Par Alain Blum [1]
Cet ouvrage apparaît comme l’aboutissement d’un long processus de
recherche consacré à l’histoire de la statistique administrative,
qui a conduit à de multiples travaux durant les 20 dernières années.
Les recensements ont été parmi les sources les plus utilisées pour
réfléchir sur les formes de représentation des populations, dans des
cadres nationaux, sur l’usage de la statistique et son caractère
formateur voir performatif, sur les relations complexes entre sciences
et pouvoir, entre administration et société. Ces recherches ont été
au cœur de la mise en avant des représentations comme formant
l’action politique, ou encore de la mise en évidence des multiples
médiateurs intervenant entre gouvernants et gouvernés.
Paul Schor nous offre ici, en réalisant cette histoire des
recensements américains de la fin du 18ème siècle à 1940, une
recherche très complète qui au-delà de l’intérêt propre de cette
étude, montre à quel point l’histoire de la statistique
administrative est une piste féconde, tant elle permet de questionner
une multitude d’aspects au cœur de la relation entre État,
serviteurs de l’État, populations, sociétés, experts et savants. En 5 parties et 20 chapitres, nous suivons les transformations des catégories du recensement, de leurs usages, des rapports complexes qui s’établissent entre statisticiens et politiques. Les premiers veulent faire de leur science et de leur expertise un atout incontournable permettant d’imposer leurs choix, ; les seconds tiennent, de façon très forte aux Etats-Unis, à éviter la perte d’autonomie et la domination de l’expert sur le politique. Nous voyons l’action de la société, qui passe par de multiples canaux, et s’empare de ces opérations régulières et singulières, inscrites dans la constitution et fondamentales dans les équilibres de pouvoir aux Etats-Unis, pour affirmer ses propres représentations de ce qu’est une population.
Le fil conducteur, essentiel et presque exclusif de ce travail, est la
transformation des catégories de descriptions des populations se
référant à la couleur, à la race. On connaît l’origine de cette
histoire : « La constitution ne distingue pas par couleur ou race,
mais en obligeant le recensement à compter à part les esclaves
[comptés pour 3/5 dans le calcul de la représentation et de
l’assiette des impôts], elle ouvrait la voie à une distinction
différente, non pas de statut mais de couleur, qui est apparue dès le
premier recensement bien qu’elle soit absente de la Constitution ».
C’est à partir de ce point de départ que se déroule toute
l’histoire de la transformation de ces catégories, de la
construction d’une nomenclature, qui va s’asseoir de plus en plus
sur la racialisation de la société à partir du milieu du 19ème
siècle. On voit ainsi se fixer définitivement la catégorie des noirs
et des mulâtres, conséquence directe de la distinction des esclaves,
et dont la dimension hétérogène, statut et couleur ou race, va
persister au-delà de ces origines. Paul Schor montre bien en effet
comment cette distinction persiste, s’élargit ensuite à d’autres
groupes de population, mais garde pourtant, tout au cours de cette
histoire, une dimension qui ne se réduit pas à un contour biologique,
mais reste un statut.
Cette histoire est alors celle de l’empilement de couches
archéologiques : l’intérêt (et la difficulté) de l’élaboration d’un recensement est qu’il s’agit d’une opération qui ne rompt pratiquement jamais avec le passé, avec le recensement qui précède, mais le modifie graduellement. Dans une interaction entre expression
sociale des différences et inertie propre à cette opération, on voit s’exprimer les revendications de groupes multiples, soucieux, car le recensement les y invite, d’être présents, représentés - mais à partir justement de ces feuillets du passé, qui orientent les catégories de revendication. La démonstration que nous en fait Paul Schor est magistrale, tant elle est précise et déroule ces transformations au fil des années.
Ces acteurs sociaux ne sont cependant pas les seuls qui soient
essentiels. Les statisticiens qui mènent les recensements apparaissent
déterminants. Ils ne sont pas simplement des professionnels, mais se
situent à la croisée de multiples et contradictoires demandes
sociales et politiques. Ils cherchent aussi à défendre leur
professionnalisme, quitte à se heurter au congrès et à jouer un
rôle politique certain. Ils se cachent souvent derrière l’argument
professionnel pour maintenir des dispositions ou pour en proposer de
nouvelles qui, pourtant, peuvent orienter assez profondément le sens
du recensement. Cet ouvrage montre ici de façon extrêmement
convaincante à quel point le bureau du recensement prend un rôle
important dans la configuration générale, de façon un peu inattendue
par rapport à la place de ce type de structure dans les institutions
américaines.
Ce livre nous oriente aussi dans bien d’autres directions : celle,
par exemple, des conséquences essentielles des chiffres une fois
publiés, utilisés dans le débat publics, même s’ils sont faux.
Ainsi, ce passionnant chapitre de l’histoire américaine (et de
l’ouvrage), « la surprenante folie des noirs libres », voit à la
fois émerger une communauté statistique américaine bien constituée,
qui cherche à affirmer son autorité, mais aussi la politisation du
débat statistique sur l’esclavage, qui va s’alimenter d’erreurs
grossières dans les résultats, fautes techniques énormes qui
conduisirent à faire penser que les noirs du nord, alors tous libres,
étaient 10 fois plus fous que les noirs du sud, alors esclaves,
entraînant un débat public très fort sur les bienfaits de
l’esclavage...
