Par François Granier [1]
Grâce aux observations conduites durant près d’un an par Donald Roy [2], nous avons eu accès au quotidien de la vie dans les ateliers d’une manufacture nord américaine au tournant des années cinquante. Cette sociologie, fondée sur l’observation participante et mobilisée massivement par les sociologues de l’Ecole de Chicago, a également été mise en œuvre en France. Ainsi, Simone Weil, Robert Linhart, Renaud Sainsaulieu mais aussi Jean Peneff [3] et de nombreux sociologues ont opté pour cette modalité d’investigation pour nous livrer leurs analyses sur de multiples univers de travail. Nicolas Jounin s’inscrit explicitement dans cette lignée. Cependant, le monde du bâtiment et des travaux publics français justifie-t-il une telle démarche ? Ses réalisations sont omniprésentes et les chantiers se donnent à voir. Ce secteur est porté par des entreprises dont plusieurs sont des leaders mondiaux mais aussi par un tissu de PME en charge du second œuvre. Quant aux salariés, qui ne valide le constat qu’il s’agit d’un secteur en déficit chronique de main d’œuvre et que, sans de très nombreux ouvriers immigrés, celui-ci ne pourrait faire face à la demande ?
Comme la plupart d’entre eux, Nicolas Jounin va rechercher son premier emploi de manœuvre en s’adressant à des agences d’intérim. Ce sont elles en effet qui proposent aux entreprises cette main d’œuvre si nécessaire pour tenir les délais malgré les innombrables aléas de toute construction. Salarié blanc et français, sa présence surprend les chefs de chantier où ces emplois sont tenus presque exclusivement par des salariés ouest-africains. Nicolas Jounin travaille donc aux côtés de ces hommes, parfois « sans papiers », exposés de fait à une insécurité permanente. Tenant fidèlement son journal, il nous livre des dialogues où un « humour de chantier » conduit les agents de maîtrise à nommer indistinctement ces ouvriers « Mamadou ». Salariés interchangeables, ne sont-ils pas révocables à tout instant n’ayant souvent même pas signé leur contrat d’intérim ? Aussi, humiliations et propos racistes constituent-ils le quotidien de ces hommes qui n’ont qu’un rêve : pouvoir quitter le BTP dès l’obtention d’un titre de séjour. Après plusieurs chantiers entrecoupés de périodes de chômage, l’auteur effectuera un stage professionnel pour acquérir une qualification de ferrailleur. Avec celle-ci, il poursuivra ses observations sur les relations entre corps de métiers, sur les pratiques des chefs de chantiers mais aussi sur les interventions de contrôleurs en charge de veiller à l’application des normes de sécurité.
Pour recueillir les matériaux de sa thèse de sociologie, Nicolas Jounin a engagé ses observations sans problématique posée a priori. Il s’est donné pour objectif de comprendre les relations interethniques dans un univers de travail où se côtoient essentiellement africains de l’ouest, maghrébins, portugais et français. Ses contacts fréquents avec les entreprises d’intérim, l’observation des demandes formulées au jour le jour par les chefs de chantier en quête de salariés pour amortir pics d’activités mais aussi arrêts liés aux intempéries et enfin ses entretiens avec des DRH de grandes entreprises de construction le conduisent à conclure à l’hyper-marchandisation du travail dans ce secteur. Il déconstruit ainsi le discours dominant qui, depuis plus quarante ans, met en avant une pénurie de main d’œuvre pour justifier le recours à des salariés peu qualifiés et précaires. Les entreprises de sous-traitance qui assurent souvent l’essentiel des travaux pour le compte des sociétés de premier plan jouent un rôle clef. Pour faire face aux impératifs des plannings dans un secteur où plus qu’ailleurs tout ne peut être prévu à l’avance, ce sont elles qui vont solliciter les entreprises d’intérims. Aussi, accepteront-elles pour réduire leurs charges de faire appel à des salariés sans papier, pratiques auxquelles les géants du BTP ne sauraient se livrer. Dès lors comment assurer dans ces univers dérégulés un minimum de cohésion et de coordination ?
C’est là qu’entrent en scène les logiques de protection individuelles et ethniques. La clef de compréhension des recrutements, mais aussi des licenciements, surgit de l’analyse des propos tenus par le personnel des agences d’intérims, des cadres intermédiaires des entreprises sous-traitantes, des chefs de chantiers... L’auteur analyse les liens d’affiliation qui se construisent de chantier en chantier et qui se traduisent par des promesses d’embauche. Néanmoins, ces pratiques maintiennent ces salariés précaires, voire clandestins, dans des situations de dépendance et donc de docilité temporaire. Ces processus d’externalisation des risques économiques et juridiques portés par les entreprises « majors » d’une part et de fidélisation informelle des ouvriers d’autre part, constituent donc la logique d’action qui organise les chantiers de construction. C’est à ce prix que le BTP français assure son développement en France et est ainsi devenu l’un des leaders mondiaux.
Pour Nicolas Jounin, il s’agit là d’une stratégie pérenne. Face à la pénibilité du travail, à la précarité, aux risques d’accidents particulièrement fréquents... les ouvriers répondent par des « tactiques ». Ici, l’auteur se réfère explicitement aux thèses de Michel de Certeau [4]. Nicolas Jounin témoigne à longueur de chapitre de ces pratiques « subversives » : flâneries, dissimulation d’activité, défections... Pour les contenir, les entreprises mettent en place des primes et avancent des perspectives de carrière. Il incombe donc à la maîtrise, souvent d’origine portugaise, de créer un noyau de salariés stables mais néanmoins précaires.
En consolidant ses observations par l’analyse de données relatives à l’origine des salariés, à l’organisation de la sous-traitance mais aussi au « turn-over » et aux accidents du travail, l’auteur nous livre un état des lieux qu’une approche plus académique n’aurait sans nul doute pas permis. Le chantier était donc bien « interdit au public », comme l’indique le titre de l’ouvrage. La lecture des annexes et plus particulièrement de ses réflexions méthodologiques : « Observer des gens : un problème scientifique et déontologique » constitue une invitation à pratiquer une sociologie « dans l’action » qui ouvre la porte à des consolidations particulièrement fécondes.