Par Igor Martinache
Étrange paradoxe des sociétés contemporaines, entrées dans ce que certains auteurs qualifient de « seconde modernité » ou « modernité avancée » [1] : alors que l’autonomie individuelle semble y avoir été érigée en fin dernière, leurs membres semblent plus que jamais en demande de guides. C’est que l’injonction paradoxale à « être soi-même », autrement dit à « choisir » sa vie est éminemment anxiogène, ainsi que l’a bien développé Alain Ehrenberg dans ses différents écrits [2]. Cela a en tous les cas servi la marchandisation très lucrative du conseil en vie personnelle, incarnée notamment par la figure des « coaches individuels » popularisés par certains programmes télévisuels [3]. Pour les franges insuffisamment solvables de la population, cette catégorie d’experts [4] décline heureusement ses conseils par écrit, dans la presse spécialisée, et, bien entendu, sous forme de livres. L’éducation des enfants semble particulièrement porteur en la matière, du fait sans doute qu’il redouble cette question du « devenir soi-même ».
Quoiqu’il en soit, cela fait maintenant bien longtemps que le créneau éditorial est investi par des psychologues de tous horizons. Il était cependant jusqu’à présent déserté par les sociologues, soucieux peut-être d’éviter un discours trop directement normatif [5]. François de Singly a cependant décidé de rompre la "règle" en publiant aujourd’hui ce petit guide à l’usage des parents. Professeur de sociologie à l’Université Paris-Descartes et directeur du Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), ce spécialiste de la famille, de l’individu [6] et de la construction de la personnalité chez l’enfant et l’« adonnaissant » [7] n’en est cependant pas tout à fait à son coup d’essai, habitué notamment des colonnes du magazine féminin « Elle ».
Reste que l’ouvrage qu’il propose cependant ici constitue un objet éditorial peu identifié dans sa forme et l’usage qu’il vise. Rejoignant d’une certaine manière la volonté d’intervention publique d’un Pierre Bourdieu [8] dans les pas duquel il s’est inscrit, du moins dans ses premiers travaux [9], François de Singly a donc choisi le terrain non pas tant politique que moral [10]. Au-delà d’une synthèse d’un certain nombre de travaux sociologiques (dont les siens) et philosophiques consacrés à la question de la « socialisation primaire », autrement dit de la construction de la personnalité durant l’enfance et l’adolescence, son intervention se veut une charge directe contre le retour d’un certain conservatisme pédagogique autoritaire, illustré entre autres par les écrits du pédo-psychiatre Aldo Naouri [11]. Un discours pédagogique qui, sous couvert de dénoncer les dérives de « l’enfant roi » et la « démission » supposée des parents, en appelle à adopter une attitude martiale excluant largement le dialogue et l’explication.
François de Singly s’inscrit donc en faux, montrant qu’il existe en quelque sorte une « troisième voie » entre l’autoritarisme sourd et aveugle et la culture d’une relation trop horizontale entre parents et enfants. Les parents d’aujourd’hui, explique-t-il, doivent se faire « voyagistes », accompagnateurs d’un « voyage-découverte », capable de fixer des cadres tout en laissant leur progéniture réaliser ses propres expériences en leur sein. Ils doivent cependant également veiller à leur fournir les ressources nécessaires, notamment affectives, en étant à l’écoute sans être envahissants. Tout est question d’équilibre à en lire De Singly : il faut être capable de développer une culture commune avec ses enfants pour leur permettre d’endosser leur rôle de « fille » ou « fils de », tout en les laissant participer seuls à leur « culture générationnelle », voire développer une identité singulière. La modestie et l’écoute apparaissent ainsi comme les vertus cardinales de ces éducateurs, et l’auteur convoque ainsi comme modèle pédagogique Joseph Jacopot, le « maître-ignorant » récemment réhabilité par Jacques Rancière [12].
Les lecteurs familiers de François de Singly n’apprendront à la vérité pas grand chose de nouveau. Parmi les nombreuses illustrations qui émaillent le texte - extraits d’entretiens, fictions romanesques ou cinématographiques, mais aussi articles de la presse dite « féminine »-, ils pourront même retrouver certains exemples chers au sociologue, comme le très riche film de Kim Rossi Stuart, Libero (2006).
Outre la gêne que pourra occasionner chez certains le caractère prescriptif de l’ouvrage, on pourra regretter la relative apesanteur sociale dans laquelle flottent les observations et remarques de l’auteur. Outre le fait que la situation socio-professionnelle des parents puisse générer toute une série de tensions entravant la réalisation de tels conseils, le rôle des autres instances de socialisation est largement laissé de côté. Tout juste est-il fait mention des travaux de Dominique Pasquier sur le fait que le rôle des pairs et des médias auraient pris l’ascendant sur la famille l’école [13]. Et en remarquant que les familles sont inégalement dotées dans les ressources économiques et culturelles qu’elles peuvent mobiliser pour supporter leurs enfants, il note sans plus de développement que « les politiques vis-à-vis de l’enfance et de la jeunesse doivent donc proposer des activités, en dehors de l’école et des politiques scolaires, pour que le temps libre soit aussi un temps de formation personnelle » (p.89). La question de l’usage inégal du temps libre constitue à n’en pas douter un thème essentiel. Sans doute n’était-ce pas tout à fait l’objet du livre de François de Singly, mais ces deux exemples incitent à penser qu’on ne peut pas tout à fait envisager l’éducation familiale sans la relier étroitement à la question scolaire - qui elle-même ne se réduit pas à la crispation parentale.
Comme l’a souligné Robert Castel dans une perspective quelque peu différente, la construction d’un individu autonome « positif » ne peut se faire sans « supports » collectifs [14]. Espérons que ce petit guide de François de Singly pourra aider certains parents à jouer leur part de ce rôle, tout en soulageant certaines de leurs angoisses.