Par François Granier [1]
Si la sociologie du travail a occupé durant les « Trente glorieuses », une place majeure, la montée du chômage et l’érosion des trajectoires professionnelles rectilignes ont favorisé, à partir des années soixante-dix, une sociologie de l’emploi. Cette dichotomie, souvent justifiée au nom de considérations socioéconomiques et politiques, s’avère-t-elle féconde ? Est-elle pertinente pour appréhender des univers professionnels où le credo managérial met en avant comme seule option à la préservation des emplois dans un monde globalisé : flexibilité, individualisation des performances, injonction à l’autonomie… ?
Bénédicte Zimmermann, sur la base d’enquêtes auprès de salariés, de responsables « RH », de cadres dirigeants et de représentants syndicaux, est conduite à reconsidérer cette segmentation. En écho à l’oxymore « flexisécurité », forme incarnée de la « novlangue » de Georges Orwell [2], elle nous invite à opérer : « un déplacement du regard, des politiques sociales et de l’emploi vers l’ancrage de la flexibilité dans le travail et le lieu de son exercice : l’entreprise » (p. 3).
Il serait donc erroné de considérer que l’aspiration à la sécurité du travail relèverait des seules politiques publiques. Certes, celles-ci doivent être actives auprès des salariés privés d’emploi et il leur incombe de promouvoir des dispositifs accompagnant les transitions professionnelles. Cependant, il convient de reconsidérer la qualité des situations de travail et l’effectivité des politiques d’emploi conduites par les entreprises. Pour l’auteure, l’articulation de la flexibilité et de la sécurité conduit à redonner tous leurs rôles à l’entreprise et aux salariés. La précarité et l’insécurité ne seraient pas uniquement liées au marché de l’emploi et aux formes juridiques du salariat. Elles sont à analyser au sein même de l’entreprise. Cette hypothèse conduit à ne pas considérer le travail dans sa seule dimension marchande ni l’emploi comme une variable d’ajustement. Le travail, s’il est un produit économique dans la mesure où il permet à chacun de faire face à sa subsistance, est aussi une activité humaine qui donne sens à notre existence. Il est enfin une institution sociale car il demeure un lieu central de sociabilité.
Pour tester ses hypothèses, Bénédicte Zimmermann analyse d’abord les logiques d’action d’entités productives originales : les groupements d’employeurs. Ces structures, régies par le statut de la loi de 1901 relative aux associations, fédèrent des entreprises à la recherche de salariés soit pour assurer des activités saisonnières soit pour disposer de cadres spécialisés qu’elles ne peuvent employer à temps plein. Les professionnels recrutés par le groupement deviennent des salariés du groupement et se voient proposer un CDI. Ils effectueront leur travail en « temps partagé » auprès de deux ou trois entreprises, charge au groupement d’assurer le maillage des emplois à temps partiels. Quels sont les effets de cette disjonction entre l’emploi sécurisé et la flexibilité des activités ? L’auteur recueille finement les propos de salariés : ici, une ouvrière partage son temps de travail entre un emploi semestriel dans l’agro-alimentaire et un autre dans le conditionnement de parfums ; là, une responsable de communication répartit sa semaine entre trois PME de secteurs différents….
Ces entretiens, reconduits à trois ans de distance, lui permettent d’effectuer une étude comparative des politiques de gestion réalisées par les groupements d’employeurs mais aussi d’appréhender comment les salariés vivent leurs trajectoires professionnelles. Si la capitalisation des expériences produit de la confiance chez certains salariés et renforce leur réputation auprès des entreprises adhérentes, d’autres, confinés dans des missions où leurs capacités ne sont pas reconnues, n’aspirent qu’à une pérennisation auprès d’une seule et même entreprise. L’auteure montre en outre comment la flexibilité peut être vécue différemment selon le genre : plus « mise à distance du travail » chez les hommes, plus « ‘tentative de conciliation des temps sociaux » chez les femmes.
