Par Abir Kréfa [1]
Alors que les premiers travaux d’inspiration féministe se sont exclusivement attachés à dévoiler les logiques de re-production de la domination masculine, dans ses formes matérielles et symboliques, les recherches récentes mettent également l’accent sur les formes de résistance mobilisées par les femmes. Cet ouvrage s’inscrit dans ce renouvellement théorique des études féministes. L’idée de départ, qui en structure l’ensemble, est que l’émancipation passe nécessairement par la construction de collectifs. S’appuyant sur des travaux empiriques puisés dans le monde du travail, de l’action sociale et de la sphère militante, les contributions s’attachent à rendre compte des aspirations des femmes à l’autonomie, et décrivent les obstacles ainsi que les possibilités de l’émergence de collectifs, condition de l’individuation.
Dans une longue introduction, Philippe Cardon, Danièle Kergoat et Roland Pfefferkorn montrent comment cet angle d’analyse des rapports sociaux de sexe permet de repenser la problématique classique des sciences sociales de la dialectique de l’individuel et du collectif. Ils reviennent sur les conceptions de l’individu et de la modernité des « pères fondateurs ». Considérée comme un processus d’individuation et de détachement des appartenances traditionnelles qui s’est produit dans le cadre de la construction des Etats-nations, la modernité a également souvent été tenue pour automutilante. S’est donc rapidement posée la question de la réinvention des collectifs sur lesquels appuyer l’émancipation des individus. Les auteurs procèdent à une lecture critique des travaux de Robert Castel. S’ils reprennent son analyse de la décollectivisation [2] intervenue au cours des trente dernières années, laquelle se traduit par une précarisation accentuée et une fragilisation des protections, ils soulignent la nécessité de s’interroger également sur les ressources mobilisées par les individus pour résister. Ils rappellent pour cela que les conflits et les résistances ordinaires au travail, n’ont pas, contrairement à une idée reçue, diminué au cours de ces dernières années [3].
La première partie s’attache, avec deux contributions qui s’appuient sur des travaux empiriques, à « penser les rapports entre l’individuel et le collectif ». Cette question est analysée par Danièle Kergoat au travers d’une synthèse d’une partie de ses travaux. Trois exemples sont mobilisés, où elle s’interroge sur les obstacles et les conditions de l’émergence de collectifs. Le premier se fonde sur l’observation d’une mobilisation ouvrière dans une entreprise d’embouteillage d’eau minérale, regroupant une majorité d’ouvriers spécialisés et de manœuvres portugais, et un petit groupe d’ouvriers professionnels français, de mars 1967 à mars 1969. Posant le caractère hétérogène de la classe ouvrière, elle montre que c’est la dynamique entre ses groupes constitutifs qui modèle la forme de la revendication. À partir de l’étude d’un groupe d’ouvrières spécialisées, elle analyse ensuite les obstacles spécifiques à la constitution du collectif dans le cas des groupes féminins. C’est la mise en évidence d’un syllogisme implicite récurrent dans les propos des enquêtées, qui lui permet de fournir une explication à la non-émergence du collectif. Les ouvrières se représentent en effet comme un groupe traversé par une grande concurrence interindividuelle, et font de la solidarité un trait exclusif du groupe masculin. Le syllogisme « Toutes les femmes sont jalouses ; je ne suis pas jalouse ; donc je ne suis pas une femme » rend impossible dans ce cas la constitution du collectif. Danièle Kergoat démontre toutefois ensuite, dans le cas de la Coordination infirmière, les conditions de formation d’un collectif. La construction de revendications professionnelles (qui n’étaient pas d’abord salariales, mais visaient essentiellement à faire reconnaître le travail comme relevant de compétences professionnelles : « un boulot comme un autre »), a été dans ce dernier cas conditionnée par une triple rupture : par rapport à l’idée d’une vocation, par la séparation entre vie privée/vie professionnelle, et par la séparation entre rôle féminin et rôle professionnel.
Christine Mennesson propose dans le chapitre suivant une articulation entre l’approche dispositionnelle et celle des régimes de genre de Robert Connell, afin de rendre compte à la fois d’une certaine récurrence et d’une diversité irréductible dans les comportements de genre. Elle s’appuie pour cela sur une analyse comparée des configurations de genre dans deux contextes sportifs différents, la boxe « pieds-poings » et le football. Dans le premier cas, au niveau des clubs comme des instances de décision, les femmes sont en situation de mixité, bien que très minoritaires. Dans ce contexte, elles accordent une grande importance à la stylisation genrée de l’apparence corporelle et aux normes hétérosexuelles. Ce régime de genre tend à construire des formes de féminité « accentuées » ou exacerbées, bien que la seule participation des femmes à ce sport puisse déstabiliser certains stéréotypes. Dans le cas du football, la pratique des femmes se trouve au contraire relativement isolée de celle des hommes et les femmes occupent une position très marginale dans les instances fédérales. Cette socialisation en contexte de non-mixité favorise une distance à l’apparence corporelle et une relative permissivité à l’égard des pratiques homosexuelles. Toutefois, les femmes sont ici confrontées à la difficulté de se faire entendre lorsqu’elles se retrouvent dans les contextes mixtes des lieux de pouvoir. S’intéressant ensuite aux variations individuelles dans chacun de ces régimes de genre, Christine Mennesson montre comment il faut prendre en compte les socialisations antérieures aux contextes sportifs.
