 129), pouvant ainsi être en mesure de modifier le cours de l’Histoire. Cela ne signifie pas que le monde change en permanence mais que « l’Histoire présente à la fois des stabilités tenaces et des ruptures soudaines » (p. 131). Pour Sewell, il est nécessaire que la sociologie renonce à l’ambition de vouloir établir des lois transhistoriques sans qu’elle doive toutefois abandonner l’idée de causalité entre les phénomènes sociaux. Le sociologue doit privilégier une démarche narrative qui s’attache à mettre en évidence le déroulement de l’Histoire en délimitant des séquences de faits et d’évènements entretenant des liens de causalité.

Pour intéressants qu’ils soient, la condition d’imprévisibilité chez Grossetti et le postulat de la contingence radicale chez Sewell peuvent toutefois poser problème lorsqu’ils s’appliquent même à un point de vue rétrospectif. Personne ne peut dire sérieusement que les sciences sociales pourraient un jour parvenir à se constituer en sciences prédictives. Or, il est différent de considérer, lorsque l’on s’intéresse à des évènements passés, que ceux-ci, malgré les informations dont on dispose a posteriori, demeurent « imprévisibles ». C’est renoncer à l’explication, c’est refuser de penser pouvoir trouver dans l’agencement des situations sociales et des propriétés des agents ou des institutions des éléments de compréhension de l’avènement du phénomène. La condition d’imprévisibilité confère à l’évènement un statut fortuit qui est en partie contestable, car il conduit à ne pas s’interroger sur ses conditions de possibilité et d’émergence. Une telle conception semble n’autoriser d’interrogations que sur ce qui procède de l’évènement : quels sont ses effets ? Sur les structures sociales ? Sur les trajectoires individuelles ? Comment est-il interprété ? Comment s’inscrit-il dans la mémoire ? Comment redéfinit-il l’action ?...

Ce que l’on peut mettre en question, c’est la représentation non questionnée de l’évènement comme une rupture qui viendrait briser un cours stable de la vie sociale. Par définition, la rupture casse une continuité. Or ne pourrait-on pas envisager la rupture elle-même comme une continuité ? Comme un phénomène qui ne ferait pas irruption dans l’Histoire mais qui en procéderait ? Une telle posture replace l’évènement dans le champ d’investigation sociologique comme un fait compréhensible et explicable qui a des conditions d’émergence qu’il s’agit pour le sociologue de définir. Dans le chapitre 4, Michel Dobry développe ainsi un point de vue continuiste selon lequel il n’est pas souhaitable d’adopter une approche spécifique pour étudier les phénomènes bifurcatoires. Ceux-ci doivent être abordés comme n’importe quel objet. Cette perspective participe d’une critique de l’« illusion héroïque » qui tend à faire des périodes de rupture « les moments du règne des facteurs subjectifs » (p. 67), écueil dans lequel tombent certains des contributeurs du volume qui semblent réduire l’ensemble de la réalité sociale à des problèmes de sens.

Parmi eux, Marc-Henry Soulet (chap. 16) s’intéresse à la bifurcation en tant que transformation identitaire. La latence est définie comme l’étape clef des processus bifurcatoires. Moment d’indécision, d’incertitude et d’inquiétude, c’est au cours de la période de latence que l’individu se désinvestit de ses engagements antérieurs avant de parvenir à trouver un nouvel espace d’engagement. Il s’agit d’une situation de grande tension psychique pour les acteurs, car les structures réglant la vie ordinaire s’affaiblissent et se brouillent et les ressources possédées ne sont plus opérantes pour agir. C’est toutefois dans l’action, ainsi que par un travail réflexif et par le biais des interactions avec les autres et le monde que l’individu découvre et développe de nouvelles ressources et de nouveaux buts. Soulet parle alors d’un « agir poïétique », agir qui ne se construit ni par les fins ni par les normes, mais par l’action.