Dans la seconde partie de son ouvrage, B. Zimmermann analyse les logiques de travail, d’embauche, de formation et de gestion des parcours au sein d’un site français d’une entreprise de construction de camions suédoise. Elle démontre que le développement des capacités professionnelles des salariés, véritable assurance face au risque d’une perte d’emploi, implique une triple exigence. Il s’agit d’abord de mettre en œuvre, à tous les niveaux hiérarchiques, une organisation du travail source d’acquisition de nouvelles capacités. Celle-ci se traduit par exemple par l’invitation faite aux salariés des chaînes de montage d’effectuer ponctuellement des tâches de contrôle mais aussi de rechercher, en petits groupes, des améliorations. La seconde exigence concerne le management de proximité en charge notamment d’informer quotidiennement leur équipe sur l’avancement des opérations, les singularités d’un programme… mais aussi de remplacer un salarié absent. Quant à la troisième, elle porte sur la politique « RH » du site en lien avec celle du groupe industriel tout entier. Elle se concrétise tout particulièrement par des dispositifs de reconnaissance symbolique : accès à des formations qualifiantes pour les salariés « distingués », voyages d’études auprès des usines suédoises, promotions professionnelles au sein du site… qui prennent le pas sur des augmentations de salaire individualisées.
Adoptant la même démarche d’analyse des trajectoires professionnelles qu’auprès de salariés des groupements, l’auteure dégage des parcours types et les variables clefs. Ici, le « parcours de carrière-maison » naît de la conjonction entre le projet personnel du salarié et son inscription dans la « potential list » de l’encadrement. Là par contre, le « parcours régressif » s’explique par les conséquences des choix industriels du site : l’expertise acquise devient obsolète du fait de la réorganisation de la production à l’échelle européenne… L’auteur met en outre en évidence un « parcours de genre » particulièrement original dans un univers professionnel très majoritairement masculin et un « parcours de militant bloqué ». Quant au « parcours de délégations » où des salariés, sans obtenir de promotions statutaires, valorisent les missions techniques ponctuelles et n’assurent pas de mission d’encadrement, il incarne un mode de réalisation de soi où se combinent reconnaissance par les pairs, équilibre personnel et engagements familiaux et sociaux.
B. Zimmermann, souligne les limites de ces politiques sociales d’entreprise où se réinvente le « management participatif » [3]. Elle montre cependant comment une approche centrée sur le développement humain peut s’avérer plus efficiente que celle fondée sur le capital humain.
Pour l’auteure, « …en instaurant un régime d’incertitude, la flexibilité sape la prévisibilité d’une société construite sur la gestion du risque, en même temps que l’efficacité des institutions » (p. 210). Des politiques d’entreprise fondées sur l’entretien et le développement des capacités de tout salarié sont-elles dès lors susceptibles de constituer une réponse aux attentes de sécurité formulées par les employés et au besoin d’adaptabilité organisationnelle mise en avant par les firmes ? Au-delà du triangle vertueux évoqué ci-avant : organisation du travail, management de proximité et politique globale, B. Zimmermann évoque dans son dernier chapitre la double dimension du projet professionnel. Celui-ci se concrétise par d’authentiques marges d’autonomie quant aux moyens et par des espaces de liberté quant aux finalités du travail. Si la première est octroyée dans les organisations contemporaines qui placent la flexibilité au cœur de leur logique d’action, la seconde caractériserait la « modernité organisée » [4] où participation et démocratie sont reconnues comme des exigences.
En redonnant sa place à l’expérience individuelle et collective du travail Bénédicte Zimmermann ne fait pas seulement la démonstration que les univers productifs peuvent conjuguer concrètement flexibilité et sécurité en s’inscrivant dans un projet dégagé de visions à court terme. Elle fait la preuve de la fécondité d’un regard hybride dans lequel travail et emploi sont analysés conjointement.