D’autres débats s’alimentent toujours des recensements, tels ceux
portant sur le « suicide de la race » face à une immigration
d’Europe orientale grandissante, montrant à quel point le
recensement peut devenir formateur d’arguments et de représentations
devenant faits et preuves. L’ouvrage nous montre à la fois ce débat
et l’émergence de la catégorie « immigré » dans les recensements
de la seconde moitié du 19ème siècle, qui aurait pu conduire à la
dispartition de la race, mais ne le fait pas et s’y conjugue.
Une direction tout aussi intéressante, et peut-être plus inattendue,
montre comment certaines innovations techniques, qui peuvent tenir à
la forme d’un questionnaire, aux méthodes de restitution et de
comptage (avec les machines à cartes perforées) , voire les
techniques de marketing développées au profit d’un marketing
ethnique, peuvent marquer l’orientation même des formulaires de
recensement et de leur usage.
Cet ouvrage est donc un aboutissement passionnant d’une histoire de
la statistique qui n’a pas fini d’offrir un regard fin sur les
sociétés du 19ème et 20ème siècles. Il s’agit d’un
aboutissement extrêmement achevé, qui nous offre une histoire très
riche d’un processus dont on connaît aujourd’hui une issue,
temporaire. Paul Schor tient avant tout avec une belle rigueur la
ligne qu’il a choisi de suivre, tout en nous faisant parcourir les
multiples recoins de la société américaine et de la relation entre
groupes, lieux de pouvoirs, lieux d’expertises, lieux politiques.
Ce livre est aussi un très bel exemple de l’établissement d’une
archéologie du savoir, ce savoir souvent mis en avant aujourd’hui
dans les débats qui touchent directement l’action politique et
scientifique contemporaine. L’exemple américain, comme exemple
accompli d’usage d’une statistique ethnique, d’une « statistique
de la diversité » comme certains le diraient aujourd’hui, est le
plus souvent manipulé sans être vu comme une étape sur un long
parcours, et surtout comme développement d’un processus constituant
« une partie de la population [...] en autre, en objet de connaissance
».
Il s’agit donc d’un livre donc très complet, précis et
passionnant ; reste malgré tout une lacune, quelque peu étonnante
après une vingtaine d’années d’études approfondies des
recensements, de leur genèse, dans de multiples pays : la faible
référence aux débats internationaux, à l’ensemble des travaux
réalisés ailleurs, comme si les Etats-Unis avaient là, une histoire
singulière, autonome, qui rien d’autres que les débats internes ne
justifiaient. Paul Schor en parle bien entendu, mais en cinq petites
pages. Cette lacune a deux composantes : d’un côté Paul Schor
semble ne pas vraiment admettre de relations fortes entre milieux
statistiques, même si il souligne que les acteurs américains du
recensement sont présents, dès 1853, au congrès international de
statistique à Bruxelles. D’un autre côté, il fait finalement peu
référence aux analyses qui ont porté sur d’autres pays, qui ont
développé ou n’ont pas développé dans les recensements, des
catégories d’analyses apparentées (par exemple l’Empire russe
puis l’URSS ou l’Empire austro-hongrois d’un côté, la France de
l’autre).
Admettons que l’auteur n’ait pas souhaité s’engager dans une
étude des conséquences de ces pratiques aux Etats-Unis sur
l’ensemble des pratiques censitaires mondiales. On est en revanche
moins convaincu par l’autonomie apparente de la dynamique
américaine, qui serait plus sensible aux débats internes. Ou tout au
moins en souhaiterions-nous une démonstration plus approfondie. Les
débats sur l’introduction de l’ethnique ou du religieux sont
nombreux au sein des congrès internationaux de statistiques ou des
divers pays, nations ou Empires. Les débats plus généraux sur les
races le sont tout autant. Mais ils existent auparavant, autant que
celui portant sur la pertinence de réaliser un recensement et sur son
usage politique. Le recensement comme opération nationale, à la
symbolique bien marquée, ne peut non plus être isolé ainsi dans le
cas américain. Simple exemple, la représentation photographique du
recensement en action est fascinante par le caractère souvent
répétitif qu’elle exprime, cette relation de confiance mais aussi
de légère domination mise en scène par un agent recenseur et ceux
qu’il interroge, des familles la plupart du temps, souvent
nombreuses. Mais, elle semble se développer en de multiples lieux,
sous de multiples déclinaisons, et il aurait été passionnant qu’on
en comprenne la nature internationale ou nationale ; d’autant qu’on
sait que les statisticiens circulaient souvent à partir du milieu du
19ème siècle. Loin d’être un monde national, ils circulaient au
sein du monde international des statisticiens, qui œuvraient pour
imposer leur représentation du monde.
Autre regret, le très court épilogue, qui évoque ce qui suit 1940.
On connaît l’intensité du débat contemporain, tout autant que
l’usage qui est fait de l’exemple américain dans le débat
français ou européen. On aurait aimé, plus qu’un épilogue, un ou
deux chapitres qui fassent vraiment le point sur ce débat (d’autant
qu’il existe de multiples travaux sur ces dernières années, qui
auraient permis de réaliser une synthèse mettant vraiment en
perspective l’actuel et le passé) et sans doute, en guise
d’épilogue, une intégration de tout ce beau travail dans la
problématique du débat qui s’est développé en France ou en Europe.
Mais ces regrets n’en montrent que mieux le caractère essentiel
de cet ouvrage, tant il traite de façon précise, riche, une question
dont les échos contemporains restent forts et font partie autant du
débat public que du débat scientifique. Il est exemplaire par sa
volonté de suivre un fil tout en le ponctuant de multiples
dérivations, exemplaire aussi comme usage d’un objet a priori simple
pour traiter de multiples questions des sciences sociales et humaines.