Consacrée aux « processus d’individuation » et aux « dynamiques identitaires », la seconde partie s’ouvre par une contribution de Blandine Veith. Elle analyse les causes de l’inaboutissement d’une recherche sur les projets de retraite de femmes migrantes anciennement ou actuellement investies dans l’espace associatif de quartier. Les interviewées ont la plupart du temps parlé de leur passé, mais en esquivant les questions de retraite. Leur individuation a été amorcée dès leur socialisation initiale dans leurs pays d’origine (au Maghreb, en Afrique noire, en Asie, aux Antilles), et leur investissement dans l’espace associatif leur a permis d’acquérir une relative autonomie financière, toutefois fragile et remise en cause par la réduction drastique des subventions publiques, qui a précipité vers l’échec beaucoup de projets. Elles se replient parfois sur une « individuation par procuration » (p.90), en favorisant celle de leurs filles, qu’elles encouragent à poursuivre leurs études supérieures ou dont elles gardent les enfants pour faciliter leur engagement professionnel. Catherine Delcroix analyse, quant à elle, les « dynamiques identitaires » de diverses générations de femmes algériennes. Elle montre comment les trois grands courants idéologiques les placent devant des injonctions contradictoires : les modernistes demandent qu’elles adaptent la tradition aux nécessités de la modernisation ; les fondamentalistes, qu’elles se soumettent à la théocratie tandis que les hyper-traditionalistes exigent qu’elles se conforment à une « tradition » (réinventée).
Consacrée aux mutations des rapports de genre au sein du monde agricole, les deux contributions de la troisième partie soulignent les avancées et les blocages de l’individuation des femmes. Annie Rieu, Sabrina Dahache et Philippe Cardon montrent comment la promotion par les pouvoirs publics d’une structure « d’exploitation de type familial » dans les années 1960 a eu pour conséquence de conférer aux seuls hommes le statut de chef d’exploitation, les femmes et les enfants étant placés sous la tutelle de ces derniers en tant « qu’aides familiaux ». Suite à la mobilisation d’agricultrices, les femmes ont acquis une certaine reconnaissance professionnelle et un statut, désormais inscrits dans la loi [4]. Les auteurs soulignent l’inscription par les femmes épouses d’agriculteur dans des trajectoires professionnelles salariées extra-agricoles. Toutefois, Philippe Cardon montre comment les inégalités entre les sexes dans l’accès au métier d’agriculteur s’expliquent par le maintien d’une endo-reproduction familiale forte en filiation masculine. Alors que le foncier est une condition de l’installation, les femmes en sont exclues. Il montre la fragilité des exploitations des femmes qui s’installent à titre individuel, les aides publiques bénéficiant surtout aux grandes exploitations, plus souvent détenues par des hommes.
Annie Rieu et Sabrina Dahache construisent trois profils d’agricultrices. Le premier est constitué des femmes qui ont connu une socialisation masculine. Celles-ci tendent à se démarquer du modèle féminin traditionnel et s’identifient au modèle masculin et à ses pratiques. Elles élaborent des stratégies de carrières habituellement associées aux hommes, limitent leurs investissements conjugaux et familiaux, mais elles sont rares à occuper des postes de responsabilité dans les structures professionnelles. Le deuxième profil est formé par les femmes qui s’engagent dans la profession agricole après avoir connu d’autres expériences dans des emplois relativement précaires (aide ménagère, cuisinière, etc.), socialisées dans la différence des sexes, et détournées de l’agriculture au profit d’un frère. Elles développent plus d’activités para-agricoles que les précédentes et adoptent des pratiques qui visent à prendre de la distance par rapport aux modèle productiviste soit par choix, soit par contrainte. Plus souvent investies dans les organisations professionnelles, elles s’inscrivent davantage dans une logique utilitaire que dans la défense d’un groupe.
La dernière partie porte sur les résistances et les démobilisations dans la sphère du travail salarié. À partir de terrains caractérisés par « un désert syndical », Stéphane Le Lay s’intéresse à la distanciation des femmes à l’égard de l’action collective. Reprenant les analyses de Norbert Elias de la pacification sur le temps long des mœurs, et du refoulement des pulsions, il montre que la configuration économico-politique actuelle favorise leur accentuation et rend difficile la mobilisation collective des femmes. S’y ajoute la prégnance d’une gestion paternaliste des conflits potentiels, et le choix de l’exit lorsque l’état du marché du travail pour le secteur considéré le permet. Enfin, il montre comment la division sexuelle du travail dans la sphère domestique et le champ militant contribue à décourager les femmes de l’engagement. En s’intéressant à la manière dont s’articulent les rapports sociaux dans le secteur de l’hôtellerie, Emmanuelle Lada montre comment les conditions pratiques d’isolement au travail des femmes de chambre et des veilleurs de nuit constituent des entraves aux mobilisations collectives. Elle met toutefois en évidence des variations significatives selon les catégories et les statuts des hôtels, ainsi qu’entre les femmes de chambre et les veilleurs de nuit (différence de l’expérience vécue de la solitude, entraves spécifiques au passage au collectif pour les femmes en raison de la charge du travail domestique). S’il s’agit la plupart du temps pour ce personnel hôtelier de « tenir », en développant des formes d’entraide informelle, le passage au collectif n’est pas totalement absent et constitue une résistance aux assignations professionnelles racisantes. José Calerόn et Xavier Dunezat, à partir de deux terrains d’enquête différents - l’industrie automobile et les mouvements sociaux- analysent les formes que prennent les rapports sociaux au sein d’espaces-temps circonscrits, qui favorisent ou au contraire entravent les mobilisations collectives. Ils montrent comment ce passage dépend fortement de la division et de l’organisation du travail. L’ouvrage se clôt par l’analyse d’un cas individuel qui permet à Yannick Le Quentrec de montrer que les rapports de domination n’empêchent pas le déploiement de la capacité d’agir des individus.