Par Igor Martinache
Ingmar Bergman, Michelangelo Antonioni ou Luigi Comencini, la planète des grands cinéastes s’est décidément beaucoup dépeuplée ces dernières semaines. L’un d’entre eux nous a pourtant quitté dans une indifférence inversement proportionnelle à son talent (le sujet de ses œuvres n’y est sans doute pas étranger). Avec la disparition d’Ousmane Sembène, le 9 juin dernier, ce n’est pas une, mais sept vies qui se sont éteintes simultanément. C’est que la biographie de l’artiste sénégalais ferait un matériau de premier choix à un auteur en mal de sujet. Pensez donc : autodidacte, tour à tour tirailleur sénégalais, « sans papier » en France avant l’heure, docker, écrivain et réalisateur, Sembène Ousmane a autant vécu qu’il a raconté la vie des autres : dockers, cheminots, soldats, esclave moderne,... Avec une obsession : la dissection du rapport colonial, cette relation de domination multidimensionnelle et complexe entre les « Français » de métropole et les habitants de leurs anciennes colonies.
Celui-ci est notamment au cœur du Camp de Thiaroye, un des chefs d’œuvre d’Ousmane Sembène. Largement inspiré d’une histoire passée sous silence -du moins dans l’Hexagone-, ce film participe tout d’abord aux luttes mémorielles qui encadrent la recherche historique. Car, comme le rappelle notamment Gérard Noiriel, la Mémoire (avec un grand « M »), telle qu’elle est construite par les discours publics, est un enjeu éminemment politique, où la neutralité affichée se révèle impossible [1]. Le camp de Thiaroye est ainsi à classer, aux côtés du massacre de Sétif du 8 mai 1945, parmi les « crimes » honteux de l’armée coloniale française au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. C’est dans ce camp de transit proche de Dakar que 67 tirailleurs sénégalais, parqués après avoir contribué à libérer la France et expérimenté les camps de concentration nazis, ont été massacrés par les chars des Forces Françaises Libres le 1er décembre 1944. Leur faute ? S’être mutinés pour obtenir le paiement des primes promises par les autorités militaires - primes pourtant déjà bien inférieures à celles des vétérans « de la métropole ».
Précurseur en quelque sorte du récent Indigènes [2], Camp de Thiaroye est cependant loin de se résumer à sa seule dimension historique. Car à travers les personnages mis en scène, Ousmane Sembène y livre une peinture fine des relations coloniales, loin du manichéisme qui imprègne souvent ce débat très actuel. Deux personnages notamment y défient les prénotions : le sergent-chef Diatta (Ibrahim Sane), plus haut gradé parmi les tirailleurs, et le capitaine Raymond (Jean-Daniel Simon), l’un des commandants français venu de la métropole. Marié à une parisienne qu’il aspire à retrouver comme leur fils, le premier se révèle bien plus érudit que ses supérieurs militaires, féru de littérature et de jazz. Sa grande patience et compréhension seront cependant mise largement à l’épreuve par les humiliations à répétition que lui administrent les « Français ». Le second, lui, est un des rares parmi ses homologues à contester l’injustice du traitement réservé aux tirailleurs sénégalais. Mais difficile pour lui de se faire entendre face à la force des préjugés coloniaux paternalistes.
Pour sa dissection fine des rapports coloniaux (car sans doute est-il plus juste de mettre l’expression au pluriel) - qui ne sont peut-être finalement qu’un cas particulier de rapport de domination-, Camp de Thiaroye a sans doute peu d’équivalents parmi les films de fiction. Il révèle notamment bien la dialectique au cœur de ces rapports, cette tension contradictoire entre protection et exploitation, qui permet de comprendre pourquoi les uns et les autres peuvent finalement s’accommoder de la situation. Il montre également l’importance des représentations dans la perception de l’injustice. Or, comme le montrait il y a un demi-siècle le sémiologue Roland Barthes dans ses Mythologies [3], la domination coloniale constitue un des mythes les plus naturalisés qui soient dans l’imaginaire français. Et, à en juger par la force des polémiques actuelles, cela semble toujours être le cas.
En somme, Camp de Thiaroye constitue une illustration édifiante des travaux sociologiques sur l’acculturation et la « situation coloniale » d’auteurs aussi majeurs que George Balandier, Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad [4]. Une contribution utile aux luttes mémorielles qui font rage actuellement, ne serait-ce parce qu’elle en restitue l’entremêlement des enjeux, contre les positions radicales qui s’expriment dans un camp comme dans l’autre. Et, contrairement à ce que tentent de nous faire penser certains, comme Pascal Bruckner ou Alain Finkielkraut, la clé de ce débat est sans doute moins du côté de la culpabilité que de l’imaginaire et de l’humiliation. Cela dit, Camp de Thiaroye vaut aussi le détour par la grande qualité de sa réalisation qui prouve que Sembène n’était pas seulement un militant actif et un fin sociologue, mais aussi un grand artiste. Ce qui n’est pas incompatible.