On peut douter de la justesse de cette conception des bifurcations et plus largement, des périodes de crise, comme moments où les structures sociales s’affaissent et où les conditionnements sociaux sont suspendus. Sophie Denave (chap. 9) propose une analyse dispositionnaliste et contextualiste des ruptures professionnelles. Loin de considérer des individus indéterminés, elle envisage les périodes de crise (qui constituent dans son étude un état de malaise vécu par les acteurs dans une situation professionnelle donnée) comme le produit d’un « désajustement entre (des) dispositions à agir et (une) situation professionnelle » (p. 175). La crise ne manifeste donc pas un affaiblissement des structures, mais est le produit de l’incapacité de l’acteur à faire face aux situations rencontrées. Ce qui apparaît à première vue comme une rupture s’inscrit en réalité dans un continuum logique et se révèle parfaitement intelligible sociologiquement.

Mais alors quel statut accorder à la contingence ? Sans doute constitue-t-elle une variable qu’il ne faut pas écarter a priori. Certains évènements historiques sont le produit d’une configuration singulière d’éléments dont la rencontre, sans être parfaitement fortuite, ne pouvait être tenue pour assurée. Et puis, comme le soulignent Michel Dobry, William H. Sewell ou encore Andrew Abbott (chap. 11), l’Histoire ne peut certainement pas se comprendre à la seule lumière de l’observation de grandes tendances structurelles. Des faits locaux peuvent avoir des conséquences macrosociales. Or celles-ci, si elles ne sont pas le fruit du hasard (avec lequel tout serait également possible ou probable, ce qui n’est pas le cas dans le monde social), n’ont les effets observés que dans des circonstances particulières qu’il est moins aisé pour le chercheur de reconstituer.

Sur le plan biographique, l’idée de contingence ne peut également être exclue : la vie sociale réserve des possibilités de rencontres relativement aléatoires avec des institutions, des individus ou des groupes qui, en tant qu’agents socialisateurs, peuvent avoir des effets notables sur les patrimoines dispositionnels incorporés et, en conséquence, sur les trajectoires de vie. De la même façon, certains risques (maladies, accidents...), sans peser aléatoirement sur les individus des différentes classes sociales d’un point de vue statistique, ne peuvent pas non plus être tenus pour prévisibles. Or certains de ces risques modifient largement les conditions de vie des individus, transforment l’espace des possibles et peuvent alors être qualifiés de « bifurcations ». C’est le cas de certaines personnes rencontrées par Valentine Hérardot (chap. 8) dont la trajectoire est bouleversée par des évènements « contingents » (accidents du travail en l’occurrence), qui peuvent alors susciter des résistances (lorsque l’accident du travail menace une ascension professionnelle) ou favoriser les aspirations individuelles (lorsqu’il permet de se soustraire à un emploi jugé ennuyant ou dégradant).

En définitive, on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage. La variété (disciplinaire, thématique, théorique) des approches, bien qu’elle puisse parfois rendre la lecture ardue du fait de l’inscription dans des courants de recherche largement différents, fait son incontestable richesse. Si les auteurs ne parviennent pas à dégager un véritable fond commun, les nombreux débats et questionnements suscités par leurs contributions constituent le principal intérêt du volume : qui, de l’analyste ou de l’acteur, définit l’évènement ou la bifurcation ? Faut-il adopter une approche narrative interprétant les évènements à partir de leurs résultats et conséquences ou doit-on rejeter toute forme d’historicisme ? Faut-il admettre ou récuser l’idée de causalité entre des séquences d’évènements ? Quelle place doit-on accorder à la contingence et au hasard ?...Le progrès de la connaissance ne peut que se satisfaire de la confrontation et de la discussion d’approches et de points de vue différents, et parfois même opposés. On peut ainsi reprendre ces mots de Michel Dobry : « il ne saurait y avoir de « théorie de l’évènement ». En revanche des théories - dans le sens le plus exigeant du terme - adossées à des classes particulières de situations semblent clairement à la portée des sciences sociales » (p. 86).

NOTES

[1Doctorant et chargé d’enseignement en sociologie à l’Université Lyon2, membre du GRS (Groupe de recherche sur la socialisation)

Note de la rédaction

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