Par Jean-François Blanchard [1]
Au moment où l’engagement et la mobilisation totale des pouvoirs publics sont fermement affirmés [2] face à la grippe A H1N1, appréhender « Comment se construisent les problèmes de santé publique » vient bien à propos. L’ouvrage dirigé et préfacé par Claude Gilbert et Emmanuel Henry revient sur un certain nombre de crises de santé publique que notre pays a connu depuis une vingtaine d’années (sida, sang contaminé, hormones de croissance, amiante...).Celles-ci font l’objet d’une étude pragmatique de 13 chercheurs appartenant à une équipe pluridisciplinaire autour du thème : « risques et définition des problèmes publics : quelles perspectives de recherche ? »
Les analyses proposées se situent dans la cohérence et la continuité des travaux antérieurs [3] qui, tout en apportant une représentation claire de la trajectoire des crises, se sont néanmoins souvent focalisés sur la publicisation [4], ou sur les pressions conduisant à mise sur agenda par l’autorité publique [5], la judiciarisation [6] Le projet est donc d’éliminer les biais inhérents à une vision partielle en s’intéressant aux conditions dans lesquelles se construit la définition du problème. Le processus de définition apparaît comme le résultat du rapport de force traversant les acteurs ou groupes d’acteurs dans une certaine configuration. Le problème et son cadrage se construisent dans la durée et dans un espace de circulation qui va du confinement (gestion par des experts) à la publicisation. Les conditions de la définition du problème de santé publique sont ici utilisées comme marqueur pour suivre et analyser le cours de l’action publique en prenant en compte toutes ses dimensions y compris celles délaissées dans les travaux antérieurs. La carrière ou la trajectoire du problème de santé s’inscrit dans une temporalité qui pourra, au gré du jeu des acteurs, le voir changer de forme et passer du confinement à l’espace public ou rester à la lisière de celui-ci.
La représentation sociale des systèmes politiques leur attribue un rôle de protection face aux risques de différentes natures (écologie, santé) et, en conséquence, les expose au risque d’une prise à partie et d’une responsabilisation dans l’espace public, voire devant les tribunaux. Il apparaît clairement que la conduite des problèmes de santé publique passe par une maîtrise de leur définition tout au long de leur trajectoire. La place des victimes, le traitement sanitaire, social, économique de leur situation s’inscrivent dans ce type de processus où leur est réservé souvent un rôle de second plan.
L’ouvrage présente les articles en 3 parties distinctes. La première partie répond pragmatiquement à la question : quand une situation donnée devient-elle un problème de santé publique ? L’exemple des radiations ionisantes sur un cursus de 30 ans, le parallèle entre la périnatalité et les infections nosocomiales (1960-1980) montrent comment le mode de définition des problèmes peut évoluer entre confinement et exposition publique. Les conditions de réappropriation par l’autorité sanitaire de la crise causée par la canicule en 2003 montrent comment la définition même du problème peut permettre de placer celui-ci sur un terrain où la puissance publique en retrouvera la maîtrise. Le cas des antennes de téléphone mobile illustre comment une situation devient un « problème de santé publique » alors qu’elle aurait pu relever d’une autre acception dans un autre champ. La définition donnée du risque routier, qui pointe le conducteur, et privilégie un indicateur de létalité sur la route occulte les autres causes (véhicule, réseau ...) et une catégorie de victime : les blessés.
La seconde partie de l’ouvrage met l’accent sur les transformations du contour des problèmes et l’évolution des définitions au gré du jeu des acteurs (lanceurs d’alerte, militants, responsables politiques, administratifs, experts [in]dépendants...). Le traitement du saturnisme infantile touchant les enfants de populations défavorisées vivant dans des logements vétustes a connu des avatars en fonction des définitions données et des scènes où il était abordé. C’est le confinement et une forme de silence social qui prévalent pour l’amiante en raison des caractères du monde social [Voir HENRY E.(2003) Du silence au scandale. Des difficultés des médias d’information à se saisir de la question de l’amiante.] qui est celui des acteurs de la santé au travail. Le placement de la question des éthers de glycol en lisière d’une zone d’accès aux spécialistes et modestement au public relève d’un déterminisme comparable. La réponse sanitaire au problème du chikungunya qui a touché l’île de la Réunion a clairement été définie comme une lutte antivectorielle (le moustique) sans véritable prise en compte des problèmes sanitaires de la population.
Enfin, la troisième partie est centrée sur les acteurs, les outils et les instruments de mesure de l’action publique. Les mesures toxicologiques effectuées aux Etats-Unis effectués dans l’armée, les administrations puis certaines entreprises ont véritablement conduit à structurer la définition et le traitement des conduites addictives sur un mode répressif. La carte des nuisances sonores en région parisienne a été essentiellement tracée en fonction de l’instrument utilisé et de son paramétrage. Les enjeux autour de la tremblante ovine ont eux aussi porté sur la maîtrise des contrôles instrumentaux et celle de leur pondération. Quant à la définition des besoins sanitaires de la population qui fonde notre planification, il apparaît à la lecture des travaux présentés que celle-ci résulte pour une large part de croyances préétablies.
L’ensemble de l’ouvrage comporte différents articles sur des thèmes très divers, très documentés et qui ont en commun de mettre en évidence que les luttes définitionnelles sont des luttes de pouvoir, le cadrage permettant de désigner les acteurs qui peuvent et doivent intervenir, de définir les solutions avec les conséquences en matière de compétence, de ressources et de responsabilité. Cette présentation se veut essentiellement pragmatique et factuelle, apportant une contribution à l’étude des questions de santé publique et permettant d’éclairer les processus qui commandent les autres catégories de problèmes publics. L’ouvrage répond à son projet, même si de multiples autres questions de santé publique auraient pu être abordées. Quant aux développements théoriques, ils ne sont ici qu’amorcés ainsi qu’il était annoncé dans l’introduction. De fait, ce travail intéressant laisse le lecteur quelque peu en attente.