Par Samuel Coavoux [1]
Les critiques couramment adressées à l’œuvre de Pierre Bourdieu sont connues depuis longtemps. Il traiterait les acteurs comme des « idiots culturels », selon le mot de Garfinkel , aurait une conception déterministe des rapports sociaux et ferait preuve du pire objectivisme dans sa méfiance envers les « identités subjectives » et les « singularités ». L’ouvrage que publie aujourd’hui Pierre Verdrager ne renouvelle pas, ou très peu, cette critique. L’auteur se concentre sur la vision de l’acteur social que développe explicitement ou implicitement le sociologue. Il passe pour cela en revue différents terrains d’enquête ou de discours de Bourdieu et de son équipe. Un tel découpage thématique semble cependant superficiel, tant les analyses sont redondantes.
Le pêché capital que commet Bourdieu est pourtant un biais contre lequel il a beaucoup écrit : l’ethnocentrisme. Quand il étudie les femmes, il le ferait du point de vue des hommes (qu’importe alors si l’objet de Bourdieu n’est pas tant les femmes que la domination masculine [2]) ; l’Algérie, du point de vue de l’Occident ; les classes populaires, de celui des classes supérieures. Il s’interdit ainsi de penser le monde à partir du point de vue des acteurs et sous-estime leurs capacités critiques. Le refus du biais scolastique (prêter aux acteurs la vision du monde du sociologue) au nom de la lutte contre l’ethnocentrisme aurait donc pour résultat paradoxal de rendre impossible l’attribution d’une conscience aux acteurs. Le dernier chapitre, intitulé « la psychanalyse », montre ainsi l’importance du concept central de la discipline freudienne dans l’œuvre de Bourdieu, où elle prend la forme de l’intériorisation des structures objectives. Deux chapitres portant sur « les sciences » et « l’épistémologie » complètent cette critique. Le premier dénonce l’importance accordée à l’autonomie du champ scientifique comme principal garant de l’intérêt des résultats qui y sont produits. Le second reproche à Bourdieu son usage de Bachelard et notamment l’idée que la science se construit contre le sens commun.
Les critiques apportées à la théorie de l’action ne sont pas toutes sans pertinence. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ont ainsi bien montré le misérabilisme de la théorie de la légitimité culturelle et l’ethnocentrisme de classe afférent [3]. Il ne s’agissait pourtant pas de remettre en cause le concept même de hiérarchies culturelles, ni de nier les résultats principaux de La Distinction, mais simplement de pointer une large zone d’ombre, la culture populaire. Bernard Lahire a lui, remis en cause l’idée d’une transférabilité générale des dispositions qui est au principe de l’habitus [4]. Là encore, pas question de s’opposer à la thèse de l’incorporation du social : il s’agit au contraire de préciser cette analyse.
Paradoxalement, pourtant, Pierre Verdrager, qui reprend ces critiques, ne semble pas voir d’issue possible aux limites et aux erreurs de Bourdieu. Il pouvait pourtant trouver dans l’œuvre qu’il critique les moyens de dépasser ces limites. Que l’on pense, par exemple, aux passages sur le dépassement de l’opposition entre objectivisme et subjectivisme [5]. C’est parce que la critique scientifique de la théorie de l’action ne constitue pas le cœur de la réflexion de Verdrager. La controverse porte fondamentalement sur le domaine éthique et politique. L’accusation principale est celle de la « disqualification » : Bourdieu écrirait contre les acteurs qu’il étudie. Il leur tendrait « pièges » et « guet-apens », et sa théorie ne serait qu’un moyen de les réduire, par l’« injure » : réduction au primitif, au croyant, au naïf, etc. C’est ainsi que fonctionne, par exemple, le parallèle souvent employé avec le champ religieux. En qualifiant des représentations de croyances, des pratiques culturelles de magie, le sociologue aurait pour objectif de les disqualifier. C’est oublier que ce rapport du sociologue à son objet ne s’applique pas aussi sélectivement que l’on veut bien le faire croire. La « réduction », ou l’objectivation, concernent tout aussi bien « nous » que « eux » chez le sociologue, comme en témoignent les ouvrages consacrés aux classes supérieures et aux intellectuels, en particulier Homo academicus, La noblesse d’état et Les règles de l’art [6] et procède avant tout d’une conception de la sociologie longuement explicitée [7].
En lui prêtant ainsi des intentions malveillantes, Pierre Verdrager ignore absolument les fondements épistémiques des analyses de Bourdieu. Il ne rend pas compte de la richesse de ses travaux, de leur robustesse, de leur capacité à expliquer efficacement le monde social. On constate ainsi avec regret que la grande majorité des acquis de l’œuvre bourdieusienne est passée sous silence, après quelques paragraphes convenus en début de chaque chapitre. Ainsi, par exemple, de la théorie des champs. Pire encore, l’auteur force souvent le trait de ses exemples, attribuant aux propositions de Bourdieu des conséquences qu’elles n’ont pas. A un Bourdieu qui affirmerait la supériorité du point de vue scientifique, Verdrager oppose un exemple, celui du physicien George Charpak dénonçant, dans un discours méprisant, les craintes du public concernant par exemple l’énergie nucléaire comme irrationnelles. Mais où Bourdieu, qui critiquait si vertement ses collègues, écrit-il que le discours scientifique est par nécessité, en tant qu’il est scientifique, plus vrai qu’un autre ? Dans les textes incriminés [8], il évoque simplement, en réalité, les conditions sociales de possibilité d’un tel discours, sans donner pour autant aux scientifiques un blanc-seing pour donner la vérité sur le monde.
La logique argumentative de Ce que les savants est aisément compréhensible : une critique éthique et politique des thèses bourdieusienne (ces thèses sont fausses, voire dangereuses, car elles blessent les acteurs les plus vulnérables au lieu de leur donner des armes) n’est possible qu’à la condition de montrer d’abord les intentions disqualifiantes de Bourdieu. Cependant, ni la preuve de cette condition, ni une formulation convaincante de cette thèse ne se trouvent dans l’ouvrage de Pierre Verdrager. Il est par ailleurs dénué d’une critique scientifique originale, qui porterait non pas sur les intentions mais sur les méthodes, les concepts, les explications proposées par le sociologue. C’est pourtant bien de cette critique-là, scientifique et constructive, dont ont besoin les thèses de Pierre Bourdieu et leur descendance : assurément, elles méritent mieux qu’un nouveau coup d’épée dans l’eau.